À quelques jours de l’ouverture d’un procès présenté comme historique, les victimes des attentats du 13 novembre 2015 et leurs proches oscillent entre difficulté à se projeter, appréhension et soulagement que la justice prenne le temps de les écouter.
La conversation a débuté dans le salon. Le soleil de fin de journée de juillet tente de se frayer un chemin à travers la fenêtre. La pièce, encore baignée de lumière et pourtant très fraîche, a vu se rassembler la famille. Catherine, la mère, a pris place sur le canapé. Noureddine, le père, est installé dans un fauteuil, juste en face de son épouse. Sonia, leur fille, qui achève sa journée de télétravail, s’est assise à la table de la salle à manger. Stitch, le chien affectueux et joueur, tourne autour de ses maître et maîtresses, intrigué, sans doute, par le sérieux des échanges et la présence d’une invitée avec un dictaphone. « Tu vas faire comment ? demande Catherine à sa fille. Tu envisages d’aller à des audiences ? » Sonia hésite quelques instants. « Je ne sais pas. Je ne compte pas assister à tout et je n’ai pas réfléchi à mon organisation. De toute façon, depuis les attentats, je fonctionne au jour le jour. Je me dis que tout va bien jusqu’au dernier moment et 24 heures avant, c’est la panique. »
“Procès du siècle”
Le 13 novembre 2015, la jeune femme buvait un verre à la terrasse couverte du Comptoir Voltaire, dans le XIe arrondissement de Paris. Elle a été grièvement blessée par le kamikaze qui s’est fait exploser dans le bar ce soir-là. Presque six années et de nombreuses opérations plus tard, elle est désormais partie civile du gigantesque procès qui s’ouvre mercredi 8 septembre au palais de justice de Paris. Ses parents aussi se sont constitués partie civile en tant que victimes indirectes de cette terrible soirée qui a fait 130 mort·es et 350 blessé·es. Les débats doivent durer près de neuf mois, jusqu’au 25 mai 2022 – voire jusqu’à l’été si le contexte sanitaire vient chambouler le calendrier. Il bat d’ores et déjà tous les records : 1 800 personnes ont déjà constitué un dossier et 330 avocat·es doivent les assister. Des centaines de victimes ou proches – 800 selon une estimation des magistrat·es – pourraient venir grossir les rangs des parties civiles dans les premiers jours des audiences. Dans les couloirs du palais de justice, où l’on prépare ce rendez-vous depuis plus de deux ans avec force moyens, on parle de « procès du siècle ».
Sur l’ordinateur de Carole Damiani, psychologue et directrice de l’association Paris Aide aux victimes, chargée de l’accompagnement des parties civiles, les dossiers sont intitulés « V13 », comme vendredi 13, afin d’englober dans un nom de code l’ensemble de l’horreur survenue dans les rues de Paris à cette date funeste. Voilà plusieurs mois que l’événement occupe ses journées et ses pensées. Il y a bien sûr la préparation logistique : des visites de la salle de 550 places spécialement construite dans l’enceinte du palais de justice, sur l’île de la Cité, ont été organisées, mi-juillet, pour les parties civiles et des permanences ont eu lieu tout l’été pour tenter de répondre à leurs interrogations. Mais il y a surtout la dimension psychologique, bien moins simple à anticiper. Douze psychologues seront présent·es en permanence pour parler avec celles et ceux qui pourraient en éprouver le besoin.
