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Iris Brey (à gauche) et Victoire Tuaillon (à droite) le 30 juin à Paris © A.C.

Entretien avec Iris Brey et Victoire Tuaillon, lau­réates du prix de l’essai fémi­niste Causette !

Iris Brey, autrice du Regard fémi­nin, une révo­lu­tion à l’écran, et Victoire Tuaillon, autrice des Couilles sur la table, viennent de rem­por­ter le prix du jury et le prix du public du pre­mier Prix de l’essai fémi­niste Causette. Entretien commun.

Et voi­ci les deux lau­réates de la pre­mière édi­tion du Prix de l’essai fémi­niste Causette. Cela n’a pas été facile : de l’avis de toutes et tous par­mi les membres du jury, les huit ouvrages sélec­tion­nés étaient de grande qua­li­té. Il a fal­lu pas moins de trois tours de vote pour les dépar­ta­ger, mais les résul­tats sont tom­bés : le prix du jury a été décer­né à Iris Brey pour Le Regard fémi­nin, une révo­lu­tion à l’écran, tan­dis que nos lec­trices éli­saient Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon, pour le prix du public. 

La pre­mière est doc­teure en études ciné­ma­to­gra­phiques et en lit­té­ra­ture et ensei­gnante aux États-​Unis, jour­na­liste pour, entre autres, Les Inrockuptibles et éga­le­ment réa­li­sa­trice de docu­men­taires. Avec Le Regard fémi­nin, publié en février aux édi­tions de L’Olivier, elle pro­pose une défi­ni­tion du female gaze, ce fameux regard fémi­nin dont les médias et le milieu fémi­niste parlent tant ces der­niers mois. Un essai cru­cial, alors que le male gaze a, lui, été défi­ni dès 1975 par la cher­cheuse Laura Mulvey comme étant le plai­sir visuel res­sen­ti par le spec­ta­teur (ou la spec­ta­trice !) face aux images de femmes, grâce au prisme du regard du héros mas­cu­lin. Loin d’être, selon Iris Brey, le simple miroir du male gaze, le female gaze est plus com­plexe à iden­ti­fier : il ne suf­fit pas de regar­der un film de réa­li­sa­trice pour en faire l’expérience, ni même de vision­ner un film dont la pro­ta­go­niste est une femme. Non, le female gaze est une expé­rience vécue par les spec­ta­teurs lorsqu’ils ou elles peuvent éprou­ver le vécu et l’expérience d’une héroïne qui remet en ques­tion l’ordre patriar­cal à l’écran. En pui­sant dans une fil­mo­gra­phie choi­sie, Iris Brey nous per­met d’appréhender ce concept jusqu’à nous « retour­ner le cer­veau » comme l’a for­mu­lé la phi­lo­sophe Camille Froidevaux-​Metterie, membre de notre jury, lors des déli­bé­ra­tions. Pour l’autrice, le film de Paul Verhoeven, Elle, qui porte un regard déran­geant sur le viol puisque l’héroïne va choi­sir d’avoir de nou­veaux rap­ports avec son vio­leur, est une œuvre de female gaze. La mise en scène nous pousse en effet à vivre le res­sen­ti de Michèle après son viol et sa déci­sion de fré­quen­ter son vio­leur la rend maî­tresse de son des­tin et la replace donc en sujet pen­sant et agis­sant plu­tôt que subis­sant. « C’est une claque. Un livre très actuel qui raconte l’époque et pro­pose une révo­lu­tion fémi­niste via le ciné­ma », a sou­li­gné Lauren Bastide, jour­na­liste et membre du jury, durant les délibérations.

La deuxième lau­réate, Victoire Tuaillon, a décro­ché l’intérêt et l’estime de nos lec­trices et lec­teurs, invité·es à voter pour le prix du public, avec son ouvrage Les Couilles sur la table, du même nom que le pod­cast qu’elle anime depuis trois ans au sein du stu­dio Binge. Publié à l’automne der­nier par la mai­son d’édition Binge, créée spé­cia­le­ment pour l’occasion, Les Couilles sur la table a rem­por­té le même suc­cès que le pod­cast : les ren­contres en librai­rie avec l’autrice pleine à cra­quer, et l’engouement sur les réseaux sociaux en témoignent. Preuve, s’il en est, que le tra­vail auquel s’attèle Victoire – vul­ga­ri­ser grâce à de longs entre­tiens les connais­sances uni­ver­si­taires sur la mas­cu­li­ni­té afin de com­prendre et décons­truire l’ordre patriar­cal et les injonc­tions viriles faites aux hommes – était atten­du et pas­sionne. En choi­sis­sant un cha­pi­trage thé­ma­tique, Victoire Tuaillon évite l’écueil d’une simple syn­thèse des entre­tiens de son pod­cast et nous apporte de nou­velles pistes de réflexion sur son sujet de prédilection.

