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Élisabeth Badinter © Capture d'écran de la vidéo de France Inter

Lettre à Babeth Badinter : où étais-​tu quand on par­lait d'amnésie trau­ma­tique, d'emprise ou encore de #DoublePeine ?

Le 28 sep­tembre, Élisabeth Badinter a pro­fi­té d'une grande inter­view dans la mati­nale de France inter pour creu­ser encore un peu plus le fos­sé qui la sépare des nou­velles luttes féministes.

ÉDITO. Il y a trois jours, on t'a enten­due à la radio. Tu es notre vieille copine Babeth, cette amie d'enfance qu'on a beau­coup admi­ré quand on était jeunes, qui nous a appris plein de choses sur la vie et qu'on a un peu per­due de vue en gran­dis­sant. Nos che­mins ont fini par se sépa­rer, on te suit de loin en se disant à chaque fois qu'on a de tes nou­velles qu'on ne se res­semble plus trop. Qu'on ne pense plus pareil. Et puis on tombe sur toi par hasard, tout le monde a vieilli, et nos oreilles se crispent quand on t'entend parler.

« Il faut aus­si prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés, as-​tu lan­cé, à pro­pos des femmes vic­times de vio­lences sexuelles. Je com­prends très bien que pen­dant un cer­tain temps, des années mêmes, ça soit impos­sible à évo­quer [dans une plainte judi­caire] mais quand même, dix ans, c’est pas si mal. » Le pro­pos est quelque peu confus, mais ce mer­cre­di 28 sep­tembre, ce que tu cherches à dire, c'est fina­le­ment que les femmes qui ne portent pas plainte pour agres­sion sexuelle dans les six ans sui­vant les faits ou pour viol dans les vingt ans sui­vant les faits ne peuvent pas, ensuite, témoi­gner publi­que­ment de ce qu'elles ont subi. Elles doivent « prendre leur res­pon­sa­bi­li­tés » et choi­sir : ou c'est la Justice avec un grand J, qui, tu le rap­pelles, est au fon­de­ment de notre État de droit, ou c'est le silence. 

Et c'est bien trop binaire, ça, Babeth. C'est même une gifle aux vic­times d'entre nous. C'est comme si tu avais évo­lué toutes ces années qu'on n'avait plus trop enten­du par­ler de toi dans un monde paral­lèle sans les apports de #MeToo. Un monde où n'auraient pas été décor­ti­qués par la géné­ra­tion fémi­niste qui a suc­cé­dé à la tienne les notions d'amnésies trau­ma­tiques en cas de vio­lences sexuelles ou d'emprise, lorsqu'il s'agit de vio­lences conju­gales. Comme si, aus­si, tu n'avais rien su de ces mou­ve­ments, de #PrendsMaPlainte à #DoublePeine, qui hurlent leur détresse de ne pas être enten­dues, crues ou même res­pec­tées par les forces de l'ordre, cer­bères qu'il faut ama­douer pour qu'ils daignent ouvrir les portes de la jus­tice. Cette jus­tice qui, trop sou­vent – où étais-​tu quand celles qui sou­vent se sont abreu­vées de tes pen­sées l'ont sou­le­vé ? – se retrouve inca­pable de condam­ner à la hau­teur de ses crimes un vio­leur ou un mari violent. On ne te don­ne­ra qu'un chiffre, Babeth : en France, 70% des plaintes pour viol sont clas­sées sans suite, selon l'Observatoire natio­nal de la délin­quance et des réponses pénales. Et tu vou­drais qu'on ait, comme toi, la même confiance aveugle dans le sys­tème judiciaire ? 

Tu dis aus­si qu'il y a « fémi­nistes et fémi­nistes ». On te l'accorde, le mou­ve­ment est plu­riel. De notre point de vue, c'est une richesse, mais du tien, c'est une catas­trophe. L'altérité au sein de nos luttes, toi, la grande pen­seuse uni­ver­sa­liste, ça te défrise. Voilà des années qu'on le sait : avec tes copines de la vieille garde, vous en avez gros contre les « néo­fé­mi­nistes », celles qui croient en la conver­gence des luttes à l'intersection des domi­na­tions, qu'elles soient de genre, de « races », de caté­go­ries socio-​professionnelles, d'orientation sexuelle ou de vali­di­té des corps. À la radio ce matin-​là, tu as éruc­té : « Dans le sys­tème de l’intersectionnalité, trois groupes consti­tuent cette inter­sec­tion­na­li­té, qui sont les gens de cou­leur, les néo­fé­mi­nistes et les isla­mistes. Il y a une entente, on ne bouge pas. Vous avez peut être remar­qué que les isla­mistes ne disent jamais un mot contre les mili­tantes LGBT, jamais. »

Les bras nous en sont tom­bés. On pas­se­ra sur « les gens de cou­leur », expres­sion du XXème siècle qui raconte le malaise des blanc·hes face aux indi­vi­dus qui ne leur res­semblent pas. Mais ce que les isla­mistes viennent faire là-​dedans, on l'ignore. Croire – ou lais­ser croire – que des inté­gristes musulman·es viennent cla­quer des bises et écha­fau­der des slo­gans avec des les­biennes et des tra­vailleuses du sexe, n'est pas du niveau intel­lec­tuel auquel tu nous as habi­tuées. Et confondre une femme qui t'explique por­ter le voile par choix avec une dan­ge­reuse pro­sé­lyte ne t'honore pas.

Cette cri­tique acerbe d'un fémi­nisme qui te rebute, voi­là bien­tôt vingt ans qu'elle te ronge. Ton essai Fausse route, paru en 2003, accu­sait déjà tes suc­ces­seures de ral­lu­mer « la guerre des sexes ». On aurait dû mieux prê­ter oreille à la réponse d'une autre vieille amie, Gisèle Halimi, qui obser­vait dans Le Monde diplo­ma­tique (l'article a été res­sor­ti sur Twitter après ton pas­sage radio) la même année : « Elisabeth Badinter […] moque le "mili­tan­tisme fémi­niste", qui croit pou­voir "[la] mettre au pas…". Accuse les fémi­nistes — les­quelles et quelles orga­ni­sa­tions ? — de se livrer "au for­ma­tage de la sexua­li­té". Or donc, seuls les hommes auraient des pul­sions sou­ve­raines. Il y va d’ailleurs de leur "iden­ti­té". Et tant pis pour les femmes et leur propre iden­ti­té. »

Ce qui est drôle, vois-​tu, c'est que tu fais de ces désac­cords une ques­tion de bataille des géné­ra­tions. Or, Gisèle Halimi était plus âgée que toi de presque vingt ans. Donc non, nous ne conclu­rons pas sur « la vieillesse est un nau­frage », réflexion bien trop facile et qui nous ferait tom­ber dans l'âgisme. On sait ce que l'on te doit, tou­jours : la lutte pour le droit à l'IVG, la lutte contre les reli­gions qui asser­vissent les femmes, la cri­tique du rôle mater­nel. Ça, per­sonne, même toi, ne pour­ra nous l'enlever.

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