Kidnappées en août 2014 en Irak par le groupe État islamique pour être faites « esclaves sexuelles » en Syrie, des centaines de femmes yézidies ont depuis recouvré leur liberté. Mais le retour de certaines de ces survivantes n’est accepté par leur communauté qu’à une seule condition : qu’elles abandonnent leurs enfants né·es de viol.
Nord-est de la Syrie, dans un foyer d’accueil géré par les forces kurdes. Une panne de courant a plongé la pièce dans le noir. Malgré les flammes qui jaillissent d’un poêle, le visage de Layla* est comme englouti par la nuit. Il reste sa voix douce. « J’ai tant souffert, j’ai eu une vie si difficile, alors je n’ai plus peur de rien. Mais je ne veux pas abandonner mes enfants. Les perdre est ma seule crainte. » Un générateur gronde et une ampoule étincelle enfin pour révéler ses traits fins encadrés d’un voile gris. Son fils de 4 ans est agrippé à sa robe léopard tandis que sa fille aînée joue aux jeux vidéo avec des amis. « Je ne peux pas laisser mes enfants ici. Je les aime et je ne les considère pas comme des enfants de Daech, ils ne sont coupables de rien, insiste leur mère en les caressant du regard. Ils ont déjà oublié leur père. »
Layla sourit beaucoup alors qu’elle raconte l’enfer. Cette yézidie n’avait que 17 ans lorsque les hordes du groupe État islamique (EI) ont pris d’assaut son village natal de Kocho, près du mont Sinjar, dans le nord de l’Irak, lors d’une série d’attaques à l’été 2014, qui, selon les Nations unies, pourraient constituer un génocide. Communauté ancestrale qui puise une partie de ses croyances dans les religions préislamiques de la Perse antique, les yézidi·es vénèrent Melek Taus, « l’ange paon », figure centrale de leur culte. Mais les djihadistes voient en lui un équivalent de Satan. Considéré·es par eux comme des « adorateur·rices du diable » et des idolâtres, les yézidi·es du mont Sinjar, principal foyer de cette minorité ethnoreligieuse, furent décimé·es lors de la percée de l’EI. Les milliers de personnes qui n’avaient pas réussi à fuir ont été, selon leur sexe et leur âge, converties de force à l’Islam, vendues comme esclaves sexuelles, enrôlées dans des camps d’entraînement, faites prisonnières ou exécutées puis jetées dans des charniers.

Après son enlèvement, Layla est achetée par un combattant irakien nommé Ahmed Saleh, avec lequel elle est forcée d’avoir deux enfants. Ses cinq ans de captivité s’achèvent dans la bourgade syrienne de Baghouz, ultime réduit du « califat » où les djihadistes ont livré leur baroud d’honneur en mars 2019. Des dizaines de milliers d’hommes, femmes et enfants liés à l’EI sont alors arrêté·es par les forces kurdes et envoyé·es en prison ou dans le camp d’Al-Hol, dont des centaines d’esclaves yézidi·es, que leurs tortionnaires avaient emmené·es avec eux dans leur fuite. C’est là que Layla et ses enfants furent retrouvé·es par les forces kurdes, un an et demi plus tard, avant d’en être exfiltré·es et d’être mis·es en sécurité dans un foyer d’accueil.
« Ils ont donné mon prix au micro »
Jihane*, 30 ans
Ça aurait dû être la fin de leur calvaire ; ce sera le début d’un nouveau chemin de croix. « J’aimerais rentrer à Sinjar, mais ma famille n’accepte pas ma fille et mon fils, car ils les considèrent comme les enfants de leurs ennemis », murmure-t-elle. Le dogme religieux stipule que seuls les enfants né·es de deux parents yézidis peuvent être considéré·es comme appartenant à la communauté. Ceux qui ont du « sang de Daech », dont le nombre est estimé à quelques centaines par les humanitaires et responsables locaux, sont des parias. C’est le choix cornélien auquel sont confrontées les mères yézidies : abandonner leurs enfants né·es de viol ou être bannies à jamais par leur propre communauté. Libéré·es du joug de l’État islamique mais prisonnier·ères des tabous de leur société conservatrice, Layla et ses enfants vivent désormais avec une autre famille de rescapé·es dans le nord-est de la Syrie, dans ce foyer[…]