Lettre à Edgar Morin : « Vous qui avez pas­sé votre vie à les cher­cher et les sou­pe­ser, dites-​moi : les mots peuvent-​ils encore quelque chose ? »

Causette est par­te­naire de Lettres d’une géné­ra­tion, un site sur lequel les adolescent·es et jeunes adultes fran­co­phones sont invité·es à écrire une lettre à un des­ti­na­taire qui ne peut pas répondre. Toutes les deux semaines, Causette publie l’une de ces mis­sives. Dans ce 21ème épi­sode, c'est la créa­trice de Lettres d'une géné­ra­tion, Sarah Roubato, qui prend la plume pour écrire à Edgar Morin. Car elle en est per­sua­dée : le pen­seur qui a fêté ses cent ans le 8 juillet der­nier a un cen­te­naire der­rière lui pour éclai­rer celui qui vient.

Vous avez entre 15 et 25 ans et sou­hai­tez par­ti­ci­per au pro­jet Lettres d’une géné­ra­tion ? Écrivez-​leur par là !

260px Edgar Morin 2011 cropped
Edgar Morin © Wikicommons

"Cher Monsieur Morin, 
Encore une. Combien de lettres depuis le 8 juillet, com­bien d’hommages et com­bien de rétros­pec­tives ? Pour quelqu’un dont l’anniversaire se passe au début des vacances d’été, vous vous en sor­tez bien ! Ce doit être un jour bien étrange, ce jour comme les autres que la mathé­ma­tique humaine décrète comme extra­or­di­naire. Comme disait mon grand-​père : « Quand on te dit que tu as vingt ans, en réa­li­té tu rentres dans ta vingt-​et-​unième année. » Voici donc un an que votre cen­tième année a commencé. 

Ces der­niers jours, il y a eu beau­coup de rétros­pec­tives, de chro­niques, de repor­tages et d’émissions sur vous. Des monu­ments au vivant que vous êtes, pétri d’histoire mais réso­lu­ment dans chaque époque que vous tra­ver­sez. Moi qui ne suis qu’une voix iso­lée, je vous écris comme de l’autre côté de la chaîne. Une jeune anthro­po­logue écri­vain pis­teure de pos­sibles lève la tête vers un socio­logue phi­lo­sophe cen­te­naire qui a creu­sé quelques kilo­mètres sous les appa­rences pour cher­cher un che­min vers un autre monde. Elle lui tire la manche et lui demande : « Et main­te­nant ? Qu’est-ce qu’on fait ? »

Vous savez, quand on écrit une lettre, le des­ti­na­taire est un miroir qu’on tend à soi-​même et à son époque. J’ai peut-​être juste besoin de vous pour tendre un moment ce miroir cen­te­naire sur nous. Pour entre­voir un ins­tant ce que vos yeux qui ont tout vu nous per­mettent de voir. 

Ils ont vu les catas­trophes sous la forme d’armées qui marchent et qui roulent, qui écrasent et qui conquièrent. Et puis la catas­trophe invi­sible, qui plane au-​dessus du monde, entre deux super puis­sances qui se regardent en chiens de faïence, ou de por­ce­laine. Aujourd’hui la menace n’a pas de visage, pas de nom et pas de fron­tière. L’agonie du vivant, même plus dans le spec­tacle des oura­gans des tsu­na­mis des incen­dies, ou de la terre éven­trée. Elle se loge dans une motte de terre où il n’y a plus de vers, dans le recoin du pare-​brise où aucun insecte ne vient cogner, dans le silence d’un prin­temps endeuillé du chant des oiseaux. Dans les par­ti­cules de plas­tiques, dans les flo­cons des som­mets de moins en moins ennei­gées des mon­tagnes, et dans les nano­par­ti­cules dans l’air. Cette catas­trophe, nous n’en sommes pas seule­ment les vic­times. Nous en sommes aus­si les béné­fi­ciaires, les outils et les com­man­di­taires. C’est un rap­port à la vie, à nos besoins, au savoir, à tout ce que nous fai­sons, qui nour­rit la courbe des pro­fits des marchés.

Ils ont vu la résis­tance en action, qui ne se met­tait pas en scène. Qui ne cher­chait pas le buzz, les par­tages ni les com­men­taires. Une résis­tance des petites mains et des déci­deurs, des ordres à don­ner à trans­mettre et à exé­cu­ter. Chacun un maillon d’une chaîne où on ris­quait sa peau. Nous, nous likons, nous par­ta­geons, nous mar­chons, nous blo­quons, et cha­cun rentre chez soi.

