Dans son essai Faire famille autrement, la sociologue québécoise du genre Gabrielle Richard nous donne à voir de nouvelles réalités. Pour elle, c’est certain, la famille du futur sera tournée vers la diversité et libérée du schéma hétéronormé.
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Gabrielle Richard est chercheuse au laboratoire LIRTES de l’Université de Paris-Est Créteil. Elle travaille sur les questions d’orientation sexuelle et d’identité de genre. Elle est de plus en plus sollicitée par l’Éducation nationale pour intervenir sur ces questions auprès des enseignant·es et des chef·fes d’établissement. Elles les accompagnent dans l’intégration d’élèves queer au sein de leurs établissements. Dans son récent ouvrage*, elle démontre que la complémentarité homme-femme n’est pas naturellement fondée et qu’il y a de multiples façons de faire famille : homoparentale, transgenre, recomposée, adoptive… On peut avoir des enfants que l’on a portés ou pas, on peut les élever seul·e, à plusieurs… Une vision qui ouvre grand le champ des possibles.
Causette : Quels pourraient être les nouveaux modèles familiaux d’ici à 2050 ?
Gabrielle Richard : On dispose de peu de statistiques sur les configurations familiales alternatives. Je crois néanmoins qu’il est probable que dans l’avenir on entende davantage parler de coparentalité platonique (où deux parents ont un enfant ensemble sans pour autant être en couple ou cohabiter), de pluriparentalité, de familles intergénérationnelles et de familles choisies. La tendance qui se dégage c’est le net déclin démographique de la famille nucléaire traditionnelle [composée du père et de la mère et de leurs enfants dans un même foyer, ndlr]. Je pense qu’on doit se réjouir de cette fluidité croissante des modèles familiaux. On sait à quel point l’archétype de la famille hétérosexuelle est sclérosé et vecteur de violences et d’inégalités. Et puis évidemment, une cellule familiale n’a pas à comporter un ou des enfants, même si c’est celle que j’ai cherché à documenter dans mon livre.
En tant que personne queer et parent de deux enfants de 4 et 13 ans avec votre partenaire non binaire, diriez-vous que vous « représentez » la famille de demain ?
G. R. : Oui, on voit plus qu’avant des familles homoparentales dans l’espace public, mais elles sont surtout composées de deux mères (lesboparentales). On associe tellement le soin de l’enfant à la féminité que c’est le modèle qui est le plus acceptable socialement. On y voit beaucoup moins de familles avec deux pères, encore moins de familles transparentales (avec au moins un parent trans et/ou non binaire), pluriparentales (avec plus de deux parents), de familles avec des parents bisexuels/pansexuels. Ce n’est pas que ces familles n’existent pas, mais que le modèle du couple hétérosexuel prime dans les représentations de la société. C’est d’ailleurs une des raisons qui font que lorsqu’un enfant annonce son statut queer, cela peut être ressenti comme une déception par ses parents. Des études ont démontré que certains d’entre eux passent même par un processus dont les étapes peuvent s’apparenter à celles du deuil** (déni, colère, etc.) On parle donc beaucoup de famille choisie chez les personnes queer, pour montrer que ce ne sont pas les liens du sang qui importent, mais plutôt le désir de s’entraider, d’être présent·e dans la vie les un·es des autres. L’évolution des mentalités se fait au prix d’une levée de boucliers importante. Il n’y a qu’à penser à la polémique générée en août 2022 autour d’une affiche du Planning familial qui évoquait simplement le fait que des hommes pouvaient être « enceints ». Davantage de visibilité s’accompagne toujours de contrecoups. La transphobie ambiante en est peut-être l’exemple le plus parlant. Ce que je souhaite surtout, c’est qu’on voit dans nos familles [les familles choisies chez les personnes queer] ce qu’elles sont : des modèles de succès. Des endroits où il fait bon vivre et grandir. Et les études le montrent depuis quarante ans : nos enfants vont magnifiquement bien (voir page 49). Dans notre famille, il y a beaucoup de dialogues, nous élevons nos enfants dans la non-binarité et l’ouverture.
