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Hommage aux victimes des fusillades du Carillon et du Petit Cambodge, à Paris, le surlendemain des multiples attaques terroristes dans la capitale et à Saint-Denis. © Stéphane Lagoutte / MYOP

Attentats du 13 novembre : « C’est notre pro­cès, celui des victimes »

À quelques jours de l’ouverture d’un pro­cès pré­sen­té comme his­to­rique, les vic­times des atten­tats du 13 novembre 2015 et leurs proches oscil­lent entre dif­fi­cul­té à se pro­je­ter, appré­hen­sion et sou­la­ge­ment que la jus­tice prenne le temps de les écouter. 

La conver­sa­tion a débu­té dans le salon. Le soleil de fin de jour­née de juillet tente de se frayer un che­min à tra­vers la fenêtre. La pièce, encore bai­gnée de lumière et pour­tant très fraîche, a vu se ras­sem­bler la famille. Catherine, la mère, a pris place sur le cana­pé. Noureddine, le père, est ins­tal­lé dans un fau­teuil, juste en face de son épouse. Sonia, leur fille, qui achève sa jour­née de télé­tra­vail, s’est assise à la table de la salle à man­ger. Stitch, le chien affec­tueux et joueur, tourne autour de ses maître et maî­tresses, intri­gué, sans doute, par le sérieux des échanges et la pré­sence d’une invi­tée avec un dic­ta­phone. « Tu vas faire com­ment ? demande Catherine à sa fille. Tu envi­sages d’aller à des audiences ? » Sonia hésite quelques ins­tants. « Je ne sais pas. Je ne compte pas assis­ter à tout et je n’ai pas réflé­chi à mon orga­ni­sa­tion. De toute façon, depuis les atten­tats, je fonc­tionne au jour le jour. Je me dis que tout va bien jusqu’au der­nier moment et 24 heures avant, c’est la panique. » 

“Procès du siècle”

Le 13 novembre 2015, la jeune femme buvait un verre à la ter­rasse cou­verte du Comptoir Voltaire, dans le XIe arron­dis­se­ment de Paris. Elle a été griè­ve­ment bles­sée par le kami­kaze qui s’est fait explo­ser dans le bar ce soir-​là. Presque six années et de nom­breuses opé­ra­tions plus tard, elle est désor­mais par­tie civile du gigan­tesque pro­cès qui s’ouvre mer­cre­di 8 sep­tembre au palais de jus­tice de Paris. Ses parents aus­si se sont consti­tués par­tie civile en tant que vic­times indi­rectes de cette ter­rible soi­rée qui a fait 130 mort·es et 350 blessé·es. Les débats doivent durer près de neuf mois, jusqu’au 25 mai 2022 – voire jusqu’à l’été si le contexte sani­taire vient cham­bou­ler le calen­drier. Il bat d’ores et déjà tous les records : 1 800 per­sonnes ont déjà consti­tué un dos­sier et 330 avocat·es doivent les assis­ter. Des cen­taines de vic­times ou proches – 800 selon une esti­ma­tion des magistrat·es – pour­raient venir gros­sir les rangs des par­ties civiles dans les pre­miers jours des audiences. Dans les cou­loirs du palais de jus­tice, où l’on pré­pare ce rendez-​vous depuis plus de deux ans avec force moyens, on parle de « pro­cès du siècle ». 

Sur l’ordinateur de Carole Damiani, psy­cho­logue et direc­trice de l’association Paris Aide aux vic­times, char­gée de l’accompagnement des par­ties civiles, les dos­siers sont inti­tu­lés « V13 », comme ven­dre­di 13, afin d’englober dans un nom de code l’ensemble de l’horreur sur­ve­nue dans les rues de Paris à cette date funeste. Voilà plu­sieurs mois que l’événement occupe ses jour­nées et ses pen­sées. Il y a bien sûr la pré­pa­ra­tion logis­tique : des visites de la salle de 550 places spé­cia­le­ment construite dans l’enceinte du palais de jus­tice, sur l’île de la Cité, ont été orga­ni­sées, mi-​juillet, pour les par­ties civiles et des per­ma­nences ont eu lieu tout l’été pour ten­ter de répondre à leurs inter­ro­ga­tions. Mais il y a sur­tout la dimen­sion psy­cho­lo­gique, bien moins simple à anti­ci­per. Douze psy­cho­logues seront présent·es en per­ma­nence pour par­ler avec celles et ceux qui pour­raient en éprou­ver le besoin. 