Ils ont vu l’espérance et l’héroïsme pour défendre une cer­taine idée du monde, ou pour sau­ver sa peau. Nous avons l’espérance que nous méri­tons : dif­fuse et chan­geante, le temps d’un cor­tège et de marches qui s’arrêtent dès les vacances ou dès les pre­mières vagues de froid, vite mani­pu­lée, vite deve­nue un spec­tacle de foire média­tique. Des contre-​forces émergent, mais elles sont dis­pa­rates, cha­cune dans leur coin, cha­cune dans le je fais ma part

J’ai peur que ce monde-​ci n’attende pas. La des­truc­tion est une vieille fille, elle a de l’expérience, elle tra­vaille bien plus vite que la création.

Ils ont vu arri­ver les images dans les foyers, et d’un point de rendez-​vous, deve­nir les ten­ta­cules qui nous arrachent à ce qui nous entoure. Votre monde se tou­chait et s’écoutait autant qu’il se regar­dait. Le nôtre glisse et se pixe­lise. Toute pro­fes­sion aujourd’hui, pour exis­ter, doit pas­ser par l’image. 

Ont-​ils vu s’abîmer 

… la diver­si­té ? Vous êtes né dans un monde moins métis­sé, moins hybride, avec des fron­tières plus lisses entre peuples et com­mu­nau­tés, où chaque indi­vi­du trou­vait un cadre assez stable à son iden­ti­té. Vous avez vu les cadres écla­ter et les mou­ve­ments s’accélérer. Et pour­tant par d’autres aspects, le monde où vous avez gran­di et mûri me semble bien plus diver­si­fié que celui où je devrai vieillir. Le siècle que vous avez tra­ver­sé a été celui d’une course vers l’abondance et la vitesse. Une course qui uni­for­mise les machines que nous uti­li­sons, les vieux quar­tiers de nos villes tou­ris­tiques, les musiques qu’on nous dif­fuse. Genres lit­té­raires sur les rayons des libraires et offres artis­tiques sont réduits comme les varié­tés de céréales de fruits et de légumes dans nos assiettes. La mono­cul­ture de la pen­sée s’est éten­due comme celle de toutes nos cultures. Je me demande à quoi res­sem­ble­ra une mémoire cen­te­naire en 2021. Elle qui n’aura jamais connu un monde sans écran, sans immé­dia­te­té et sans vitesse folle. 

…la rela­tion Les humains savent-​ils encore se par­ler ? Certains craignent le trans­hu­ma­nisme. Il me semble que pour beau­coup de choses déjà, nous agis­sons comme des algo­rithmes. Quand ceux qui tra­vaillent pour nous nour­rir, pour notre san­té, notre édu­ca­tion, notre pro­tec­tion, doivent être des agents de per­for­mance éco­no­mique. Quand nos gou­ver­nants ne sont plus que des ges­tion­naires. Quand les ami­tiés s’éteignent d’un clic et que la fin des col­la­bo­ra­tions se signe dans un mes­sage res­té sans réponse. C’est une nou­velle sorte de misère, pour ceux qui ont un toit, un tra­vail, des amis de la famille, la san­té en appa­rence, qui sortent le wee­kend et vont en vacances deux fois par an. Elle ne s’évalue pas en P.I.B ni en euros gagnés par jour, ni en accès à l’éducation aux soins médi­caux ou à l’information. On ne peut en nom­mer que les symp­tômes : burn-​out, bore-​out, dépres­sion, stress, hyperactivité… 

…la com­plexi­té ? Vous avez connu le monde bipo­laire. Où il fal­lait être dans un camp ou dans l’autre, pro ou anti. Ce monde ne s’est pas effon­dré avec la chute d’un mur. À lon­gueur de jour­nées et d’émissions, on nous pré­sente les clashs, les coups de gueule, les duels. Pour nous dire qu’on ne peut être que pro­gres­siste ou réac­tion­naire, opti­miste ou pes­si­miste, euro­phile ou natio­na­liste, pour l’ouverture ou pour le repli. Pensée binaire au pays des lumières. 

