Australienne installée en France, Sarah McGrath a lancé un site web d'information autour des droits des femmes victimes de violences conjugales, traduit pour l'heure en seize langues, pour combler l'absence de ressources à l'adresse des étrangères.

Causette : Comment est née la plateforme Women for women France ?
Sarah McGrath : En quittant l'Australie pour des raisons familiales, j'ai emporté avec moi mon engagement auprès des femmes victimes de violences conjugales – je faisais du bénévolat dans une association dans mon pays. En tant qu'étrangère ne maitrisant pas parfaitement la langue, je me suis rendu compte de la violence administrative de la France, où on vous raccroche au nez parce qu'on ne comprend pas votre accent. J'ai aussi très vite réalisé qu'en France, les informations sur la loi et les droits auxquels on peut prétendre ne sont pas disponibles en anglais qui est, qu'on le veuille ou non, la langue la plus universelle. Or, on estime à 3,5 millions le nombre de femmes immigrées en France, soit 10% de la population féminine.
Ces différents constats m'ont fait prendre la mesure du gouffre dans lequel peut tomber une femme étrangère victime de violences de genre en France. J'ai donc eu l'idée de lancer l'association Women for women France en 2018, dont la mission est de rendre accessibles ces informations au plus grand nombre de femmes. Nous avons commencé notre travail en menant une grande enquête auprès des survivantes sur leurs besoins.
Quelles ont été les conclusions de cette enquête ?
S.M. : Premièrement, que les femmes étrangères victimes de violences conjugales sont issues d'origines très différentes et ont des situations économiques très différentes aussi. On le sait, le patriarcat est un trait commun à toutes les cultures. On peut voir aussi que ces femmes sont d'autant plus isolées et sans autonomie, parce que la barrière de la langue les empêche trop souvent de trouver un emploi.
Cette vulnérabilité peut s'accentuer lorsque leur conjoint est lui-même Français. Il a alors à sa disposition encore plus de leviers pour établir son contrôle coercitif sur sa victime. Il peut dire "tu auras beau porter plainte, la police ne te croira pas", faire du chantage aux papiers, terroriser la femme en lui disant qu'elle sera expulsée ou encore, lui dire qu'elle ne peut pas fuir dans son pays sous peine de perdre la garde des enfants.
Et en ce qui concerne l'accès aux droits des victimes ?
S.M. : En fait, si vous considérez qu'il est encore très difficile pour les Françaises d'obtenir protection et justice, il faut penser que pour les immigrées, cela relève presque de l'impossible.
Notre enquête a corroboré mon ressenti : l'urgence est à l'information sur les droits et les démarches à entreprendre pour en bénéficier. On a constaté un manque de services, puisque les institutions hospitalières, policières ou judiciaires ne fonctionnent qu'en français. Par ailleurs, les policiers et les magistrats ont souvent des préjugés tels que "elle ment pour obtenir un titre de séjour". Pour ces femmes, c'est la double peine, les discriminations institutionnelles sont terribles.
Quant aux associations, elles peinent à aider les étrangères par manque de moyen pour pouvoir payer des interprètes. Avec ma perspective australienne, je suis à vrai dire choquée du fait que la France laisse reposer autant de poids sur les associations d'aide aux victimes sans fournir le financement nécessaire.
Par ailleurs, pour les survivantes, l'état de traumatisme s'ajoute à la barrière de la langue…
S.M. : A titre personnel, en tant qu’étrangère, on me raccroche encore parfois au nez à cause de mon accent et je ne suis pas en état de traumatisme. Imaginez le courage des victimes qui disent "j’ai besoin de soutien" et, au téléphone, on leur crie dessus parce qu’on ne les comprend pas. J'ai rencontré une directrice d'association d'aide aux victimes à qui j'ai posé la question : "Comment faites-vous lorsqu'une femme qui ne parle pas français vous contacte ?" Elle m'a répondu : "Mais Madame, elles vivent en France, elles doivent parler français !" C'est glaçant.
Quelles informations trouve-t-on sur Womenforwomenfrance.org ?
S.M. : Avec notre équipe d'expertes très qualifiées et des survivantes qui ont exprimé leurs besoins, nous avons essayé de centraliser la somme d'informations la plus complète en matière de ressources et de connaissance des droits et des démarches à effectuer, qu'il s'agisse d'accès au logement, de procédure de divorce ou encore d'ordonnances de protection. De fait, ce site peut, je crois, aider beaucoup de Françaises également.
Notre but est d'être le plus concrètes possible et de ne pas enjoliver la réalité, en faisant part des dysfonctionnements structurels des services de police et justice français.
Comment avez-vous travaillé pour les traductions ?
S.M. : Avec des professionnels rémunérés, car c'est une somme colossale d'informations. Le site est actuellement accessible en anglais, arabe, espagnol, japonais, khmer, malgache, mandarin, polonais, portugais, roumain, russe, serbe, tamil, turc et vietnamien, et nous espérons l'enrichir de nouvelles langues au fur et à mesure.
En ce qui concerne d'éventuelles mises à jour de la loi ou des procédures, c'est relativement facile à faire parce que nous rédigeons en anglais et la mise à jour est automatiquement envoyée aux prestataires qui traduisent.
Comment cela est financé et combien de personnes sont derrière Women for women ?
S.M. : Le projet est pensé depuis 2020 mais le plus long a été de trouver des financements. Nous avons obtenu le soutien de donateurs et donatrices privés, du ministère de l'Intérieur qui a salué la qualité de notre travail et de la fondation L'Oréal.
En ce qui concerne notre équipe, nous fonctionnons avec une vingtaine de membres et soixante bénévoles. Mon but est de salarier le plus possible car il nous faut du personnel très formé, l'aide aux victimes est un vrai métier.
Depuis le lancement du site il y a deux semaines, savez-vous si des femmes ont pu être aidées ou c’est trop tôt ?
S.M. : Des primo-arrivantes ont pu tester le contenu et leurs retours sont bons. Nous avons mené une grande campagne d'affichage pour le faire connaitre et allons poursuivre nos efforts en ce sens.
Je suis personnellement très touchée de voir que déjà, dans les forums communautaires dans lesquels nous sommes présentes sur internet, des femmes s'échangent des informations issues du site. Au sujet des ordonnances de protection, par exemple. L'impact de terrain est déjà visible.
Accompagnez-vous les démarches judiciaires ?
S.M. : Un des points faibles de notre démarche, c'est que nous dirigeons les survivantes vers des services publics où il faut parler français. Nous sommes donc en train de développer, avec des associations partenaires spécialisées telles que la Cimade, un service national d'accompagnement pour épauler les femmes victimes dans leurs démarches administratives et judiciaires.
On est en train de lever des fonds pour cette grande étape, que nous espérons lancer en 2023. L'idée est de rémunérer les personnes qui vont réaliser ce travail d'accompagnement. D'ailleurs, il faut que vous sachiez que les dons faits à Women for women france sont défiscalisés.