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73e session de l'Assemblée Générale des Nations Unies : Forum des leaders mondiaux du monde des affaires et de la philanthropie sur l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes. New York, septembre 2018. UN Women/Amanda Voisard, CC BY

La phi­lan­thro­pie des femmes, un phé­no­mène invisibilisé

Causette est asso­ciée au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Nous vous pro­po­sons ci-​après un article d'Anne Monier, doc­teure en sciences sociales et cher­cheuse à la Chaire Philanthropie de l'ESSEC, au sujet du rap­port des femmes à la philanthropie.

Anne Monier, ESSEC

En décembre 2020, peu avant les vacances de fin d’année, de nom­breux articles de presse sont parus sur MacKenzie Scott, ex-​femme de Jeff Bezos, évo­quant la grande géné­ro­si­té dont elle a fait preuve cette année – le New York Times parle de plus de 6 mil­liards de dol­lars de dons.

Pourtant, comme le sou­li­gnait sur Twitter Rob Reich, pro­fes­seur de science poli­tique à l’Université de Stanford et spé­cia­liste de la phi­lan­thro­pie, alors que les dons de Mackenzie Scott ont été cette année quinze fois plus impor­tants que ceux des plus grandes fon­da­tions amé­ri­caines (par exemple la Fondation Ford a dis­tri­bué 350 mil­lions de dol­lars en 2020), nous savons peu de choses sur sa philanthropie.

La phi­lan­thro­pie des femmes, qui a tou­jours été très impor­tante, est long­temps res­tée invi­sible. De mul­tiples rai­sons peuvent expli­quer ce paradoxe.

Une phi­lan­thro­pie peu étudiée

Le manque de tra­vaux de recherche sur la phi­lan­thro­pie des femmes contri­bue à sa mécon­nais­sance et à son invisibilité.

Les tra­vaux les plus nom­breux sont ceux des historien·ne·s – dont plu­sieurs pointent cette « invi­si­bi­li­té » et cet « impen­sé ». Pourtant, la phi­lan­thro­pie des femmes a une his­toire longue, du mécé­nat des femmes de pou­voir au Moyen-​âge et à la Renaissance (Isabeau de Bavière, Catherine de Médicis, et bien d’autres) à la bien­fai­sance des reli­gieuses aux XVIIe et XVIIIe siècles – « filles de la cha­ri­té » –, mais aus­si les femmes phi­lan­thropes du XIXe et du début du XXe siècle.

Ces der­niers tra­vaux montrent que le rôle des femmes en phi­lan­thro­pie a tou­jours été majeur et leur a per­mis d’être pré­sentes dans la sphère publique, alors qu’elles ont long­temps été can­ton­nées à la sphère pri­vée et exclues des arènes poli­tiques. Si cer­taines recherches sou­lignent le pou­voir éman­ci­pa­teur de ces acti­vi­tés, notam­ment à une époque où le déve­lop­pe­ment de la phi­lan­thro­pie réfor­ma­trice est conco­mi­tant de celui des mou­ve­ments fémi­nistes, d’autres consi­dèrent au contraire que la phi­lan­thro­pie, empreinte de pater­na­lisme, consti­tue une entrave à l’émancipation des femmes.

Dans la recherche contem­po­raine, peu de cher­cheurs se sont inté­res­sés à cette ques­tion. Quelques études existent mal­gré tout. Le Women’s Philanthropy Institute, créé en 1991 au sein de la Lilly Family School of Philanthropy de l’Université d’Indiana aux États-​Unis, est le pre­mier ins­ti­tut de recherche sur la phi­lan­thro­pie des femmes. Ayant reçu, en 2015, un don très impor­tant de la Fondation Bill & Melinda Gates (2,1 mil­lions), il a déve­lop­pé de nom­breuses études sur dif­fé­rentes thé­ma­tiques (leurs moti­va­tions, les causes sou­te­nues, etc.).

Le PhiLab, à l’Université du Québec à Montréal, s’est éga­le­ment inté­res­sé à cette ques­tion, à tra­vers la consti­tu­tion d’une biblio­gra­phie et d’une édi­tion spé­ciale. Des recherches sur la phi­lan­thro­pie des femmes dans dif­fé­rents pays du monde ont aus­si été menées, per­met­tant de dépas­ser la vision occi­den­ta­lo­cen­trée de la phi­lan­thro­pie, comme les tra­vaux d’Amélie le Renard sur l’Arabie saou­dite. De même, un numé­ro spé­cial de la revue Voluntas est consa­cré à ce sujet dans dif­fé­rents pays – de l’Allemagne à la Russie, en pas­sant par l’Inde ou l’Australie.

Une phi­lan­thro­pie struc­tu­rel­le­ment invisibilisée

Au-​delà des tra­vaux, c’est la concep­tua­li­sa­tion même de la phi­lan­thro­pie des femmes qui a contri­bué à son invisibilisation.

