Il y a cinquante ans s’est déroulé l’un des procès les plus retentissants et déterminants dans l’âpre conquête des droits des femmes. Alors que le Sénat vient de rejeter hier la proposition d’inscrire le droit à l'IVG et à la contraception dans la Constitution, portée par l'écologiste Mélanie Vogel, que reste-t-il aujourd’hui de ce procès historique ?
Le 11 octobre 1972, s’ouvrait le procès dit de Bobigny. Celui d’une jeune fille victime de viol, mais présente pourtant sur le banc des accusés. Devant le tribunal pour enfants, Marie-Claire Chevalier, 17 ans, comparaît en effet, ce jour-là et pendant deux mois, pour avoir clandestinement avorté à la suite d’un viol. Le procès est aussi celui de quatre autres femmes – dont la mère de Marie-Claire – poursuivies pour l’avoir aidé. Les cinq accusées sont défendues par l’avocate de renom et militante engagée pour le droit à l’avortement, Gisèle Halimi.
Car l’affaire se transforme rapidement en une véritable tribune contre l’interdiction de l’avortement. Dans la France des années 70, seules les femmes qui ont les moyens peuvent avorter à l'étranger, les plus précaires comme Marie-Claire Chevalier doivent se résoudre à prendre de gros risques en avortant dans la clandestinité avec des conditions sanitaires bien souvent désastreuses. Le procès, abondamment couvert par les médias de l’époque, soulève ces inégalités et amplifie la mobilisation pour le droit à l’avortement. Une mobilisation qui monte en puissance depuis quelques années déjà, portée notamment par les féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF).
Un procès historique pour les droits des femmes
Grâce en partie à une plaidoirie qui fera date, Gisèle Halimi parvient à obtenir la relaxe de Marie-Claire Chevalier et de deux prévenues, ainsi que du sursis pour les deux autres – elles encouraient jusqu’à cinq ans de prison. Le retentissement médiatique, sociétal et politique du procès de 1972 a révélé le changement progressif des mentalités en France et ouvert la voie à l’accès à l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Deux ans plus tard, le Parlement adopte la loi Veil qui légalise l’IVG.
Cinquante ans après son ouverture au tribunal pour enfants de Bobigny et alors que le droit à l’avortement est sans cesse remis en question dans le monde, que reste-t-il de ce procès et de ce combat pour l'avortement ? Khadija Azougach, avocate spécialiste des violences faites aux femmes revient pour Causette sur ces répercussions. Un procès particulièrement symbolique pour elle puisque l’avocate défend depuis le 11 octobre dernier, devant la Cour d'assises de Bobigny, une jeune femme de 24 ans, victime de viols par son beau-père de ses 11 à 22 ans.
Causette : Quelles ont été, selon vous, les répercussions de ce procès historique ?
Khadija Azougach : Au-delà d’avoir ouvert la voie à la loi sur l’accès à l’avortement, le procès de Bobigny a été l’expression même de ce que doit être la justice. En relaxant Marie-Claire Chevalier, les juges ont démontré que la justice avait sa place dans le droit. Qu’elle peut se mettre en adéquation avec la société et ses évolutions. En cela, on peut dire qu’elle a été exemplaire.
C’était un procès politique également ?
K.A. : Évidemment. Gisèle Halimi a rappelé à la cour et à la société que ce n’était pas possible que Marie-Claire Chevalier soit sur le banc des accusés, que sa place était de l’autre côté, sur celui des victimes. Elle a aussi rappelé que la société était responsable de cela, car nos lois de l’époque n’étaient pas conformes aux droits des femmes à disposer librement de leurs corps. Ce qui a entraîné, on le sait, la loi de 1975. Le procès de Bobigny symbolise pour moi la justice qui a pu faire avancer la loi et la société sur les droits des femmes.
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Le procès de Marie-Claire Chevalier s’est tenu à huis-clos, mais son histoire a raisonné massivement en France. C’était une forme de #Metoo avant l’heure ?
K.A. : Oui, pour moi, c’était complètement #MeToo avant #MeToo. En disant publiquement, « j’ai été violée, je suis tombée enceinte et je ne voulais pas de cet enfant », Marie-Claire Chevalier a permis une libération de la parole des victimes de violences. Il ne faut pas oublier non plus que l’année précédente 343 femmes avaient signé le manifeste pour l’avortement [dans le Nouvel Obs, dans lequel elles révélaient publiquement avoir avorté, ndlr]. C’était fort de dire « moi aussi, j’ai avorté parce que je ne voulais pas un enfant maintenant », de dire « moi aussi, j’ai dû subir un avortement clandestin qui peut être dangereux, voire fatal parce que les lois ne nous protègent pas ».