Les progrès scientifiques ont permis la création de nouveaux modèles familiaux. Vous-mêmes, vous avez eu vos deux enfants par procréation médicalement assistée ?
G. R. : Nous avons adopté notre premier enfant puis j’ai porté le second, à la suite d’une procréation médicalement assistée, en effet. C’était à un moment où la PMA n’était pas accessible aux couples de femmes [Gabrielle Richard a dû faire de nombreux allers et retours en Espagne, entre 2017 et 2018, pays où la PMA était autorisée]. On se sentait un peu à l’époque de la prohibition, avec des médecins « qui faisaient ça » (c’est-à-dire qui acceptaient d’accompagner localement nos parcours) et dont on chuchotait les noms. Mais c’est important de rappeler que les parcours de parentalité queer qui sont balisés juridiquement nécessitent d’avoir des ressources et un certain capital social et culturel. Tout le monde ne peut pas se permettre de prendre des jours de congés et de partir brusquement pour se rendre en Belgique ou en Espagne, parce que c’est le bon moment de faire une FIV. Rappelons aussi que la PMA n’est toujours pas accessible aux personnes trans***. [La stérilisation des personnes en parcours de transition était obligatoire jusqu’en 2017].
Dans votre livre, vous évoquez le jour où la médecin de la clinique d’insémination espagnole a pris en note les mensurations de votre partenaire, dans le but de trouver un donneur qui lui ressemble physiquement…
G. R. : Ça nous a destabilisé·es qu’on prenne ce processus comme acquis. Pourquoi était-il nécessaire de noter quoi que ce soit concernant le corps de mon partenaire, si c’était moi qui souhaitais porter notre enfant ? J’ai vite compris que cette pratique correspondait à la volonté de certains couples (hétérosexuels, mais pas seulement), qui souhaitaient que l’enfant à naître ressemble physiquement aux deux parents. Je suis étonnée de voir qu’on interroge socialement encore trop peu l’importance qu’on accorde au lien de filiation biologique.
Dans un futur pas si lointain, nous pourrions peut-être profiter d’ovules, de sperme et d’utérus artificiels. Est-ce un vrai progrès ou un cauchemar futuriste selon vous ?
G. R. : Cette possible conception des enfants en laboratoire (voir page 86) remettrait en question le schéma traditionnel du couple hétérosexuel où la femme a une tâche assignée : c’est elle qui a un utérus et qui porte l’enfant, qui l’allaite… Et puis cela poserait des questions éthiques. Il faudra avoir une volonté de bien légiférer. Ce qui n’est pas le cas pour la GPA par exemple. Elle est très taboue et controversée parce qu’elle n’est pas pleinement encadrée à l’heure actuelle. Soit les couples hétéros ou homos font une GPA éthique**** et payent des sommes astronomiques liées aux frais de la personne porteuse, à leurs déplacements et séjours dans les pays où c’est autorisé ; soit les futurs parents n’ont pas les moyens et ils ont recours à une GPA beaucoup moins éthique. Mais on est dans un monde capitaliste, alors si, dans le futur, on peut concevoir des enfants dans un utérus hors du corps humain, on court le risque de voir cela s’inscrire aussi dans une démarche de productivité… Peut-être que scientifiquement on en est bientôt là, mais on n’a pas du tout mis en place le dialogue social que cela impliquera, loin de là.
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* Faire famille autrement, de Gabrielle Richard. Binge Audio éditions, 2022.
** Par-delà le rose et le bleu. L’expérience des parents d’enfants transgenres, mémoire d’Andrée-Ann Frappier. Université de Montréal, département de sociologie, mars 2018.
*** Le 5 juillet dernier, les député·es de La France insoumise (LFI) ont déposé une proposition de loi pour ouvrir la PMA aux hommes transgenres, nés biologiquement femmes. Au moment où nous rédigeons cet article, le texte n’a pas été inscrit au calendrier de l’Assemblée.
**** Une GPA éthique, défendue par les militant·es pour sa légalisation, proposerait un parcours où chaque personne impliquée serait respectée, avec une place dans la vie de l’enfant. La mère porteuse ne serait donc pas évincée, et pourrait même nouer des liens avec lui.