Pour Causette, treize femmes célèbres – Juliette Arnaud, Clémentine Autain, Barbara Pravi, Anna Mouglalis, Corinne Masiero, Emily Loizeau, Colombe Schneck, Lauren Bastide, Enora Malagré, Giulia Foïs, Aurore Bergé, Laurence Rossignol et Valérie Damidot – racontent leur IVG et le poids du silence qui a accompagné leur démarche, souvent solitaire.

Juliette Arnaud
Comédienne, scénariste et chroniqueuse radio
« On ne reçoit pas forcément d’éducation émotionnelle dans la vie. Jusqu’à récemment, je ne savais pas ce que je devais ressentir au sujet de l’avortement. Un truc qui m’a marquée, c’est la série Sex Education. Dieu sait que j’en ai bouffé, des livres, des films… Mais c’est la première fois que je me suis dit : PUTAIN, il a fallu que j’arrive à 45 ans pour qu’on traite de l’avortement d’une manière qui ressemble à ce que j’ai vécu ! Ni un truc du style “je ne vais pas le faire parce que c’est atroce”, comme dans Juno – je hais ce film ! –, ni un film où la fille avorte et a une vie horrible. Pour la première fois, les scénaristes ont choisi de faire avorter la fille la plus intelligente du bahut, la plus au courant de l’éducation sexuelle, et après, elle n’en crève pas ! Devant mon ordi, j’applaudissais.
Moi, c’était à 21 ans. Ce dont je me souviens très bien, c’est de l’épisode précédent, qui consiste à aller voir une psy. Je me souviens du ton. J’ai rougi jusqu’à la pointe des oreilles, ravalé toute ma rage et ma honte. J’ai encaissé et dit : “Oui, la prochaine fois je ferai plus attention.” On ne m’a absolument pas donné le choix de comment ça s’est passé. En 1994, il n’y avait pas Internet. J’avais deux options : en parler à des femmes autour de moi. Sauf que ma mère vivait à l’étranger, que mes copines ne s’étaient pas fait avorter et que, de toute façon, je crevais trop de honte pour le dire. Sinon : aller à la bibliothèque et ouvrir le dico. Sauf que là aussi, je crevais trop de honte à l’idée de me faire repérer. J’y suis donc allée comme une nigaude. J’ai appris sur le coup que je serais consciente durant l’intervention. J’ai eu peur. J’ai eu mal. On m’avait dit que ça ne serait pas le cas. J’interdis à quiconque de dire que je n’ai pas pu avoir mal. En me relevant, j’ai vu ce que je n’avais pas prévu de voir. Je ne voulais le dire à personne, mais c’est peut-être la peur de mourir… Un peu avant le jour J, j’ai appelé mon père. Il est venu à la sortie de l’hosto. Il était tout pâle. Cet idiot m’a dit : “J’ai déconné, je suis allé au cinéma voir La Reine Margot pour me changer les idées.” Ce film, c’est un bain de sang ! On en a ri comme des fous.
Ça n’est qu’après cette expérience que j’ai appris une chose : les trois quarts du temps, quand on hésite à dire un truc supposé être honteux, il y a toujours une fille pour dire “moi aussi”. Là, c’est instantané : les sentiments dégueulasses s’évaporent.
La deuxième fois que j’ai avorté, je savais ça. J’avais lu Despentes, Beauvoir. Et j’étais entourée. Il y avait toujours une forme de sidération, mais j’essayais de déculpabiliser. Je me disais : “Parfois on n’est pas assez costaude et construite pour dire ‘allez ciao, y aura pas de rapport’ à un type qui ne veut pas mettre de capote.”
À l’hôpital, je me souviens avoir tenté de retenir mes larmes. Une infirmière m’a tenu la main tout le long. C’est des choses priceless, comme disent les Américains. De cet avortement-là, tout ce que je garde, c’est la tiédeur de sa main. La pression sur mon poignet : ni trop forte ni trop légère. Pile ce qu’il fallait pour me connecter à la vie. Le reste, ma mémoire l’a effacé pour des raisons de sécurité.
Ça m’est revenu dans la gueule violemment quand, enfin, j’ai eu envie d’avoir un enfant. J’ai commencé à faire des fausses couches dégueulasses qui nécessitaient des curetages, c’est-à-dire que j’avorte de nouveau. T’as vite fait de te dire, dans ces moments-là : “J’en serais pas là si…” Mon salut vient d’un ponte gynéco. Il s’est fâché tout rouge en m’assurant que la prochaine fois qu’on sous-entendrait que je faisais des fausses couches parce que j’avais avorté, on aurait affaire à lui. Je sais qu’aujourd’hui, en parlant, je risque de recevoir des messages mal intentionnés qui disent que c’est de ma faute. Tant pis. »

Clémentine Autain
Députée (LFI) de Seine-Saint-Denis
« J’ai avorté quand j’avais 18 ans. J’étais étudiante. C’était un défaut de contraception. J’utilisais des ovules spermicides. Ils n’avaient pas fonctionné. Comme j’étais toute jeune, la décision d’avorter pour moi a été immédiate. Ça n’a pas été une question. Je n’avais alors absolument aucune envie d’avoir un enfant.
J’ai eu la chance de grandir dans un univers très ouvert sur ces questions-là. C’était donc facile d’en parler. Le partenaire impliqué m’a accompagnée le jour de l’avortement. Je n’ai pas du tout éprouvé de culpabilité. Je l’ai ressenti comme l’expression d’un vrai droit. Je n’ai pas eu de douleurs non plus. Je tiens à dire que je n’ai pas de traumatisme. D’autant qu’à l’époque j’habitais chez ma tante, qui a été enceinte toute jeune elle aussi. C’était avant la loi Veil. Elle avait avorté illégalement et pas correctement. Contre les saignements, on lui avait mis du coton sans lui dire qu’il fallait l’enlever. Elle a eu une inflammation et les trompes bouchées. Elle n’a jamais pu avoir d’enfant après cet avortement. Donc le fait de pouvoir avorter de manière sécurisée était pour moi une vraie chance.
La difficulté, en revanche, est venue du parcours, qui a été traumatisant. Ça a été très difficile de pouvoir avorter à temps. Pourtant, je me suis rendu compte que j’étais enceinte en n’ayant pas mes règles, donc relativement tôt. Mais les délais étaient longs. C’est là que j’ai eu un sentiment de grande solitude. J’ai eu peur. J’ai vu le moment où ça n’allait pas être possible. J’ai commencé à imaginer comment j’allais pouvoir aller à l’étranger, combien ça allait me coûter. Et tout ça était à Paris. On a peine à le croire. J’ai aussi très mal vécu l’entretien préalable. Je trouvais ça très inquisiteur. Je ne me souviens pas des questions qu’on m’a posées – c’était il y a trente ans –, mais je sais que je ne les comprenais pas. Quand on sait que, depuis, les conditions d’accès à une IVG, notamment à cause des délais, se sont détériorées, c’est déprimant. »

Barbara Pravi
Autrice-compositrice-interprète
« Je ne me suis pas posé la question “faut-il prendre la parole ou non ?” sur l’avortement. C’était évident pour moi. J’ai besoin d’écrire, de parler, pour me guérir. J’ai attendu plusieurs années, histoire de bien digérer mon histoire, de laisser passer la colère, la culpabilité et tous les sentiments négatifs qu’on imagine, afin de pouvoir “être dans l’amour”. L’amour envers moi d’abord, mais aussi envers cette histoire, qui m’a forgée et grandie. J’ai parlé à travers le morceau Chair. Lorsqu’il est sorti, j’étais fière de moi. C’est et ce sera à jamais la seule chose qui compte. C’est mon histoire. Je vis avec tous les jours, je me réveille avec le matin, et je m’endors à ses côtés le soir, alors il vaut mieux que je m’en fasse une alliée.
J’ai vécu trois IVG. Je suis trop fertile, mais ado, je ne le savais pas. Les deux premiers avortements se sont extrêmement mal passés. Avec les médecins, les personnes censées “encadrer” l’IVG, mais aussi avec mes compagnons de l’époque. Sur le moment, je l’ai vécu en mode “guerrière”. J’ai été tellement choquée par la façon dont se sont passées les choses que je n’ai pas hésité à m’insurger. Je me suis même fait virer d’un hôpital, car j’ai manqué me battre avec un des médecins, qui refusait de me donner la pilule pour avorter – il était antiavortement. Il a fallu que je rencontre un docteur, une femme, pour me décomplexer. Elle m’a regardée avec tendresse en me disant que ça arrive, que ce n’est pas grave, que c’est même “OK”.
C’est bien plus tard que je me suis rendu compte que ça avait développé chez moi – de façon pernicieuse – un rapport à mon corps compliqué, une honte de moi, une peur de l’autre. Si je pouvais, je prendrais l’adolescente que j’étais dans mes bras. J’aimerais dire à celles qui nous lisent que tout va bien. Que c’est un sujet “normal”, dont on a le droit de parler absolument librement. Que c’est OK d’avoir mal, d’être triste, c’est OK aussi de ne rien ressentir. Il n’y a pas de “bonne” façon de réagir. Il y a notre propre façon de réagir. »
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Anna Mouglalis
Comédienne
« Les femmes qui se sont battues et se battent encore aujourd’hui pour le droit à l’avortement, comme au Texas et en Pologne, ont toutes commencé par dire qu’elles avaient avorté. Ces femmes, je les célèbre. C’est pourquoi j’ai pris la parole pendant la conférence de presse de L’Événement pour le dire, moi aussi. Audrey [Diwan, la réalisatrice,[…]