Pour l’institution judi­ciaire, le défi s’annonce immense : com­ment prendre en consi­dé­ra­tion l’ensemble des souf­frances expri­mées pen­dant ces longues jour­nées d’audience sans ara­ser le niveau de peine et de dou­leur de chacun·e ? Comment arti­cu­ler les cha­grins indi­vi­duels et la réponse col­lec­tive ? « Il n’y a pas un groupe homo­gène de par­ties civiles, pré­vient Carole Damiani d’une voix claire. Les choses sont frag­men­tées selon les lieux et les situa­tions. Pour les per­sonnes endeuillées, notam­ment, il s’agit d’être là pour l’être cher qui est décédé. » 

Différentes moti­va­tions

Aurélie Coviaux, avo­cate spé­cia­li­sée en pré­ju­dice cor­po­rel, assiste près de soixante client·es. Dans son bureau où les dos­siers débordent, elle a dis­cu­té de longues heures avec celles et ceux que les attaques ont meurtri·es. « On ne peut pas éta­blir une typo­lo­gie par­mi deux mille per­sonnes. Il est évident que les endeuillés et les res­ca­pés n’ont pas la même pro­jec­tion vers l’avenir. Le rap­port à cet évé­ne­ment varie aus­si selon les pro­fils : cer­tains sou­haitent tout connaître des faits, quand d’autres veulent sur­tout dire ce qu’il s’est pas­sé dans leur vie avec leurs propres mots. »

Parler devant une cour spé­ciale, devant des cen­taines de per­sonnes, devant camé­ras et micros, pour racon­ter un trau­ma­tisme qui relève de l’indicible… La pers­pec­tive a de quoi créer des sueurs froides. David Fritz Goeppinger, jeune homme sou­riant et cha­leu­reux, ins­pire un grand coup en son­geant à cette idée. « Si je dois témoi­gner, ce qui est pro­bable, ce sera l’un des moments les plus impor­tants de ma vie, confie celui qui a été l’un des dix otages rete­nus au Bataclan jusqu’à l’assaut de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). Les deux années qui ont sui­vi l’attentat, j’étais en colère, car j’avais l’impression que tout le monde avait oublié. Là, je serai en train de m’adresser à des gens pour dire quelle vio­lence on a subie et quelle ter­reur on a ressentie. » 

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« Si je dois témoi­gner, ce qui est pro­bable, ce sera l'un des moments les plus impor­tants de ma vie », David Fritz Goeppinger © Thomas Samson /​AFP

Recruté par France Info pour rédi­ger son jour­nal de bord tout au long des débats, il s’attend aus­si à vivre des moments « de temps mort où des faits micro­sco­piques seront décor­ti­qués ». Et il se pré­pare aus­si à ce que la véri­té judi­ciaire ne coïn­cide pas for­cé­ment avec la sienne. Pour le moment, Jean-​Louis Peries, le magis­trat qui pré­si­de­ra la cour, a pré­vu trois cents témoi­gnages de trente minutes cha­cun pour les par­ties civiles, le tout s’étalant sur cinq semaines, jusqu’à la fin du mois d’octobre. Comme David, Marie a elle aus­si été prise en otage. En par­lant de lui et des neuf autres, elle dit d’ailleurs que ce sont ses « potages, ses potes otages ». Ces der­niers mois, elle n’a guère pen­sé au pro­cès, relé­gué au sta­tut de « chi­mère » dans son esprit. Puis Causette et France Inter l’ont sol­li­ci­tée. Et elle a visi­té la salle d’audience au mois de juillet, la pers­pec­tive deve­nant ain­si un peu plus concrète. Si elle ne veut pas se pro­je­ter dans ces moments, elle sait déjà qu’elle n’ira pas à la barre. Elle sera là, avec ses cama­rades, lors des témoi­gnages, mais elle ne pré­fère pas trop s’exposer. « Je crois que ça me suf­fi­ra d’être sim­ple­ment spec­ta­trice », lâche-​t-​elle en pré­ci­sant qu’elle sera déjà bien occu­pée par la ren­trée en sixième de sa fille aînée et sa prise de poste dans une nou­velle entre­prise où elle ne sou­haite pas ­par­ler de tout ça. 

« J’ai réa­li­sé que j’allais être fil­mée et qu’eux seraient là et pour­raient me voir. Vous savez, je vis un peu avec l’idée qu’ils peuvent reve­nir ter­mi­ner le travail »

Sonia, griè­ve­ment bles­sée sur la ter­rasse du Comptoir Voltaire

Depuis que Sonia a vu le box des onze accu­sés (trois autres com­pa­raissent libres et six autres font l’objet de man­dats d’arrêt) et la dis­po­si­tion de la gigan­tesque salle truf­fée d’écrans, puisque l’intégralité des débats sera fil­mée afin de consti­tuer des archives, elle ne sait plus si elle sou­haite s’exprimer. « J’ai réa­li­sé que j’allais être fil­mée, enre­gis­trée et qu’eux seraient là et pour­raient me voir. Vous savez, je vis un peu avec l’idée qu’ils peuvent reve­nir ter­mi­ner le tra­vail. Tout ceci est très angois­sant. » 

Un dis­po­si­tif inédit

Son père, Noureddine, qui n’était pas pré­sent sur les lieux de l’attentat, sou­haite dépas­ser sa crainte de par­ler, car il redoute « qu’il n’y ait per­sonne pour racon­ter ce qui s’est pas­sé sur les ter­rasses et encore moins au Comptoir Voltaire. Et puis c’est [leur] pro­cès, celui des vic­times ». Du côté du palais de jus­tice, on a mis en place un dis­po­si­tif inédit pour que la parole des par­ties civiles soit por­tée le plus serei­ne­ment pos­sible et avec un haut niveau de sécu­ri­té. Quinze salles de retrans­mis­sion dont une ouverte au public sont pré­vues, ain­si que des entrées spé­ciales pour les vic­times et les proches afin de limi­ter les inter­ac­tions avec les jour­na­listes accrédité·es. Chaque per­sonne par­tie civile peut récu­pé­rer un badge d’accès avec un cor­don de la cou­leur de son choix : vert si elle sou­haite répondre aux ques­tions de la presse, rouge si elle refuse. Malgré toutes ces pré­cau­tions, le moment sera dif­fi­cile. Et tous le savent. « J’ai sur­tout peur pour les familles qui vont entendre le récit des évé­ne­ments, confesse Sonia. Celles qui ont per­du un proche. S’imaginer ce qu’a pu vivre leur enfant ou leur conjoint à tra­vers des témoi­gnages, c’est cer­tai­ne­ment très éprouvant. »

Alexis, res­ca­pé du Bataclan, est le porte-​parole de l’association Life for Paris. Voilà des mois qu’il songe à tout cela, de manière indi­vi­duelle mais aus­si pour accom­pa­gner les membres de l’association qui rece­vront un compte ren­du écrit des débats chaque semaine. Une per­ma­nence sera aus­si assu­rée par une sala­riée de l’association et un agen­da par­ta­gé per­met­tant à celles et ceux qui le sou­haitent de se rendre aux audiences ensemble sera dif­fu­sé. « Il faut se poser la ques­tion de ce que témoi­gner peut appor­ter et de ce que ça peut déclen­cher comme expé­rience néga­tive », estime-​t-​il. Le jeune homme se pré­pare à une « course de fond ». Il pour­suit : « Si vous êtes par­tie civile et que vous avez un avo­cat, vous êtes déjà inon­dé de mails et de sol­li­ci­ta­tions média­tiques depuis des semaines. On a beau défendre l’idée que les gens ne doivent pas être réduits à leur iden­ti­té de vic­times, ils risquent d’y être constam­ment rame­nés pen­dant neuf mois. » 

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Grégory Reibenberg © Julien Daniel /​MYOP

Nul besoin de connaître inti­me­ment Grégory Reibenberg pour com­prendre que cette pers­pec­tive lui fait hor­reur. Le patron du res­tau­rant La Belle Équipe, autre ter­rasse atta­quée le 13 novembre, entraî­nant la mort de vingt per­sonnes dont Djamila, la mère de sa fille, a long­temps refu­sé de se frot­ter à l’institution judi­ciaire. Avant de chan­ger d’avis. Il ira pour Tess, sa fille de 14 ans, dont il sera « le repré­sen­tant et le sou­tien indé­fec­tible contre les assas­sins de sa maman » et pour toutes celles et tous ceux qui dînaient à La Belle Équipe le ven­dre­di 13 novembre 2015. « Vingt per­sonnes sont mortes dans ma mai­son, souffle-​t-​il. Quelles que soient les démarches de leurs proches, par res­pect, je leur dois d’être là. » Alors, il vien­dra au palais de jus­tice de Paris, un jour pas plus et en mon­trant « le visage d’un mec qui, mal­gré une balafre sur la gueule, conti­nue de sou­rire, d’avancer ». Il pour­suit. « Je veux que ça m’affecte et que ça me touche le moins pos­sible. » Il sait aus­si qu’il évi­te­ra d’allumer la radio cer­tains matins, pour prendre son café en paix. 

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« J'ai peur de la récu­pé­ra­tion poli­tique mal­saine,
peur que ça soit uti­li­sé par des gens mal inten­tion­nés »,
Christophe Naudin ©Frédéric Stucin

Chez Christophe Naudin, pro­fes­seur d’histoire-géographie en ban­lieue pari­sienne, la radio et Twitter sont rare­ment en pause. Il le dit lui-​même, il est un peu « addict » à l’actu. Ce res­ca­pé du Bataclan, qui a per­du un ami pré­nom­mé Vincent, a choi­si de ne pas se faire assis­ter par un·e avocat·e. S’il s’est octroyé quelques vacances, il a déjà com­men­cé à regar­der les pièces du dos­sier, à y cher­cher des infor­ma­tions, notam­ment sur l’emplacement pré­cis où se trou­vait son ami quand les ter­ro­ristes sont entrés dans la salle. « Si je n’avais pas été par­tie civile, je pense que je l’aurais regret­té, que je me serais sen­ti frus­tré », détaille-​t-​il. Christophe ne craint pas par­ti­cu­liè­re­ment l’intense média­ti­sa­tion qui devrait accom­pa­gner le pro­cès. Son inquié­tude est ailleurs. « J’ai peur de la récu­pé­ra­tion poli­tique mal­saine, peur que ça soit uti­li­sé par des gens mal inten­tion­nés. En plus, on sera en plein dans la cam­pagne pré­si­den­tielle. » Une récu­pé­ra­tion qui n’a pas atten­du le mois de sep­tembre. Le 21 juillet, l’avocat de l’association 13onze15, qui ras­semble des proches de vic­times, a dépo­sé plainte contre Génération Z, mou­ve­ment de sou­tien à Éric Zemmour, « pour usage à des fins per­son­nelles, poli­tiques et élec­to­ra­listes » des pho­tos de vic­times des atten­tats sur son compte Twitter. Pour Philippe Duperron, pré­sident de l’association, cette uti­li­sa­tion est « à vomir »

L’après-procès

Au fil des dis­cus­sions, le rôle des accu­sés et des peines dont ils pour­raient éco­per à l’issue de ces neuf mois de débats semble presque annexe pour certain·es. Gaëtan Honoré, lui aus­si res­ca­pé des attaques, assure qu’il n’a « pas la moindre attente à cet égard », mais qu’il « croit en la jus­tice et la res­pecte ». Catherine, la maman de Sonia, ne par­tage pas cette vision. Elle espère des peines « incom­pres­sibles »

Et après ? Quand jus­tice aura été ren­due, comme le veut la for­mule consa­crée, que devien­dront ces femmes et ces hommes retourné·es à leur quo­ti­dien ? Comment se por­te­ront ces per­sonnes res­ca­pées, ces proches endeuillé·es ? Carole Damiani a sui­vi les vic­times des atten­tats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher lors du pro­cès qui s’est tenu fin 2020. « À la fin, il y a une redes­cente très forte, une forme d’effondrement, car les gens sont esso­rés », prévient-​elle. Elle sait que ce moment n’aura rien de thé­ra­peu­tique pour celles et ceux dont la vie a bas­cu­lé. « J’ai cru à des jalons sym­bo­liques pour avan­cer, confie Jeanne Beltane, qua­ran­te­naire res­ca­pée du Bataclan ins­tal­lée à Lyon. Et je me suis sou­vent trom­pée. Mais là, le pas­sage devant la jus­tice est impor­tant pour le tra­vail de mémoire, même si je ne veux pas faire de ces évé­ne­ments l’objet cen­tral de ma vie. » 

Marie, à qui il ne faut pas par­ler de « rési­lience », terme qu’elle juge « gal­vau­dé », défi­nit ce moment comme « une étape sup­plé­men­taire dans le pro­ces­sus de recons­truc­tion ». « Ça va clore quelque chose, dit-​elle avec confiance. Il y aura la fin du pro­cès, la fin du dos­sier d’indemnisation, comme autant d’étapes qu’on fran­chit… Petit à petit, on passe à autre chose. »

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