Ariane Ascaride : « Gisèle Halimi était d’un cou­rage incroyable »

Elle irra­die tel­le­ment sur les planches de la Scala à Paris dans la peau de Gisèle Halimi que la pièce Une farouche liber­té, adap­tée du der­nier entre­tien que la mythique avo­cate a don­né avant sa mort, est pro­lon­gée jusqu’en avril. Ariane Ascaride y incarne une figure dont les enga­ge­ments résonnent en elle, « femme de gauche », répète-​t-​elle : défendre les femmes, les pauvres, les vic­times de la colo­ni­sa­tion. Des com­bats que l’actrice mène depuis tou­jours, sans fin, épui­sants, mais heureux !

Causette : Quel lien entreteniez-​vous avec la figure de Gisèle Halimi avant de l’interpréter ?
Ariane Ascaride :
 Je n’avais pas d’attachement par­ti­cu­lier à elle parce que je pense que Gisèle Halimi a tout fait pour pas­ser pour une grande bour­geoise. Les che­veux, la manière de par­ler… elle a tout adap­té. Cela demande un tra­vail incroyable ! Moi, j’avais l’accent du Sud. Je n’ai pas eu ce truc de vou­loir pas­ser pour une bour­geoise. Ça tient peut-​être à mon phy­sique. Elle, elle était grande, fine, élé­gante. Moi, je suis par­tie dans un autre sens. Mais c’est quelque chose qui me touche pro­fon­dé­ment parce que je connais, je comprends.

Quelle part de l’engagement de Gisèle Halimi admirez-​vous le plus ? 
A. A. : Ce qu’elle a fait dans le cadre de la guerre d’Algérie. On ne mesure pas ce que son enga­ge­ment vou­lait dire. Elle était d’un cou­rage incroyable. Quand tu penses que dans les années 1960, elle défen­dait des membres du Front de libé­ra­tion natio­nale (FLN) ! On la trai­tait de « pute à bicot ». Comme on l’entend dire pen­dant le spec­tacle, elle a vou­lu être avo­cate pour SE défendre d’abord. Elle dit qu’elle va se battre avec les mots. Elle décide de défendre une jeune femme, Djamila Boupacha 1, pour lui évi­ter la peine de mort. Gisèle Halimi part au com­bat non seule­ment enétantunefemme–orilyatrèspeu d’avocates pen­dant la guerre d’Algérie –, mais en ayant aus­si des enfants petits. Elle joue sa vie pour elle ! Car pour ça, elle se retrouve en pri­son et court le risque d’être fusillée par les Français. Elle qui adore la France, la lit­té­ra­ture fran­çaise, la loi fran­çaise… Je pense que c’est pré­ci­sé­ment parce qu’elle a vécu ça qu’elle a pu, ensuite, faire le pro­cès de Bobigny en 1972. Elle n’a pas eu peur parce que l’Algérie lui a don­né la force pour se faire cra­cher des­sus, se faire trai­ter de pute, de monstre, de salope. À Bobigny, il y avait les filles : Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig. En Algérie, il n’y avait personne.

« Il est fon­da­men­tal de désobéir. »

Quand la loi n’est pas res­pec­table, Gisèle Halimi ne la res­pecte pas. C’est pour­quoi elle a d’ailleurs eu du mal à prê­ter ser­ment, à jurer qu’elle hono­re­rait les tri­bu­naux… Aujourd’hui, à quoi faut-​il déso­béir ?
A. A. : Il est fon­da­men­tal de déso­béir. Mais il ne faut pas déso­béir n’importe com­ment. Il ne s’agit pas de cher­cher à être ori­gi­nal. La vraie déso­béis­sance est une déso­béis­sance poli­tique, idéo­lo­gique. Au départ, pour Gisèle Halimi, c’est même une déso­béis­sance sen­sible. Elle ne com­prend pas, enfant, pour­quoi il faut se taire quand on est une fille. C’est un truc que je com­prends très bien. Si tu subis le quo­ti­dien, c’est parce que tu ne l’as pas ouvert à un moment don­né. Si tout le monde se met à par­ler, on n’a plus besoin de cou­rage parce qu’on devient vache­ment plus nom­breux que ceux qui se taisent.

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Philippine Pierre-​Brossolette et Ariane Ascaride sur scène
©Thomas O'brien

Philippine Pierre-​Brossolette, qui incarne Gisèle Halimi en duo avec vous, est à l’origine de cette pièce. Comment s’est déve­lop­pée votre col­la­bo­ra­tion ?
A. A. : Si j’ai fait ce spec­tacle avec elle, c’est parce qu’on est liées par un moment de vie et de mort très fort sur­ve­nu dans notre entou­rage, que je ne déve­lop­pe­rai pas. Quand Philippine m’a pro­po­sé de jouer la pièce avec elle, je pense que j’ai accep­té pour ça. C’est mon côté napo­li­tain : la vie passe avant tout ! Au début, Philippine avait une com­pré­hen­sion très intel­lec­tuelle de la pièce. Il fal­lait qu’ensemble, nous arri­vions à ne sur­tout pas « his­to­ri­ci­ser » la chose. Je suis exi­geante. Des fois même, un peu pète-​sec. C’est un grand défaut. Mais on y est arri­vées. J’adore la regar­der jouer.

« Pour que toute femme entre au Panthéon, il faut se mobi­li­ser, car cela amène une résistance »

Le gou­ver­ne­ment n’a pas répon­du à la demande popu­laire qui sou­hai­tait pan­théo­ni­ser Gisèle Halimi. Comment le vivez-​vous ?
A. A. : 
Il faut se mettre en colère. On entend sans cesse « elle était une for­mi­dable avo­cate ». Mais de là à la mettre au Panthéon, je pense qu’il y a encore une grande dis­tance. De toute façon, pour que toute femme entre au Panthéon, il faut se mobi­li­ser, car cela amène une résis­tance. C’était une grande gueule, Gisèle… Il y a des tas de milieux dans les­quels ça ne passe pas. C’est pour ça qu’il ne faut jamais arrê­ter le tra­vail sur les consciences.

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Vous dites par­ta­ger une culture fami­liale avec Gisèle Halimi. Sa famille était tuni­sienne, votre père ita­lien et votre mère pro­ven­çale. Toutes deux, petites, vous avez dû appor­ter le café au lit à vos frères… On vous refu­sait le droit de regar­der par la fenêtre. On a refu­sé à Gisèle Halimi le droit d’étudier : elle a dû trou­ver une bourse elle-​même. Et vous avez toutes deux réus­si avec brio, et dû gérer votre suc­cès. Comment s’émancipe-t-on de ce sché­ma patriar­cal ?
A. A. : J’ai été chan­ceuse d’avoir ce caractère-​là. J’étais une fille un peu ratée : ce qu’on appelle un « gar­çon man­qué ». Quand mes parents m’ont fait cou­per les che­veux et qu’on me pre­nait pour un « minot » dans la rue, la vie était tel­le­ment mieux, j’étais libre ! D’un coup, tu peux cou­rir, grim­per aux arbres. Ça s’est joué comme ça. Puis, la suite, Gisèle Halimi la résume. Elle explique que le com­bat est une dyna­mique. Si on arrête, on dégrin­gole. La lutte, c’est du lun­di au lun­di. C’est l’endurance du cou­reur de fond. J’ai beau­coup de res­pect pour elle car elle n’a jamais ces­sé de par­ler. C’est très, très, très fati­gant. Moi, on me dit sou­vent « c’est for­mi­dable, conti­nuez à par­ler ». OK, mais qui vient avec moi ? Il y a Corinne Masiero. Elle et moi, on n’est pas élé­gantes, pas bour­geoises et on parle dans un métier où 95 % de la popu­la­tion est bour­geoise. Quand je parle pour faire bou­ger les lignes, on me dit que j’agresse, alors que je ne fais que par­ler ! J’ai juste envie de dire : je vous en sup­plie, c’est dur, mais c’est tel­le­ment plus heu­reux, le combat !

« Je suis la fille d’une femme qui n’a rien pu réa­li­ser de ce dont elle avait pu rêver. »

La pièce débute en évo­quant l’un des trau­ma­tismes de la vie de Gisèle Halimi : son non-​lien avec sa mère, qui ne l’a pas aimée. Quel était votre rap­port avec la vôtre ? On connaît plu­tôt votre rap­port avec votre père…
A. A. : Mon père était sédui­sant, mais vrai­ment infer­nal. Il avait un rap­port à moi très aimant, mais en poin­tillé. Ma mère, elle, se tapait tout. Et je pense que j’ai beau­coup pris ma mère en charge. Dans le Sud des années 1960, une femme, ça n’allait pas au ciné­ma toute seule, ni au café seule. Je suis la fille d’une femme qui n’a rien pu réa­li­ser de ce dont elle avait pu rêver. Ma mère était une très bonne élève qu’on a mise au tra­vail à 15 ans parce que son père – un vrai per­son­nage anarcho-​syndicaliste – met­tait en grève chaque endroit où il allait tra­vailler et finis­sait donc viré. Elle était très forte. Elle s’est mariée avec un mec qu’elle aimait comme une folle, qui la trom­pait roya­le­ment. Elle a vécu dix ans dans une mai­son oùelle fai­sait à man­ger midi et soir à cet homme qui ne lui par­lait pas, tout en tra­vaillant comme une malade. Mais elle n’a jamais trou­vé d’amant. Ça n’était pas pos­sible. Parce que c’est dans les milieux popu­laires que l’idéologie pèse le plus. Qu’est-ce que mon père me disait quand j’étais petite fille ? « Ta vir­gi­ni­té, c’est ton hon­neur. Parce qu’on n’a rien. Tu n’as que ça. » Ma mère, son hon­neur, c’était de ne pas être une femme avec des amants.

Vous-​même, quelle mère avez-​vous été pour vos deux filles ?
A. A. : 
J’ai été une mère exi­geante. Je pense que je les ai fait chier. Sur l’école notam­ment. Mais c’est bien car elles se sont bien défen­dues. Il y avait des valeurs avec les­quelles il ne fal­lait pas rigoler.

« Mes filles, elles ne lâchent rien. Elles en arrivent à dire que ça n’est pas pos­sible de vivre avec un homme. »

Lesquelles ?
A. A. : L’Autre. L’Autre existe. L’Autre est impor­tant. On ne vit pas seul. Si tu tombes face à un con, évi­dem­ment, tu l’envoies chier, mais au départ, jamais de mépris. Jamais de cynisme. Le cynisme, c’est mourir.

Partagez-​vous la même vision du fémi­nisme que vos filles ?
A. A. :
 Quand on arrive à mon âge, on fait plus faci­le­ment des com­pro­mis. J’ai ten­dance à répé­ter que pour les gar­çons, c’est dif­fi­cile. Je pense qu’ils ne com­prennent rien de ce qui leur arrive ! Parce qu’on leur a mal racon­té ce qu’on a vécu dans les années 1970. Parce que, entre Gisèle Halimi et main­te­nant, il y a eu un trou où le dis­cours fémi­niste était un fémi­nisme de comp­toir, un truc mon­dain ou un peu ins­ti­tu­tion­nel. Mes filles, elles ne lâchent rien. Elles en arrivent à dire que ça n’est pas pos­sible de vivre avec un homme. Ils sont « imma­tures ». C’est le mot que j’entends tout le temps. Et c’est vrai.

« Je suis per­sua­dée que c’est en par­tant des petites choses qu’on peut trans­for­mer la socié­té petit à petit et que ça va aider les mecs, aus­si, à la fin. »

Vous, que voudriez-​vous dire aux hommes ?
A. A. :
 Il faut qu’ils fassent des efforts, mais ça n’est pas en leur gueu­lant des­sus qu’ils vont en faire. Il faut un dis­cours construit. Sinon c’est comme dire à un enfant « range ta chambre ». Au bout de trois jours, il va refoutre du bor­del ! Il faut leur expli­quer ce qu’on t’injecte dans la tête dès la petite enfance : le fait qu’une petite fille doit faire ses devoirs et aider sa maman et faire ceci et faire cela en même temps. Bref, même si ce n’est pas une expres­sion que j’affectionne par­ti­cu­liè­re­ment : la charge mentale.

N’est-ce pas un poids de plus sur les épaules des femmes ?
A. A. : L’engagement, soit tu le prends, soit tu ne le prends pas. Je n’ai pas à juger ton choix. Mais si tu le prends, il ne faut jamais s’attendre à ce qu’on te dise merci.

Comment est née votre conscience fémi­niste et com­ment la définiriez-​vous ?
A. A. : 
Dans le spec­tacle, Gisèle Halimi dit que quand elle était petite, elle res­sen­tait une immense per­plexi­té face à la dif­fé­rence de trai­te­ment entre elle et les gar­çons, notam­ment ses frères. Que ça ne fai­sait pas sens. Eh bien voi­là, c’est tout !

« Peut-​être que les gens ont une faci­li­té à m’aborder jus­te­ment parce que je ne suis pas inat­tei­gnable, pas un canon de beau­té, pas évanescente. »

Gisèle Halimi est en quelque sorte l’une des pre­mières fémi­nistes inter­sec­tion­nelles à croi­ser dif­fé­rentes luttes – déco­lo­niale, fémi­niste – dans ses com­bats. Vous reconnaissez-​vous dans cette concep­tion des choses ? A. A. : Complètement. Je suis per­sua­dée que c’est en par­tant des petites choses – en défen­dant le cas d’UNE femme, comme elle l’a fait avec Djamila Boupacha – qu’on peut trans­for­mer la socié­té petit à petit et que ça va aider les mecs, aus­si, à la fin. C’est comme cette élue chez les Insoumis, Rachel Keke [dépu­tée du Val-​de-​Marne élue en 2022, ndlr], qui était femme de ménage. On dit, « elle s’exprime pas bien ». Vous savez com­bien de temps elle a fait grève, cette femme 2 ? Tout ce qu’elle se prend dans la tronche ? Il faut être cos­taud ! Et en plus, elle a la res­pon­sa­bi­li­té d’être un sym­bole. Elle n’a pas le droit au faux pas, alors que c’est néces­saire, pour respirer.

Quel est le plus grand obs­tacle que vous avez eu à enjam­ber tout
au long de votre par­cours de vie ? 

A. A. : Moi-​même. Je ne cor­res­pon­dais à aucun canon du métier que j’ai choi­si. Je n’avais pas le phy­sique qui allait. J’ai une grande gueule. Pendant vingt ans, avant Marius et Jeannette [pour lequel elle a reçu le César de la meilleure actrice en 1998], on m’a dit que j’étais aty­pique. Il y a un immense met­teur en scène dont je tai­rai le nom, qui m’a dit des choses extra­or­di­naires le jour de l’audition. Je n’ai pas tra­vaillé avec lui parce que son assis­tant m’a rap­pe­lée, en me disant que je n’étais pas « son fan­tasme sexuel ». Je suis res­tée dans mon cana­pé deux mois, en boule. Voilà ce que c’est, être refu­sée en tant que per­sonne. C’est en tra­vaillant comme une malade et grâce au public, qui est venu dans les salles, que j’ai pu me sor­tir de ça. Peut-​être que les gens ont une faci­li­té à m’aborder jus­te­ment parce que je ne suis pas inat­tei­gnable, pas un canon de beau­té, pas éva­nes­cente. Mais ça n’est pas quelque chose que j’ai décidé.

« Au début du ciné­ma, il y avait déjà des filles, hein ! »

Comment avez-​vous vécu #MeToo : comme une révo­lu­tion dans le milieu du ciné­ma ou comme un échec ?
A. A. : Comme d’habitude, ça a fait « boum!»puis«plouf…».Vous en enten­dez par­ler du mou­ve­ment #MeToo dans le ciné­ma fran­çais en ce moment, vous ? Non ! OK, les choses ont un peu bou­gé. Mais je ne suis pas sûre que ce soit le mou­ve­ment #MeToo qui ait chan­gé les choses. C’est le fait qu’il y a, depuis une ving­taine d’années, beau­coup de réa­li­sa­trices. Pour une grande par­tie, elles ont modi­fié l’image des per­son­nages fémi­nins à l’intérieur des films. À l’intérieur des équipes aus­si, ça évo­lue. Avant, les filles, elles étaient coif­feuses, maquilleuses, scriptes et habilleuses. Cet été, j’ai fait un film avec des filles machi­nos, élec­tros… ça n’est plus la même ambiance !

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Qui sont les pion­nières aux­quelles vous pen­sez ?
A. A. :
 Céline Sciamma, Dominique Cabrera, Claire Denis, Jane Campion… Mais j’en oublie. Je suis nulle en noms. Au début du ciné­ma, il y avait déjà des filles, hein ! Je pense à une femme géniale dans les années cin­quante : Ida Lupino, qui a fait des films magni­fiques aux États-​Unis. Qui le sait, ça ?

« 0n est plus intel­li­gent à plu­sieurs que tout seul »

Vous dites avoir gran­di au son des chœurs de l’Armée rouge. Votre conscience poli­tique vient-​elle de là ?
A. A. : J’ai été éle­vée en enten­dant que « l’Union sovié­tique, c’est génial ». Ces chœurs de l’Armée rouge me fai­saient vibrer. C’est fait pour ça, c’est mar­tial, enga­geant. Mais ça rap­pelle une chose : on est plus intel­li­gent à plu­sieurs que tout seul. Et l’obligation de faire gaffe à l’autre. Pourquoi l’autre serait-​il tou­jours un enne­mi ? C’est fon­da­men­tal pour moi. Quand je serai morte, je veux que les gens disent « c’était une femme de gauche ». Je vais dire un truc qui va vous faire sau­ter en l’air : c’est tel­le­ment beau, les idées com­mu­nistes. Il faut relire la poé­sie de Pier Paolo Pasolini. On n’a jamais vécu le com­mu­nisme et on n’est pas près de le vivre, mais ça vaut le coup de conti­nuer à croire à cette idée. Il faut conti­nuer à être utopiste.

On com­prend pour­quoi vous avez chan­té un chant com­mu­niste lorsque vous avez reçu le prix d’interprétation de la Mostra de Venise pour Gloria Mundi, en 2019…
A. A. : C’était à la confé­rence de presse. J’ai chan­té l’hymne du Parti com­mu­niste ita­lien : Bandiera Rossa. Ça a jeté un froid dans la salle… ! J’ai vu tous les jour­na­listes se gélifier.

« On est en train de s’habituer à ce qu’il y ait des gens qui meurent en mer. »

Vous avez dédié ce prix aux migrants morts en mer, « ceux qui vivent pour l’éternité au fond de la Méditerranée ». En 2023, qu’avez-vous envie de dire ? 
A. A. : Comme dit Simone de Beauvoir, ce qu’il y a de plus scan­da­leux dans le scan­dale, c’est qu’on s’y habi­tue. On est en train de s’habituer à ce qu’il y ait des gens qui meurent en mer. Voilà. Ce soir, je vais lire des textes pour SOS Méditerranée. C’est dif­fi­cile pour eux aus­si ! Quand un bateau comme l’Ocean Viking reste en mer pen­dant trois semaines [en novembre], qu’il finit par être accueilli à Toulon, hop, immé­dia­te­ment, on entend des hor­reurs. Personne ne mesure ce que c’est que de par­tir. Il faut arrê­ter les zem­mou­riens et les autres, parce qu’avec le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, les gens vont encore plus cre­ver, donc évi­dem­ment qu’ils vont venir. C’est là que l’humanité, par moments, me rend folle.

Comment la mar­raine du Secours popu­laire que vous êtes, et l’habitante de Seine-​Saint-​Denis – dépar­te­ment sou­vent qua­li­fié de « plus pauvre de France » – que vous êtes éga­le­ment, intègre-​t-​elle la lutte contre les inéga­li­tés à sa vie ? 
A. A. : Je n’intègre pas ces com­bats à ma vie. Ils la com­posent. Laissez-​moi vous racon­ter un truc. Pendant le confi­ne­ment, j’ai été très malade. Covid puis pneu­mo­nie. Mon tou­bib m’a dit de ne pas bou­ger. Je ne pou­vais donc pas faire les banques ali­men­taires du Secours popu­laire. À la place, ils m’ont don­né une liste de numé­ros de télé­phone de per­sonnes âgées. J’appelais les gens pour deman­der com­ment ça allait. Je fai­sais ça tous les après-​midi. C’est l’une des plus grandes leçons que j’ai reçues de ma vie. C’était EUX qui me remon­taient le moral ! Les per­sonnes âgées sont net­te­ment plus dyna­miques que ce qu’on croit. Elles ont énor­mé­ment – mais énor­mé­ment – de choses à racon­ter et à nous apprendre. Elles t’aident à faire la part des choses. On n’avait pas de masque, rien, ils me disaient « ben oui, je vais aller faire les courses, que voulez-​vous ma p’tite dame, il faut bien man­ger. Bon et sinon, vous, com­ment allez-​vous ? » Je ne remer­cie­rai jamais assez le Secours popu­laire de m’avoir per­mis de faire ça.

