L’association Innocence en danger, qui lutte contre les violences faites aux enfants, a mené le 22 octobre, place de la République à Paris, une campagne de sensibilisation au signalement des violences familiales baptisée « Juste un mur ». Une campagne à forte résonance, alors que l’on entame la deuxième semaine du reconfinement, dont le premier a vu exploser les violences familiales.
Elles·ils s’appelaient Aliya*, Dylan* et Nicolas*. Ces trois enfants sont décédé·es à la maison, sous les coups de leurs parents, après des mois de sévices et d’atrocités. Aliya, 4 ans, battue à mort par son beau-père, dans sa salle de bains, le 13 avril 2008. Dylan, 4 ans également, est lui aussi battu à mort par son beau-père, dans sa chambre, le 3 octobre 2003. Et Nicolas, dont l’âge n’est pas connu, est mort le 9 août 2003, dans son salon, après des mois de maltraitance parentale. Les murs qui séparaient leurs enfers quotidiens de ceux de leurs voisins mesuraient chacun moins de 30 centimètres et, pourtant, personne de l’autre côté n’est intervenu pour mettre fin à l’horreur.

Comme Aliya, Dylan et Nicolas, un enfant meurt tous les cinq jours en France à la suite de violences familiales. Alors, pour alerter le plus grand nombre, l’association Innocence en danger – qui lutte depuis plus de vingt ans contre les violences faites aux enfants – a mené le 22 octobre dernier, puis les 5 et 6 novembre, une campagne de sensibilisation baptisée « Juste un mur » et soutenue par le conseil régional d’Île-de-France. Le temps d’une journée, trois murs sur lesquels étaient racontées les histoires tragiques d’Aliya, Dylan et de Nicolas ont ainsi été érigés place de la République, à Paris.
Adopter le réflexe de signaler au 119
En matérialisant, dans l’espace public, la séparation d’à peine 30 centimètres qui séparait les voisins des calvaires subis par ces trois enfants, l’association souhaitait « faire comprendre qu’on est tous des voisins et qu’à seulement un mur de chez nous, il peut y avoir un enfant maltraité », souligne Barbara Arbib, bénévole et chargée de communication chez Innocence en danger. « Protéger un enfant, c’est un acte citoyen. Signaler, c’est une obligation légale qui doit devenir un réflexe, car la vie d’un enfant peut tenir à un mur de 22 centimètres », précise Homayra Sellier, présidente et fondatrice de l’association. « J’en ai marre de ne voir que les parents dans le box des accusés, ajoute-t-elle. Les voisins qui n’alertent pas le 119 alors qu’ils entendent les hurlements des enfants depuis des semaines, des mois voire des années, eux aussi, ils sont coupables. »

Derrière ces murs, l’objectif de l’opération est donc clair. Il s’agit d’éduquer, de responsabiliser et d’inciter chaque citoyen à prendre le réflexe de signaler au 119 – le numéro gratuit et anonyme d’appel national de l’enfance en danger, ouvert 24 h/24 – des violences faites sur des enfants, même en cas de doute. « Pour mobiliser les Français autour du signalement, il ne suffit pas de leur dire “appelez”. Il faut les toucher émotionnellement en les confrontant à leurs quotidiens », indique Jean-François Sacco, cofondateur de l’agence Rosapark, qui élabore des campagnes de sensibilisation depuis sept ans avec Innocence en danger. D’ailleurs, pour prolonger l’opération coup de poing, Innocence en danger et Rosapark ont décidé de revenir place de la République, les 5 et 6 novembre derniers. Une paroi d’un abribus a ainsi été remplacée par l’un des murs retraçant l’histoire tragique de Dylan.
« À chaque fois qu’il y a des infanticides, on s’aperçoit que la plupart du temps, les voisins étaient au courant, qu’ils entendaient des cris. Mais qu’aucun n’avait osé intervenir »
Gilles Lazim, médecin généraliste en Seine-Saint-Denis et coordinateur de campagnes contre les violences sur mineur·es.
Si Innocence en danger a choisi de sensibiliser au signalement, c’est que les chiffres des violences parentales ont dramatiquement explosé pendant le premier confinement, les oppresseur·euses étant en permanence avec leurs petites victimes. En effet, en avril dernier, le nombre d’appels adressés au 119 a augmenté de 89,35 %. Et les appels considérés comme urgents avaient eux-mêmes augmenté de 60 %. « Les voisins ont signalé plus que d’habitude, car ils étaient davantage présents, mais cela reste majoritairement insuffisant », constate Gilles Lazimi, médecin généraliste en Seine-Saint-Denis et coordinateur de campagnes contre les violences sur mineur·es. En effet, selon une étude menée par l’association Enfant bleu en 2018, 60 % des personnes soupçonnant des maltraitances dans leur entourage n’agissent pas. Il faut rappeler qu’en France, selon le Code pénal, toute personne qui s’abstient de signaler qu’elle a connaissance d’une situation d’un enfant en danger est punie d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.
Mais malgré un cadre législatif défini, « à chaque fois qu’il y a des infanticides, on s’aperçoit que, la plupart du temps, les voisins étaient au courant, qu’ils entendaient des cris. Mais qu’aucun n’avait osé intervenir », déplore le médecin. Mais comment signaler si on ne sait pas voir les signes qui doivent nous y amener ? Pour répondre à la question, Gilles Lazimi a élaboré pour la campagne une liste de signes prioritaires. Violences sonores et verbales, traces de coups, retard de développement, apparence négligée, changement de comportement brutal, repli sur soi, préoccupations sexuelles inadaptées sont autant de signes, qui, en cas de doute, doivent nous alerter, selon le médecin.

Un dispositif pédagogique visant à rassurer ces Français·es qui n’appellent pas le 119 par peur de s’immiscer dans la vie de leurs voisins. « En France, on souffre d’un individualisme chronique, soutient Homayra Sellier. Lorsque ça ne les touche pas personnellement, la plupart des gens ne font rien. » Barbara Arbib, elle, va plus loin. « Il y a également cette fausse croyance selon laquelle signaler, c’est dénoncer, alors que c’est juste être responsable. C’est au gouvernement d’envoyer le message : “Vous ne risquez rien si vous signalez des violences” », ajoute la bénévole.
Le confinement, terreau de violences faites aux enfants
Malgré un renforcement significatif du 119 depuis avril – avec une augmentation du budget et des capacités d’écoute –, pour la présidente d’Innocence en danger, les pouvoirs publics ont leur part de responsabilité dans ce manque de signalement. « Ils lancent des commissions [Adrien Taquet, le secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles a annoncé une commission sur les violences sexuelles faites aux enfants pour cet automne, ndlr], mais n’interrogent jamais les gens du terrain, assure Homayra Sellier. Alors que le gouvernement ne peut pas établir une politique de protection de l’enfance correcte sans demander conseil aux associations. » La présidente précise par ailleurs que, depuis l’annonce du reconfinement le 29 octobre dernier, elle n’a eu aucun contact avec les responsables de la protection de l’enfance, ce qu’elle regrette.
« Même si pour ce second confinement les enfants vont à l’école et sont donc protégés une partie de la journée, le contexte social et sanitaire actuel exacerbe et stigmatise la maltraitance parentale », souligne Homayra Sellier, qui craint une nouvelle augmentation des violences faites aux enfants.
Il est donc indispensable d’alerter le 119 au moindre doute. « Les enfants ne votent pas et ne manifestent pas eux-mêmes pour leurs droits, déclare Homayra Sellier. Si on ne devient pas nous-mêmes la voix des enfants, ils sont condamnés au silence et aux violences. »
- * Les prénoms ont été modifiés.