En France, le droit à l’avortement est inscrit dans la loi depuis 1975. Selon vous, existe-t-il toujours des freins à cet accès aujourd’hui ?
K.A. : Il y a toujours des inégalités d'accès. Dans toute sa scolarité, la jeune femme que je défends actuellement, n’a eu qu’une seule séance d’éducation à la vie affective et sexuelle alors que 21 sont prévues par la loi. Et lorsque l’intervenante a évoqué les relations sexuelles, elle s’est mise à vomir et personne n’a jugé bon de creuser, de comprendre pourquoi cela la révulsait autant. À l’époque, elle avait 14 ans, elle se faisait violer par son beau-père depuis trois ans et avait déjà fait plusieurs fausses-couches.
Puis à l'hôpital, là non plus, personne ne s’est préoccupé de savoir si cette jeune fille mineure connaissait ses droits à l’accès à la contraception ou à la possibilité d’avorter.
Comme pour le procès de Bobigny de 72, la société devrait, selon moi, se trouver également sur le banc des accusés. On a vraiment cette responsabilité d’informer les jeunes dès le plus jeune âge sur leurs droits. Et preuve en est que ce n’est pas systématiquement fait.
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Le 11 octobre 1972, Marie-Claire Chevalier, 17 ans, entrait seule dans l’enceinte du tribunal pour enfants de Bobigny. Cinquante ans plus tard, jour pour jour, vous défendez devant la Cour d'assises de Bobigny, S., 24 ans, victime d’une décennie de viols par son beau-père. Y‑avez-vous pensé mardi ?
K.A. : Évidemment. Au premier jour d’audience, quand j’ai vu qu’on était le 11 octobre 2022, je me suis dit que c’était très symbolique. Ce procès porte encore aujourd’hui, cinquante après celui de Bobigny, sur des violences sexuelles. La différence, c’est que lorsque ma cliente est tombée enceinte à seize ans à la suite d’un énième viol et après une vingtaine de fausses-couches, elle n’a pas pu avorter.
En juin, les États-Unis enterraient l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait depuis un demi-siècle le droit d'avorter tandis qu’en Europe, son accès est de plus en plus disputé. En France, pour le protéger, les groupes Renaissance et Nupes de l’Assemblée ont déposé en juin une proposition pour l’inscrire dans le marbre de la Constitution alors que le Sénat vient de rejeter mercredi 12 octobre la même proposition portée par l’écologiste Mélanie Vogel. Selon la commission des Lois, l’inscription d’un droit constitutionnel à l’avortement « n’est pas justifiée par la situation rencontrée dans notre pays ».
K.A. : C’est justement pour éviter de subir ce que vivent les femmes aux États-Unis qu’il est essentiel que ce droit soit inscrit dès maintenant dans le marbre de la Constitution. Le droit à disposer de son corps n’est pas perçu comme un droit fondamental alors que cela devrait l’être. Ce rejet montre combien il est difficile de faire avancer les mentalités. D’ailleurs, c’est bien que des députés et des sénateurs s’emparent du sujet, mais il faut que cela vienne d’un projet de loi et non d’une proposition. L’initiative doit venir du gouvernement.
Vous plaidez ce jeudi devant la Cour d'assises de Bobigny. Allez-vous penser à l’historique plaidoirie de Gisèle Halimi ?
K.A. : Bien sûr. Je ne l’ai pas encore tout à fait préparé, mais je savais dès le départ que j’y ferai référence. Gisèle, c’est la consœur idéale, elle nous a transmis qu’il faut, en tant qu’avocat, s’engager pour des causes. On n’est pas seulement là pour appliquer le droit. Il faut aussi le faire avancer en même temps que les mentalités. C’est là aussi notre fonction de juriste. Pour ma part, j’ai embrassé la cause des femmes victimes de violences et lorsque je plaiderai, j’insisterai sur le fait que, cinquante ans après un procès où la victime était sur les bancs des accusées pour avoir avorté clandestinement, ma cliente n’a pu avoir accès aux informations sur ce droit, ce qui a conduit à la naissance d’un enfant, fruit du viol.
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