« Moi, quand je suis arri­vée à Paris en tant que jeune fille au pair dans le VII arron­dis­se­ment, j’ai eu peur : y’avait que des Blancs et des bour­geois ! Je ne com­pre­nais rien. »

Marseille appa­raît comme la ville de votre vie, notam­ment parce qu’elle est mixte, contrai­re­ment à Paris. Cette mixi­té vous semble-​t-​elle en dan­ger ? 
A. A. : J’espère que non. Parce que le centre-​ville de Marseille est habi­té par une popu­la­tion pauvre. C’est la seule ville de France où c’est comme ça. Et où on essaie par tous les moyens de les faire par­tir. Moi, quand je suis arri­vée à Paris en tant que jeune fille au pair dans le VII arron­dis­se­ment, j’ai eu peur : y’avait que des Blancs et des bour­geois ! Je ne com­pre­nais rien.

L’un des com­bats impor­tants pour vous est le sou­tien à l’Arménie. Comment êtes-​vous tom­bée amou­reuse de ce pays et quel mes­sage voudriez-​vous pas­ser à son sujet ?
A. A. : C’est un tout petit pays qui n’a rien : pas de matière pre­mière, rien. La pre­mière fois, je ne vou­lais abso­lu­ment pas y aller. Je l’ai fait car une asso­cia­tion avait réno­vé un ciné­ma et fai­sait une rétros­pec­tive des films de Robert [Guédiguian, son mari]. C’était il y a vingt ans. Je suis tom­bée amou­reuse de ce pays parce qu’il y avait de la mélan­co­lie. Et la manière dont les Arméniens nous ont reçus m’a bou­le­ver­sée. En ce moment, il y a cette guerre avec l’Azerbaïdjan [les deux pays sont en conflit depuis 2020]. Ils n’ont rien pour se défendre. Pas de chaus­sures. Ce sont les mômes qui meurent. Ils font des trous dans la mon­tagne comme en 14–18. Les autres, eux, ont des drones. Et ils sont sous influence de la Turquie, qui veut que les Arméniens dis­pa­raissent… Donc nous, on envoie des chaus­sures, des gilets pare-balles…

« Il faut être sin­cère : la célé­bri­té m’a aidée à dire non. »

Avec quel qua­li­fi­ca­tif préféreriez-​vous que l’on vous désigne : résis­tante, fémi­niste, enga­gée ?
A. A. :
 Citoyenne. Parce que ça englobe tout ça. Quand t’es citoyenne, t’es enga­gée, tu résistes à des choses, et effec­ti­ve­ment tu résistes au fait qu’on emmerde les filles. La cité, elle est à toi. Faut jamais l’oublier. On passe son temps à nous faire croire que c’est pas vrai.

Quelles autres femmes auriez-​vous envie de célé­brer à l’avenir ?
A. A. :
 Germaine Tillion. Elle est incroyable. Imaginez : elle a 22 ans. Elle s’en va en Algérie toute seule en tant qu’ethnologue-anthropologue. Elle y vit presque deux ans [de 1934 à 1936] avec des ber­gers. Ensuite, elle devient résis­tante pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Elle se retrouve à Ravensbrück. Et là, elle écrit une opé­rette à par­tir des poèmes et scènes de Molière qu’elle connais­sait par cœur et, comme elle voit tout le monde dépé­rir, elle la fait jouer à ses cama­rades de bloc, à l’intérieur du camp de concen­tra­tion. Elle raconte leur quo­ti­dien sur des airs d’opérette qu’on connaît. Elle a vécu jusqu’à 100 ans. Pendant des années, je me disais, il faut que j’aille son­ner à sa porte. Je n’ai jamais osé.

Et vous, avez-​vous tou­jours su dire non ?
A. A. : Absolument pas. C’est mon para­doxe : j’affirme des tas de trucs, mais il m’est dif­fi­cile de dire non. Il faut être sin­cère : la célé­bri­té m’a aidée à dire non. Parce que d’un coup, j’avais la recon­nais­sance. Beaucoup de gens ont ce pro­blème de reconnaissance.

Gisèle Halimi. Une farouche liber­té, mise en scène de Léna Paugam, avec Ariane Ascaride et Philippine Pierre-​Brossolette. À la Scala (Paris X ) jusqu’au 21 décembre les mar­dis et mer­cre­dis à 19 h 30, du 15 jan­vier au 2 avril le dimanche à 18 h 30. À la Scala Provence-​Avignon en juillet lors du Festival d’Avignon.

1. Djamila Boupacha est une mili­tante du FLN arrê­tée en 1960 pour une ten­ta­tive d’attentat à Alger, tor­tu­rée et vio­lée par des mili­taires fran­çais pour obte­nir ses aveux.
2. La grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles (Paris) a duré 22 mois (2019−2021).

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