…la fra­ter­ni­té ? C’est un mot qui doit réson­ner autre­ment à vos oreilles. Un état par­ta­gé où cha­cun se sent res­pon­sable des autres, conscient que chaque chose qu’il fait et qu’il ne fait pas agit sur l’ensemble. Aujourd’hui dans les mou­ve­ments sociaux, les pro­jets béné­voles ou rému­né­rés, les équipes de rédac­tion ou d’action, cha­cun est inter­chan­geable. « Qui s’en occupe ? Toi, lui ? Finalement c’est elle ? On ver­ra selon qui est là. Désolé, je dois quit­ter… » Et je me demande ce que devien­dra une socié­té où on ne peut plus rire de tout. Si je ne peux pas rire de toi, mon autre, mon conci­toyen, mon voi­sin, si pour cer­tains je dois m’autocensurer, com­ment ferons-​nous socié­té ? Car c’est en riant de tout que nous fai­sons un nous

Je parle peut-​être déjà comme un vieux grin­cheux. Mais je sais que pour déga­ger d’autres che­mins pos­sibles, il faut d’abord voir et reti­rer les pierres qui les bloquent. 

Diversité, rela­tion, com­plexi­té… c’est un lan­gage pour ceux qui marchent en dia­go­nale. Je sais que vous êtes un pen­seur du lien et des trans­ver­sales. C’est sans doute pour ça que votre pen­sée résonne pour moi, qui ai été pétrie de plu­sieurs langues et plu­sieurs cultures, et pour qui tra­ver­ser les dis­ci­plines est une seconde nature. Pas pour s’éparpiller, mais pour tra­cer une dia­go­nale de sens à tra­vers la diver­si­té de l’expérience humaine. À 19 ans, j’ai quit­té la France pour pou­voir vivre plei­ne­ment cette pos­si­bi­li­té. Depuis que je suis reve­nue, je me demande sérieu­se­ment si notre pays est capable de l’accueillir. De réin­ven­ter des récits, des modes de ren­contres, de nou­velles formes d’expression et de ges­tion, qui nous per­mettent de creu­ser à nou­veau la rela­tion, de regoû­ter à la diver­si­té et de réta­blir la com­plexi­té c’est-à-dire la nature des choses. Car le vol d’un oiseau, la forme d’une fleur ou le cri d’une baleine sont com­plexes, et pour­tant un enfant n’a besoin de rien pour les comprendre. 

Cher Monsieur Morin, nous voi­ci à nou­veau dans une période de grande incer­ti­tude. J’ai peur que le monde qui vous a vu gran­dir ait fabri­qué un être humain de moins en moins capable d’accepter l’incertitude, d’y navi­guer, de s’adapter, de bifur­quer. Préfère la cer­ti­tude de sa souf­france à l’incertitude d’un chan­ge­ment nécessaire. 

Vous qui avez pas­sé votre vie à les cher­cher et les sou­pe­ser, dites-​moi : les mots peuvent-​ils encore quelque chose ? S’il faut encore racon­ter le monde, mon­trer les forces de chan­ge­ment à l’œuvre, dévoi­ler les pos­sibles et expri­mer les poten­tiels, com­ment le faire dans les cent pro­chaines années ? Que sera la presse ? Qui encore se fera payer pour écrire ? Analyser, dénon­cer, dis­cou­rir, don­ner à voir, expli­quer, pro­po­ser, appe­ler à repen­ser la poli­tique, à remo­de­ler notre rap­port au vivant, à refon­der nos socié­tés sur de nou­velles bases… les essais et les dis­cours ne manquent pas. Ce qu’il manque, est-​ce que ce n’est pas de créer des contextes où des mots émergent des pra­tiques, de l’analyse germe une expé­ri­men­ta­tion ? Il y a tant de ponts à lan­cer par-​dessus nos habi­tudes, tant de nou­veaux espaces à inven­ter… si on nous en lais­sait seule­ment la chance. Tant de pos­sibles et tant de bar­rages. À la fin de chaque jour­née, je res­sens tou­jours la même cour­ba­ture. Je fais le grand écart, entre enthou­siasme et déses­pé­rance. J’ai l’espoir qui boite encore pour les cent pro­chaines années."

Lettres d'une géné­ra­tion, épi­sode 20 l Lettre à l'éléphante Écho : mar­cher pour ne pas mourir

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés