Série d’été – Ruptures épis­to­laires : la lettre de la poé­tesse Renée Vivien à la femme de lettres Natalie Clifford Barney

Série d’été : Te dire que je m’en vais 2/​4

Les lettres de rup­ture sont par­fois plus puis­santes que les lettres d’amour elles-​mêmes. En 1902, la poé­tesse bri­tan­nique Pauline Mary Tarn, plus connue sous le nom de Renée Vivien, adresse une élé­gante mis­sive de rup­ture à son amante Natalie Clifford Barney, las­sée par leur rela­tion tumul­tueuse. Une lettre d'adieu déchi­rante que Causette a choi­sie de vous retranscrire.

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Renée Vivien pho­to­gra­phiée par Otto Wegener. © Wikimedia

En 1899, la Britannique Pauline Mary Tarn, tout juste majeure, quitte le Royaume-​Uni, étouf­fée par les mœurs conser­va­trices de la socié­té vic­to­rienne, pour s'installer à Paris. Née à Londres le 11 juin 1877 d’une mère amé­ri­caine et d’un père anglais, elle a pas­sé une par­tie de son enfance au sein de la Ville Lumière, où elle a noué une ami­tié durable avec une voi­sine du même âge, Violette Shillito. À son retour en France, c'est par l'entremise de son amie que Pauline Mary Tarn ren­contre celle qui va la bou­le­ver­ser autant sur le plan sen­ti­men­tal qu'artistique : Natalie Clifford Barney1. L'Américaine, femme de lettres influente, devient la muse de la jeune poé­tesse qui lui dédie son pre­mier recueil de poèmes, Études et Préludes, sor­ti en 1901 et signé sous son pseu­do­nyme Renée Vivien.

Les deux femmes vivent pen­dant deux ans une pas­sion les­bienne tumul­tueuse, au cours de laquelle Pauline Mary Tarn souffre de la vola­ti­li­té de Natalie Clifford Barney et de ses mul­tiples conquêtes. L’Américaine fré­quente, entre autres, à cette époque, la célèbre cour­ti­sane Liane de Pougy, la cher­cheuse Eva Palmer ou la poé­tesse anglaise Olive Custance, future lady Douglas. En juillet 1901, l'écrivaine refuse de par­tir aux États-​Unis avec son amante. Elles s'écrivent alors de mul­tiples mis­sives, dont est extraite la lettre de rup­ture ci-​dessous2, qui voit Pauline Mary Tarn essayer de mettre à dis­tance sa pre­mière muse. Cette der­nière essaie tant bien que mal de la recon­qué­rir à son retour en France, tout en conti­nuant à fré­quen­ter d'autres femmes. 

À lire aus­si I Renée Vivien, les­bienne en vers et contre tous

Elles se retrou­ve­ront fina­le­ment lors d'un voyage à Mytilène, sur l’île de Lesbos, en 1905, sans pou­voir ral­lu­mer la flamme qui avait un jour brû­lé entre elles. Pauline Mary Tarn dis­pa­raî­tra quelques années plus tard, le 18 novembre 1909, âgée de seule­ment 32 ans, après être tom­bée en dépres­sion et avoir som­bré dans l'alcool. Renée Vivien laisse der­rière elle douze recueils de poé­sie, plu­sieurs nou­velles et romans, ain­si que des tra­duc­tions de poé­tesses grecques.

Lettre de Pauline Mary Tarn à Natalie Clifford Barney

14 août 1902,

J’ai reçu ton livre, Natalie – il est beau et triste comme mon sou­ve­nir de toi. Et j’ai retrou­vé, flot­tant entre les pages, le par­fum blond de ton esprit froid et fin. Tu as trou­vé, pour ton volume, des phrases d'arc-en-ciel et d'opale – de mer­veilleuses phrases irisées…

J'ai lu tout avec la joie dou­lou­reuse que l'on éprouve lorsque la Beauté se révèle à nous, des­cend en nous.

Je ne puis aller vers toi. Je te l'ai dit par la voix brève d'un télé­gramme, mes plans sont chan­gés, mon adresse sera : Hôtel Royal Dieppe – pen­dant quinze jours.

– J’ai beau­coup rêvé et réflé­chi – et j’ai vain­cu l’ardente fai­blesse qui un ins­tant m’a entraî­née vers toi… vers la souf­france cer­taine, inévi­table pour toutes deux –

– Ce que tu m’écris en marge de ton livre me le prouve une fois de plus. Je ne sais ce que tu appelles des « choses hor­ribles » ni ce qui peut te sem­bler hor­rible. je sais qu’autrefois des choses de toi m’ont éga­le­ment paru horrible- des choses que tu as dites, faites, vécues. Ceci importe peu à l’heure qu’il est, mais les paroles m’ont fait com­prendre une fois de plus com­bien il est néces­saire que nous sui­vions cha­cune notre che­min dif­fé­rent. Tu as l’amour d’Eva, l’amour pro­fond d’Eva, cet amour t’appartient, apprécie-​le et comprends-​le pen­dant qu’il en est temps encore, – sans quoi tu le pleu­re­ras vai­ne­ment plus tard. Mais je crois que tu es comme moi – tu n’apprécies les choses douces et les êtres aimés que lorsque tu les as per­dus – Cela vous laisse au moins l’infinie volup­té du regret – quoique rien au monde, ni sur la terre ni dans le ciel, ne vaille un regret.

Tourne-​toi vers Eva – réfugie-​toi dans son immense ten­dresse – et ne te sou­viens de moi que très rare­ment, comme une flamme éteinte – comme un peu de cendres et de poussière.

Quoiqu’en véri­té je sois une flamme vivante, et qui brûle et qui se consume loin de toi – et que t’importe aujourd’hui pour qui et pour­quoi elle se consume ?

Souviens-​toi que l’amitié est faite de silence, elle a les pas voi­lés de ceux qui demeurent dans les temples – mais elle ne lève pas le voile et ne pénètre pas dans le sanctuaire.

– Je te donne le loin­tain bai­ser de ceux qui s’en vont au tour­nant des chemins.

Tendrement et tristement,

Pauline


  1. Éléments bio­gra­phiques tirés du tra­vail de l'autrice Hélène Néra, sur son blog "Les Faunesses"
  2. Lettre tirée du livre Lettres de rup­ture. Petite his­toire de la sépa­ra­tion amou­reuse à tra­vers les plus belles lettres de per­son­nages célèbres, pré­sen­tées par Agnès Pierron, Le Robert, 2015.

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