Iris et Victoire se connais­saient : en février der­nier, la cher­cheuse ciné­phile était l’invitée de deux épi­sodes du pod­cast de la jour­na­liste, juste avant les Césars et la claque qu’a été la remise du prix de la meilleure réa­li­sa­tion à Roman Polanski pour J’accuse, mal­gré les accu­sa­tions de viol le concer­nant et la pré­sence en com­pé­ti­tion de l’excellent Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Mais Iris comme Victoire font par­tie de celles qui voient dans cet hom­mage les der­niers sur­sauts d’un monde de vieux hommes blancs voués à dis­pa­raître. Nous les avons réunies pour un entretien.

Causette : Félicitations à vous deux pour vos prix ! Vous vous êtes donc ren­con­trées pour la pre­mière fois pour les deux épi­sodes des Couilles sur la table consa­crés au male gaze. Victoire, quand vous avez twee­té votre épi­sode, vous avez tenu à faire acte de soro­ri­té en pré­ci­sant : « N’en déplaise aux vieux patriarches blancs cri­tiques du ciné­ma, les idées déve­lop­pées par Iris sont étayées et pas­sion­nantes. » Pourquoi une telle inter­pel­la­tion à la vieille garde du ciné­ma français ?

Victoire Tuaillon : Quand Iris a publié son bou­quin, j’ai tout de suite com­pris qu’il n’allait pas plaire à tout le monde dans le milieu du ciné­ma. Les retours étaient assez viru­lents, notam­ment avec cet article de la revue Transfuge qui avait convo­qué une psy­cha­na­lyste pour qu’elle détruise les thèses d’Iris qu’elle n’avait mani­fes­te­ment pas lues. 
J’ai trou­vé ça assez ridi­cule et me suis dit qu’ils devaient se sen­tir assez mena­cés pour atta­quer son essai de la sorte. J’observe que c’est comme ça dans tous les arts lorsqu’on pré­tend les décons­truire, les voir autre­ment, les repla­cer dans un contexte ins­ti­tu­tion­nel pour savoir qui pro­duit quoi et d’où vient l’argent : les cri­tiques en place – ceux qui ont droit d’user de leur esprit cri­tique pour com­men­ter une œuvre – ne veulent pas du tout que l’ordre soit remis en ques­tion. Mais je crois, Iris, que tu t’étais pré­pa­rée à ce que cela se passe ainsi.

Iris Brey : Je ne pen­sais pas que la cri­tique tra­di­tion­nelle allait être una­ni­me­ment contre le livre, ça reste tou­jours assez éton­nant. Mais ça raconte quelque chose, quand on hait un objet d’une telle force. Je pense que ça parle d’eux plus que de moi : de leurs peurs. À par­tir du moment où on valo­rise le fémi­nin, beau­coup de per­sonnes se sentent atta­quées par l’entreprise. 
Ce sont majo­ri­tai­re­ment des hommes d’un cer­tain âge et dans une pro­fes­sion en per­di­tion : la cri­tique, aujourd’hui, plus grand monde ne la lit, il y a un véri­table besoin de renou­veau. Mon livre, c’était juste une autre manière de par­ler de ciné­ma et je ne vois pas com­ment cet ajout peut enle­ver leur voix. J’ai l’impression qu’ils ont eu peur que je pique leur place, mais je n’ai aucune envie de la prendre [Iris col­la­bore elle-​même au maga­zine Les Inrockuptibles, ndlr]. J’ai appré­cié la réponse à ces cri­tiques d’Emily Barnett dans Les Inrocks, j’apprécie en fait qu’un débat col­lec­tif se soit créé autour. Avec ce livre, j’ai essayé de mettre des mots autour d’un terme, main­te­nant il faut qu’il évo­lue, gran­disse et qu’il m’échappe, et c’est très bien.