Pour l’institution judiciaire, le défi s’annonce immense : comment prendre en considération l’ensemble des souffrances exprimées pendant ces longues journées d’audience sans araser le niveau de peine et de douleur de chacun·e ? Comment articuler les chagrins individuels et la réponse collective ? « Il n’y a pas un groupe homogène de parties civiles, prévient Carole Damiani d’une voix claire. Les choses sont fragmentées selon les lieux et les situations. Pour les personnes endeuillées, notamment, il s’agit d’être là pour l’être cher qui est décédé. »
Différentes motivations
Aurélie Coviaux, avocate spécialisée en préjudice corporel, assiste près de soixante client·es. Dans son bureau où les dossiers débordent, elle a discuté de longues heures avec celles et ceux que les attaques ont meurtri·es. « On ne peut pas établir une typologie parmi deux mille personnes. Il est évident que les endeuillés et les rescapés n’ont pas la même projection vers l’avenir. Le rapport à cet événement varie aussi selon les profils : certains souhaitent tout connaître des faits, quand d’autres veulent surtout dire ce qu’il s’est passé dans leur vie avec leurs propres mots. »
Parler devant une cour spéciale, devant des centaines de personnes, devant caméras et micros, pour raconter un traumatisme qui relève de l’indicible… La perspective a de quoi créer des sueurs froides. David Fritz Goeppinger, jeune homme souriant et chaleureux, inspire un grand coup en songeant à cette idée. « Si je dois témoigner, ce qui est probable, ce sera l’un des moments les plus importants de ma vie, confie celui qui a été l’un des dix otages retenus au Bataclan jusqu’à l’assaut de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). Les deux années qui ont suivi l’attentat, j’étais en colère, car j’avais l’impression que tout le monde avait oublié. Là, je serai en train de m’adresser à des gens pour dire quelle violence on a subie et quelle terreur on a ressentie. »
![Attentats du 13 novembre : «C’est notre procès, celui des victimes» 2 000 QB1D4 A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/09/000_QB1D4-A-1024x683.jpg)
Recruté par France Info pour rédiger son journal de bord tout au long des débats, il s’attend aussi à vivre des moments « de temps mort où des faits microscopiques seront décortiqués ». Et il se prépare aussi à ce que la vérité judiciaire ne coïncide pas forcément avec la sienne. Pour le moment, Jean-Louis Peries, le magistrat qui présidera la cour, a prévu trois cents témoignages de trente minutes chacun pour les parties civiles, le tout s’étalant sur cinq semaines, jusqu’à la fin du mois d’octobre. Comme David, Marie a elle aussi été prise en otage. En parlant de lui et des neuf autres, elle dit d’ailleurs que ce sont ses « potages, ses potes otages ». Ces derniers mois, elle n’a guère pensé au procès, relégué au statut de « chimère » dans son esprit. Puis Causette et France Inter l’ont sollicitée. Et elle a visité la salle d’audience au mois de juillet, la perspective devenant ainsi un peu plus concrète. Si elle ne veut pas se projeter dans ces moments, elle sait déjà qu’elle n’ira pas à la barre. Elle sera là, avec ses camarades, lors des témoignages, mais elle ne préfère pas trop s’exposer. « Je crois que ça me suffira d’être simplement spectatrice », lâche-t-elle en précisant qu’elle sera déjà bien occupée par la rentrée en sixième de sa fille aînée et sa prise de poste dans une nouvelle entreprise où elle ne souhaite pas parler de tout ça.
« J’ai réalisé que j’allais être filmée et qu’eux seraient là et pourraient me voir. Vous savez, je vis un peu avec l’idée qu’ils peuvent revenir terminer le travail »
Sonia, grièvement blessée sur la terrasse du Comptoir Voltaire
Depuis que Sonia a vu le box des onze accusés (trois autres comparaissent libres et six autres font l’objet de mandats d’arrêt) et la disposition de la gigantesque salle truffée d’écrans, puisque l’intégralité des débats sera filmée afin de constituer des archives, elle ne sait plus si elle souhaite s’exprimer. « J’ai réalisé que j’allais être filmée, enregistrée et qu’eux seraient là et pourraient me voir. Vous savez, je vis un peu avec l’idée qu’ils peuvent revenir terminer le travail. Tout ceci est très angoissant. »
Un dispositif inédit
Son père, Noureddine, qui n’était pas présent sur les lieux de l’attentat, souhaite dépasser sa crainte de parler, car il redoute « qu’il n’y ait personne pour raconter ce qui s’est passé sur les terrasses et encore moins au Comptoir Voltaire. Et puis c’est [leur] procès, celui des victimes ». Du côté du palais de justice, on a mis en place un dispositif inédit pour que la parole des parties civiles soit portée le plus sereinement possible et avec un haut niveau de sécurité. Quinze salles de retransmission dont une ouverte au public sont prévues, ainsi que des entrées spéciales pour les victimes et les proches afin de limiter les interactions avec les journalistes accrédité·es. Chaque personne partie civile peut récupérer un badge d’accès avec un cordon de la couleur de son choix : vert si elle souhaite répondre aux questions de la presse, rouge si elle refuse. Malgré toutes ces précautions, le moment sera difficile. Et tous le savent. « J’ai surtout peur pour les familles qui vont entendre le récit des événements, confesse Sonia. Celles qui ont perdu un proche. S’imaginer ce qu’a pu vivre leur enfant ou leur conjoint à travers des témoignages, c’est certainement très éprouvant. »
Alexis, rescapé du Bataclan, est le porte-parole de l’association Life for Paris. Voilà des mois qu’il songe à tout cela, de manière individuelle mais aussi pour accompagner les membres de l’association qui recevront un compte rendu écrit des débats chaque semaine. Une permanence sera aussi assurée par une salariée de l’association et un agenda partagé permettant à celles et ceux qui le souhaitent de se rendre aux audiences ensemble sera diffusé. « Il faut se poser la question de ce que témoigner peut apporter et de ce que ça peut déclencher comme expérience négative », estime-t-il. Le jeune homme se prépare à une « course de fond ». Il poursuit : « Si vous êtes partie civile et que vous avez un avocat, vous êtes déjà inondé de mails et de sollicitations médiatiques depuis des semaines. On a beau défendre l’idée que les gens ne doivent pas être réduits à leur identité de victimes, ils risquent d’y être constamment ramenés pendant neuf mois. »
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Nul besoin de connaître intimement Grégory Reibenberg pour comprendre que cette perspective lui fait horreur. Le patron du restaurant La Belle Équipe, autre terrasse attaquée le 13 novembre, entraînant la mort de vingt personnes dont Djamila, la mère de sa fille, a longtemps refusé de se frotter à l’institution judiciaire. Avant de changer d’avis. Il ira pour Tess, sa fille de 14 ans, dont il sera « le représentant et le soutien indéfectible contre les assassins de sa maman » et pour toutes celles et tous ceux qui dînaient à La Belle Équipe le vendredi 13 novembre 2015. « Vingt personnes sont mortes dans ma maison, souffle-t-il. Quelles que soient les démarches de leurs proches, par respect, je leur dois d’être là. » Alors, il viendra au palais de justice de Paris, un jour pas plus et en montrant « le visage d’un mec qui, malgré une balafre sur la gueule, continue de sourire, d’avancer ». Il poursuit. « Je veux que ça m’affecte et que ça me touche le moins possible. » Il sait aussi qu’il évitera d’allumer la radio certains matins, pour prendre son café en paix.
![Attentats du 13 novembre : «C’est notre procès, celui des victimes» 4 STF0161689 A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/09/STF0161689-A-819x1024.jpg)
peur que ça soit utilisé par des gens mal intentionnés »,
Christophe Naudin ©Frédéric Stucin
Chez Christophe Naudin, professeur d’histoire-géographie en banlieue parisienne, la radio et Twitter sont rarement en pause. Il le dit lui-même, il est un peu « addict » à l’actu. Ce rescapé du Bataclan, qui a perdu un ami prénommé Vincent, a choisi de ne pas se faire assister par un·e avocat·e. S’il s’est octroyé quelques vacances, il a déjà commencé à regarder les pièces du dossier, à y chercher des informations, notamment sur l’emplacement précis où se trouvait son ami quand les terroristes sont entrés dans la salle. « Si je n’avais pas été partie civile, je pense que je l’aurais regretté, que je me serais senti frustré », détaille-t-il. Christophe ne craint pas particulièrement l’intense médiatisation qui devrait accompagner le procès. Son inquiétude est ailleurs. « J’ai peur de la récupération politique malsaine, peur que ça soit utilisé par des gens mal intentionnés. En plus, on sera en plein dans la campagne présidentielle. » Une récupération qui n’a pas attendu le mois de septembre. Le 21 juillet, l’avocat de l’association 13onze15, qui rassemble des proches de victimes, a déposé plainte contre Génération Z, mouvement de soutien à Éric Zemmour, « pour usage à des fins personnelles, politiques et électoralistes » des photos de victimes des attentats sur son compte Twitter. Pour Philippe Duperron, président de l’association, cette utilisation est « à vomir ».
L’après-procès
Au fil des discussions, le rôle des accusés et des peines dont ils pourraient écoper à l’issue de ces neuf mois de débats semble presque annexe pour certain·es. Gaëtan Honoré, lui aussi rescapé des attaques, assure qu’il n’a « pas la moindre attente à cet égard », mais qu’il « croit en la justice et la respecte ». Catherine, la maman de Sonia, ne partage pas cette vision. Elle espère des peines « incompressibles ».
Et après ? Quand justice aura été rendue, comme le veut la formule consacrée, que deviendront ces femmes et ces hommes retourné·es à leur quotidien ? Comment se porteront ces personnes rescapées, ces proches endeuillé·es ? Carole Damiani a suivi les victimes des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher lors du procès qui s’est tenu fin 2020. « À la fin, il y a une redescente très forte, une forme d’effondrement, car les gens sont essorés », prévient-elle. Elle sait que ce moment n’aura rien de thérapeutique pour celles et ceux dont la vie a basculé. « J’ai cru à des jalons symboliques pour avancer, confie Jeanne Beltane, quarantenaire rescapée du Bataclan installée à Lyon. Et je me suis souvent trompée. Mais là, le passage devant la justice est important pour le travail de mémoire, même si je ne veux pas faire de ces événements l’objet central de ma vie. »
Marie, à qui il ne faut pas parler de « résilience », terme qu’elle juge « galvaudé », définit ce moment comme « une étape supplémentaire dans le processus de reconstruction ». « Ça va clore quelque chose, dit-elle avec confiance. Il y aura la fin du procès, la fin du dossier d’indemnisation, comme autant d’étapes qu’on franchit… Petit à petit, on passe à autre chose. »