Rentrée lit­té­raire l "Tout gar­der", de Carole Allamand : autop­sie filiale du syn­drome de Diogène

Avec Tout gar­der, l'autrice suisse Carole Allamand livre une sublime des­cente spé­léo­lo­gique dans la grotte intime de sa mère, dont elle découvre le syn­drome de Diogène à l'occasion de son décès. Une nou­velle pierre à l'édifice de la lit­té­ra­ture des mères.

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Carole Allamand

« Ma mère, voyez-​vous, vivait avec son chat cre­vé, un ani­mal qu'elle appe­lait "sa seule fille", écrit Carole Allamand dans Tout gar­der. Que voulez-​vous que je vous dise d'autre ? » Ces mots, l'autrice a failli les pro­non­cer lors des obsèques de sa mère, Nelly Suter, avant que le sou­ve­nir d'une frac­tion de ten­dresse entre les deux femmes revienne à la sur­face de sa mémoire, in extre­mis. Cette mère qu'elle n'a jamais com­prise, dont elle a dû sup­por­ter les crises et l'absence de signes d'amour voire même d'intérêt, cette mère est aus­si celle qui, alors qu'elles frôlent un grave acci­dent de voi­ture, lui ser­re­ra fort la main pour affron­ter la mort. Le geste, reti­ré dès l'obstacle et la peur contour­nés, consti­tue­ra un mince lien auquel se rac­cro­cher. Une sorte de talis­man pour une fille qui vient de perdre à jamais l'occasion d'enfin se rap­pro­cher d'une mère dont elle se sent si éloignée.

Et l'éloignement tourne au gouffre lorsque, débar­quée des Etats-​Unis où elle enseigne la lit­té­ra­ture pour orga­ni­ser les funé­railles de sa mère, Carole Allamand découvre l'appartement gene­vois de Nelly. Le lieu de son enfance, qu'elle n'a pas visi­té depuis plu­sieurs années, a viré au cloaque, dans un caphar­naüm où l'accumulation d'objets et de déchets raconte la déchéance men­tale et sociale de son occu­pante. Dès lors, par­ve­nir à déblayer la for­te­resse de détri­tus mêlés aux affaires vieilles de qua­rante ans comme aux récents achats com­pul­sifs revien­dra à péné­trer les entrailles mater­nelles. Comment com­prendre cette patho­lo­gie, appe­lée syn­drome de Diogène, qui emporte ses vic­times dans l'amoncèlement infi­ni d'objets dépour­vus d'usage et dans le manque d'hygiène d'un laisser-​aller mor­ti­fère ? Ce trouble du com­por­te­ment, mal nom­mé nous dit l'autrice car le phi­lo­sophe grec n'accumulait rien dans le ton­neau qui lui ser­vait d'habitat, trouve sous sa plume un autre nom : ces « ber­gers de l'inutile » seront appe­lés « gar­deurs », terme qui a l'avantage de rap­pe­ler celui de « gar­dien » tant s'exprime dans cet entas­se­ment obs­ti­né une volon­té de contrôle. Sur le pas­sé, pour lequel chaque objet se trans­forme en relique. Sur l'avenir, quand l'objet devient un pari bien connu sous la forme de « ça peut tou­jours servir ».

Grotte aux tré­sors et aux horreurs

Tout gar­der est à la fois une enquête psy­cho­lo­gique, sociale et lit­té­raire sur le syn­drome de Diogène (la pro­fes­seure de lettres s'appuie sur d'autres œuvres l'ayant évo­qué avant elle) et à la fois le récit d'une explo­ra­tion filiale de la grotte aux tré­sors et aux hor­reurs. Ainsi donc de la chatte ché­rie dont l'autrice et ses ami·es, venu·es en ren­fort pour un net­toyage qui tient du ton­neau des Danaïdes, trou­ve­ront le sque­lette et une touffe de poils accro­chés par la décom­po­si­tion au plancher. 

Jeter un oeil à ces objets avant de les jeter tout court, c'est remon­ter le temps et reprendre le fil de la vie de Nelly pour ten­ter de com­prendre la chute. Maniant une langue où les idiomes romands et alé­ma­niques disent beau­coup de la condi­tion des femmes d'extraction popu­laire dans la Suisse du milieu du XXème siècle, Carole Allamand res­ti­tue sa digni­té à une femme pro­fon­dé­ment insa­tis­faite, qui ne l'a pour­tant pas épar­gnée : « Vous n'avez aucun sou­ve­nir d'un geste ou d'une parole tendre de la part de votre mère, pas la plus petite empreinte de sa main sur votre épaule, pas une lueur de fier­té dans sa pupille, pas l'ombre d'une réjouis­sance, chez cette femme bri­mée et sans ins­truc­tion, à l'idée d'une fille diplô­mée et libre. »

Femme empê­chée

C'est sombre, comme un exer­cice de spé­léo­lo­gie dans le gouffre des mal­heurs d'une femme née dans une famille catho­lique de fermiers-​bouchers de Fribourg au début des années 30 et dont la vie entière fut faite de contraintes. Secrétaire dans une fabrique de cho­co­lats jusqu'à ce qu'elle soit assi­gnée au foyer par le père de Carole qui som­bre­ra dans la vio­lence à mesure que l'alcoolisme le gagne, Nelly n'est évi­dem­ment pas heu­reuse. Encore moins sujet de sa vie. « Nelly a qua­rante ans quand la Suisse lui accorde le droit de vote. Je ne suis pas sûre qu'elle l'ait exer­cé. Ses cou­sines pré­fèrent lais­ser ça aux hommes avec le jass [belote, ndlr] et l'entretien des voi­tures. Mon père lui dit qu'elle n'est pas au cou­rant, qu'elle n'a pas la culture générale. »

Ce cin­quième roman de l'autrice née en 1967 à Genève, sous forme d'autopsie d'une vie où les phases dépres­sives laissent place à des épi­sodes de démence, pos­sède tou­te­fois sa part de lumière. Ainsi de la (re)découverte de cet amant de jeu­nesse, un mys­té­rieux géo­logue liba­nais dont le sou­ve­nir illu­mine jusqu'au bout les jours de Nelly et sur les traces duquel l'autrice part à la recherche. En s'inscrivant dans la grande lignée des por­traits de mères où le vitriol se mêle à une insur­pas­sable affec­tion, Carole Allamand démontre avec Tout gar­der un très grand talent d'écrivaine, en par­ve­nant à subli­mer une vie rabou­grie jusqu'à la folie : c'est sans doute ce qu'on appelle littérature.

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Tout gar­der, de Carole Allamand, paru le 26 août aux édi­tions Anne Carrière

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