Le livre n’est pas encore tra­duit en anglais, mais est une sorte de réponse au concept de male gaze déve­lop­pé par l’Américaine Laura Mulvey en 1975. Pensez-​vous qu’il sera reçu de la sorte aux États-​Unis, s’il est traduit ?

Iris Brey : Je ne sais pas s’il sera offi­ciel­le­ment tra­duit, mais ce qui est très chouette, c’est qu’il fait déjà l’objet de tra­duc­tions sau­vages : cer­tains pas­sages sont tra­duits et dif­fu­sés par des jeunes per­sonnes fémi­nistes sur Twitter. 
Je suis contente qu’il devienne un texte pirate, car c’est de cette manière que j’ai moi-​même décou­vert le texte de Laura Mulvey, lorsque j’étais étu­diante. Son pro­pos sur le male gaze avait, à la base, été publié dans la revue Screen, en 1975, et toutes les biblio­thèques des facs ne pos­sé­daient pas ses archives. Nous nous refi­lions donc un vieux poly­co­pié de son article, c’était donc un objet qui avait quelque chose de sub­ver­sif. 
En tout cas, si mon livre est publié aux États-​Unis, je pense qu’il aura une meilleure récep­tion qu’en France. Je suis en train d’en pré­pa­rer une adap­ta­tion pour un docu­men­taire et je suis en contact avec le milieu du ciné­ma amé­ri­cain pour le réa­li­ser. Je vois bien que pour eux, la défi­ni­tion que je donne du female gaze, un regard qui per­met de par­ta­ger une expé­rience d’un per­son­nage fémi­nin, leur paraît cou­ler de source.

De votre côté Victoire, quelle réception ?

Victoire : Je n’ai jamais eu à faire face à de telles cri­tiques. Il est vrai que mon tra­vail peut désta­bi­li­ser, c’est d’ailleurs le but, puisqu’il s’agit de remettre en cause la domi­na­tion mas­cu­line. Mais pour l’heure, je suis pas­sée au tra­vers des cri­tiques masculinistes.

Iris : Par contre, ce qui est inté­res­sant, c’est que toi aus­si tu as fait un bou­lot pirate : cette publi­ca­tion redonne de la place au pou­voir de l’autrice puisque vous avez fait le choix, chez Binge, de créer une mai­son d’édition ad hoc.

Victoire : C’est vrai, j’avais oublié cette dimen­sion, mer­ci Iris ! Nous avons dit non à plein de mai­sons d’édition, qui en retour nous ont répon­du « vous ne sau­rez pas faire sans nous. » Mais nous avons tra­vaillé avec une édi­trice indé­pen­dante, Karine Lanini, qui com­pre­nait mon tra­vail, contrai­re­ment à d’autres. Elle a fait un incroyable bou­lot de bout en bout, de la maquette au choix du papier en pas­sant par l’aide à la rédaction.

Vous avez toutes deux en com­mun d’interroger des pans très peu défri­chés des luttes fémi­nistes : le poids du regard mas­cu­lin au ciné­ma et la décons­truc­tion de l’idéal mas­cu­lin. Comment vous sont venues ces marottes ? 

Iris : Pour ma part, j’ai com­men­cé à obser­ver qu’en regar­dant cer­tains films, il se pas­sait quelque chose pour moi de phy­sique, de cor­po­rel, que je n’arrivais pas à nom­mer. En paral­lèle, on com­men­çait beau­coup à uti­li­ser le terme de female gaze comme un équi­valent de « films de femmes », et je ne trou­vais pas ça satis­fai­sant. 
Je me suis ren­du compte que j’avais le même res­sen­ti phy­sique d’intériorisation du vécu de l’héroïne en regar­dant cer­tains films réa­li­sés par des hommes et j’ai donc essayé de défri­cher tout ça, en me plon­geant dans le vision­nage de nom­breux films pour ten­ter de défi­nir et théo­ri­ser mon expé­rience. 
J’ai lu les livres de la phi­lo­sophe Camille Froidevaux-​Metterie [membre du jury du prix Causette, ndlr], qui s’appuie sur la phé­no­mé­no­lo­gie [cou­rant phi­lo­so­phique qui s’attache à l’expérience vécue] et, dans son sillage, j’ai lu Merleau-​Ponty, le phi­lo­sophe qui a concep­tua­li­sé cette vision des choses. Ça a été un déclic : je me suis déta­chée du champ psy­cha­na­ly­tique, qui était celui de Laura Mulvey, mais dans lequel je n’arrivais pas à trou­ver de réponse théo­rique au male gaze. La phé­no­mé­no­lo­gie m’a per­mis de com­prendre que je vou­lais par­ler d’expérience incar­née au ciné­ma.
Durant le confi­ne­ment, j’ai envoyé mon essai à Laura Mulvey… J’ai hâte d’avoir son retour !

Victoire : Quant à moi, la domi­na­tion mas­cu­line et la mas­cu­li­ni­té sont déjà étu­diées aux États-​Unis, en Australie et en Angleterre depuis les années 1970, et en France depuis les années 1990. Ces études de genre, ver­sion mas­cu­li­ni­té, répondent exac­te­ment aux inter­ro­ga­tions vitales que je me posais comme petite fille et jeune femme : pour­quoi est-​ce qu’on parle tout le temps des hommes, mais pas dans les vio­lences faites aux femmes et un cer­tain nombre d’autres pro­blèmes sociaux. Là, ils dis­pa­raissent. On a l’impression qu’elles sont vio­lées et bat­tues par on ne sait qui, comme si on ne pou­vait pas retour­ner le regard. Il y a pour­tant, je crois, une néces­si­té de retour­ner le regard sur cette mas­cu­li­ni­té qui était per­çue comme neutre, évi­dente, non pro­blé­ma­tique, alors qu’elle l’est, vrai­ment très fort. Je veux savoir pour­quoi les hommes vio­lents sont si vio­lents, d’où ça vient cette idée qu’ils ne sont pas cen­sés pleu­rer, pour­quoi c’est aux femmes qu’on dit qu’il manque quelque chose, alors qu’on peut retour­ner la ques­tion tout le temps. Ce n’est pas qu’il n’y a pas assez de femmes aux postes de direc­tion, c’est qu’il y a trop d’hommes. 
Je ne vou­lais sur­tout pas faire un pod­cast de témoi­gnages : il y a des concepts, des chiffres, des sta­tis­tiques qui nous sont indis­pen­sables pour pen­ser le monde dans lequel nous vivons. L’Université pro­duit de la pen­sée cru­ciale sur le sujet et ma place de jour­na­liste, c’est de la faire circuler. 

À pro­pos de cette domi­na­tion mas­cu­line, Iris, vous écri­vez dans votre essai que la « puis­sance sis­mique du female gaze pour­rait faire tom­ber le patriar­cat ». Quid du retour de bâton, dont vous avez pu voir la cou­leur à la sor­tie de votre livre, et com­ment le contrer ?

Iris : Je pense qu’on arrive déjà à contrer ces résis­tances conser­va­trices grâce aux réseaux sociaux. C’est un espace démo­cra­tique qui rebat les cartes de la cri­tique, jusque-​là chasse gar­dée d’une cer­taine élite. Les réseaux sociaux sont une ouver­ture sur d’autres voix, d’autres plumes. 
C’est extrê­me­ment éton­nant pour moi, mais je reçois tous les jours des mes­sages, de jeunes per­sonnes, mais aus­si beau­coup de per­sonnes beau­coup plus âgées, par exemple de femmes qui ensei­gnaient le ciné­ma et qui me font part d’un impact sur leur vie. Ces per­sonnes et les étu­diants qui ne se retrouvent plus dans ce qui est ensei­gné à l’Université font par­tie d’un mou­ve­ment de contre-​culture très à l’œuvre dans notre socié­té et qui va prendre le des­sus. La vieille garde est ame­née à dis­pa­raître, car la nou­velle géné­ra­tion n’est pas à la recherche de pères, mais de pairs. 

Vous avez toutes deux la tren­taine. Avez-​vous l’impression de faire par­tie d’un cercle géné­ra­tion­nel de féministes ?

Victoire : Clairement ! on n’en était pas là, il y a dix ans. Dans la sphère cultu­relle, les idées fémi­nistes n’étaient pas valo­ri­sées et je pense que ça a com­men­cé à chan­ger il y a cinq ou six ans. Ça ne veut pas dire qu’elles n’existaient pas, les mili­tantes et cher­cheuses n’ont jamais lâché l’affaire, mais leurs pro­pos n’étaient pas du tout aus­si média­ti­sés. 
On n’y est pas encore, mais quand même, il y a du mieux. Je crois qu’on s’est toutes ren­du compte au même moment qu’on était nom­breuses à être enthou­sias­mées et admi­ra­tives des tra­vaux des unes et des autres, et ce dans une pers­pec­tive hori­zon­tale, sans défé­rence. Enthousiastes de se lire les unes les autres, de s’écouter, de se ren­con­trer, de savoir par­ta­ger des expé­riences très per­son­nelles, mais dont on s’apercevait qu’elles réson­naient en nous avec nos propres expé­riences. J’ai l’impression d’y par­ti­ci­per en ayant choi­si ce rôle de jour­na­liste, que j’envisage un peu comme une médiatrice.

Iris : Je pense que c’est grâce à l’arrivée de nou­veaux médias qu’on a vu de nou­velles voix émer­ger. Le pod­cast a été hyper impor­tant pour la dif­fu­sion d’une pen­sée fémi­niste, mais aus­si les blogs, Instagram, les chaînes YouTube, Twitter. C’est grâce aus­si à ça qu’on s’est toutes ren­con­trées et qu’il y a un écho entre nos discours.

Vous abor­dez toutes deux à un moment don­né dans vos livres la ques­tion raciale, soit pour dire d’où vous par­lez comme Victoire, soit pour évo­quer la « double peine » que peut être, pour une femme noire, d’être écra­sée par les repré­sen­ta­tions de cinéastes hommes et blancs à l’écran. Vous inscrivez-​vous toutes deux dans une pers­pec­tive intersectionnelle ?

Victoire : Ah oui ! défi­ni­ti­ve­ment, c’est ce qui m’intéresse.

Iris : C’est une grosse ques­tion. Évidemment, et sur­tout il faut por­ter plus de voix de femmes noires. À ce titre, les figures d’Amandine Gay ou d’Aïssa Maïga incarnent quelque chose de nou­veau dans une géné­ra­tion d’activistes, de cinéastes, de fémi­nistes. Elles portent des idées assez anciennes, mais leur incar­na­tion est extrê­me­ment importante.

Quel regard portez-​vous sur l’actuel écho fran­çais du mou­ve­ment amé­ri­cain Black Lives Matter ? Comment le fémi­nisme doit-​il s’inscrire dedans ?

Iris : Il était temps. Je me sou­viens d’un entre­tien que j’avais fait avec Aïssa Maïga et Assa Traoré en avril 2019 dans Les Inrocks, où il était beau­coup ques­tion de repré­sen­ta­tion des femmes noires. Je vois qu’en un an, les choses ont chan­gé : c’est deve­nu un débat natio­nal, alors qu’à l’époque, c’était pour des per­sonnes conscientisées.

Victoire : Moi, je suis frap­pée par la céci­té, la sur­di­té voire la bêtise aus­si des dis­cours poli­tiques sur ces ques­tions, de la part de per­sonnes qui sont élues, y com­pris du pré­sident de la République. Ces per­sonnes ne sont pas du tout dans l’ignorance, mais on voit très bien les rap­ports de force qui sont à l’œuvre dans le refus de com­battre le pri­vi­lège blanc, dans le refus de recon­naître sur qui s’exercent les vio­lences poli­cières. Comme fémi­niste, je pense qu’on ne peut jamais faire l’impasse sur les ques­tions de races et de classes, et je pense qu’il ne faut pas être aveugle non plus à com­ment celles-​ci peuvent s’opposer. Là, par exemple, je m’intéresse au fémi­nisme abo­li­tion­niste car­cé­ral, qui explique que la puni­tion des auteurs de vio­lences à l’encontre des femmes n’est pas une solution. 

Iris : Victoire vient d’utiliser le terme de pri­vi­lège blanc et c’est quand même Virginie Despentes qui l’a remis dans l’espace public, à l’occasion d’une carte blanche sur France Inter. Tout le monde s’en est empa­ré (on voit par exemple des vidéos péda­go­giques sur YouTube « qu’est-ce que le pri­vi­lège blanc ? »), mais il n’est pas inven­té, il vient de quelque part – de l’Université. Cela montre qu’on a besoin de concepts et de mots pour faire avan­cer les choses. C’est inté­res­sant que ce soit une fémi­niste qui l’ait insé­ré dans le débat public. On a besoin de figures fortes qui puissent arti­cu­ler ces notions-​là, qui sont dif­fi­ci­le­ment audibles en France. Ici, on pré­fère le color blind [l’aveuglement aux cou­leurs par stra­té­gie uni­ver­sa­liste, ndlr], comme s’il n’y avait pas de dif­fé­rences entre nous, mais notre culture est façon­née par des sté­réo­types racistes incons­cients, donc à un moment il faut aus­si en par­ler. Aux États-​Unis, per­sonne ne va être offus­qué par le terme, qui porte ces idées. Nous sommes en retard et avons besoin d’un gros coup d’accélérateur sur la question.

Si vous deviez rete­nir un élé­ment des tra­vaux de l’une et de l’autre, qu’est-ce que ce serait ?

Iris : L’un des pod­casts qui m’a le plus mar­qué, c’est celui avec Carol Gilligan [Ce que le patriar­cat fait à l’amour, ndlr] et que j’ai écou­té à plu­sieurs moments de ma vie : il m’apporte tou­jours quelque chose de différent.

Victoire : Moi, c’est sûr que je ne regarde plus les films et les séries de la même façon. Tout ce que tu dis, Iris, sur l’importance d’écouter son corps quand on regarde, com­ment tu te sens face à cer­taines scènes. Est-​ce que tu vis avec ou est-​ce que tu contemples, et que les images sont en train de t’écraser, ou est-​ce qu’elles te prennent avec elles et te donnent une place ? Je suis moins ciné­phile que lec­trice de romans et je me suis mise à l’appliquer aus­si en lisant des romans, car je me suis dit que c’était la même chose. 

Quels sont vos pro­jets pour la suite ?

Iris : Le docu­men­taire adap­té de mon livre paraî­tra dans long­temps, mais il est en pré­pa­ra­tion. Je suis très heu­reuse, car il est pro­duit par Totem, au sein duquel tra­vaille Bérénice Vincent, qui a créé l’association Le Deuxième Regard, deve­nue par la suite le Collectif 50/​50. Ça fait plus de dix ans qu’on est en conver­sa­tion toutes les deux sur la repré­sen­ta­tion des femmes au ciné­ma, donc c’est très réjouis­sant pour moi de voir com­ment une ami­tié se déve­loppe et nous pro­pulse vers des che­mins nou­veaux. 
Je pré­pare aus­si un autre docu­men­taire sur les coor­di­na­trices d’intimité, ce nou­veau métier au ciné­ma amé­ri­cain dont la mis­sion est de s’assurer que les scènes de sexe sont fil­mées avec le consen­te­ment inté­gral des acteurs. 
Il y a une vraie résis­tance à béné­fi­cier de leurs ser­vices en France, car le réflexe du milieu est de crier à la cen­sure artis­tique, pro­ba­ble­ment parce que s’assurer du consen­te­ment des actrices et des acteurs, c’est leur don­ner plus de pouvoir. 

Victoire : De mon côté, je conti­nue avec la sai­son 4 des Couilles sur la table, c’est un sujet inépui­sable ! J’ai un autre pro­jet secret, mais je ne peux rien dire.

Un conseil culture pour nos lec­trices cet été ?

Iris : La série Normal People, qui va sor­tir en France, sur la nais­sance d’une his­toire d’amour. Je ne sais pas si c’est vrai­ment du female gaze, mais en tout cas, ils ont fait appel à une coor­di­na­trice d’intimité. Ça parle de res­sen­tis dans l’intimité sexuelle, et je trouve ça encore tel­le­ment rare, sur­tout pour un per­son­nage mas­cu­lin ! C’est un per­son­nage mas­cu­lin qui est trou­blé face à son désir, qui res­sent tout le temps et est beau­coup moins dans la parole ou le regard, et c’est quelque chose d’assez nou­veau dans la mise en scène. Et la série I May Detroy You, sur OCS.

Victoire : Moi, tou­jours le même : lire des romans écrits par des femmes. Là, j’ai une pas­sion pour Emmanuelle Bayamack-​Tam et son double Rebecca Lighieri. Le racisme est un pro­blème de Blancs, de Reni Eddo-​Lodge et La Deuxième Femme, de Louise Mey, par­ti­cu­liè­re­ment female gaze, il me semble !
Ah, et de lire toute la sélec­tion du prix Causette ! C’était vrai­ment une belle sélec­tion et j’étais super fière d’en être.

Iris : Tout pareil. Et se dire qu’il y a une telle pro­duc­tion d’écrits fémi­nistes, ça fait du bien.

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