Tout d’abord, les pra­tiques phi­lan­thro­piques des femmes sont le plus sou­vent ana­ly­sées à l’aune de celle des hommes, afin de déter­mi­ner s’il existe des dif­fé­ren­cia­tions entre les deux. Ainsi, l’idée répan­due selon laquelle « les femmes donnent du temps, les hommes donnent de l’argent » semble avé­rée. Elles donnent éga­le­ment à une plus grande diver­si­té d’organisations, alors que la phi­lan­thro­pie des hommes est plus concen­trée. En outre, elles ont ten­dance, plus que les hommes, à être enga­gées dans des formes col­lec­tives de dons, comme les « giving circles ». Ces résul­tats sont à nuan­cer car ils tendent à faire croire que la géné­ro­si­té des femmes est homo­gène et occultent la diver­si­té des situa­tions, essen­tia­li­sant la caté­go­rie même de phi­lan­thro­pie des femmes. Cependant, de nom­breux tra­vaux ont confir­mé le rôle majeur des femmes dans les acti­vi­tés béné­voles – tra­vail gra­tuit et invisible.

Ensuite, la phi­lan­thro­pie des femmes est aus­si ren­due invi­sible par le fait que le champ phi­lan­thro­pique est, comme la socié­té, for­te­ment struc­tu­ré autour des couples. Un grand nombre de fon­da­tions sont créées par des couples. Dans le top 50 des dona­teurs pour l’année 2018, il y a 22 couples, 27 hommes seuls, 1 famille, 0 femme seule. Pourtant, c’est sou­vent l’homme qui est mis en avant, notam­ment média­ti­que­ment – on pense à la Fondation Bill et Melinda Gates ou à la Chan Zuckerberg Initiative. De plus, on ne connaît pas la répar­ti­tion des rôles entre les époux. Il arrive que les déci­sions se fassent conjoin­te­ment mais éga­le­ment de manière sépa­rée, comme Abby Aldrich Rockefeller, qui créa le MoMA, alors que son mari, qui « détes­tait l’art moderne », pré­fé­ra inves­tir dans les Cloisters. La ques­tion de la phi­lan­thro­pie des femmes appa­raît alors com­plexe : doit-​on prendre en compte seule­ment les femmes seules – céli­ba­taires, veuves ou divor­cées ? Comment inclure l’action phi­lan­thro­pique des femmes en couple ? Par une action dif­fé­ren­ciée de leur mari ? Par leur rôle au sein de leur fon­da­tion com­mune ? La ques­tion reste ouverte.

L’invisibilisation de la phi­lan­thro­pie fémi­nine tient aus­si à ce que celle-​ci fut long­temps dépen­dante de la for­tune mas­cu­line, les femmes ne pou­vant gagner ni dépen­ser leur propre argent sans auto­ri­sa­tion d’un homme. Cette situa­tion de dépen­dance est d’autant plus pro­blé­ma­tique qu’alors que le tra­vail fémi­nin par­ti­cipe acti­ve­ment à la pro­duc­tion et repro­duc­tion de la richesse des familles, le capi­tal au XXIe siècle reste réso­lu­ment mas­cu­lin. La phi­lan­thro­pie est tri­bu­taire de cet état de fait. Certaines grandes phi­lan­thropes s’inscrivent dans cette tra­di­tion, comme Liliane Bettencourt il y a quelques années (héri­tière de la for­tune de son père Eugène Schueller, fon­da­teur de l’Oréal), Laurene Powell Jobs (héri­tière de son mari Steve Jobs, fon­da­teur d’Apple), Alice Walton (for­tune héri­tée de son père, fon­da­teur des super­mar­chés Walmart). Mais aujourd’hui émergent de plus en plus des femmes qui ont bâti leur propre for­tune grâce à leur tra­vail et qui déve­loppent une action phi­lan­thro­pique qui leur est propre, quelle que soit leur situa­tion mari­tale – par exemple Sheryl Sandberg (COO de Facebook), Oprah Winfrey (pré­sen­ta­trice et pro­duc­trice) ou Sara Blakely (créa­trice de Spanx).

Les femmes, une oppor­tu­ni­té pour le sec­teur philanthropique ?

La phi­lan­thro­pie des femmes gagne aujourd’hui en visi­bi­li­té et appa­raît comme une véri­table oppor­tu­ni­té de trans­for­ma­tion pour le secteur.

L’émergence récente d’une phi­lan­thro­pie des femmes plus finan­cière et plus indé­pen­dante des hommes conduit celles-​ci à s’engager pour leur propre cause. Ainsi, la phi­lan­thro­pie des femmes veut par­fois aus­si dire phi­lan­thro­pie pour les femmes ou fémi­niste, l’une s’attaquant aux consé­quences des domi­na­tions de genre (et le fait que les femmes ont moins accès à la san­té, l’éducation, etc.) tan­dis que l’autre est plus poli­tique et tente d’agir en amont (par la défense des droits des femmes par exemple). Cet enga­ge­ment est d’autant plus impor­tant que c’est une cause rela­ti­ve­ment peu sou­te­nue de manière géné­rale – en 2017, 7 % des fon­da­tions fran­çaises déclarent agir en faveur des femmes et jeunes filles et aux États-​Unis seul 1,6 % du total des dons vont à cette cause. C’est donc aujourd’hui un enjeu majeur.

Et l’on voit aujourd’hui une média­ti­sa­tion et légi­ti­ma­tion crois­sante de la phi­lan­thro­pie fémi­nine. Certaines figures n’hésitent pas à prendre la parole, comme Melinda Gates, long­temps dans l’ombre de son mari, qui évoque publi­que­ment le tra­vail qu’elle a dû faire au sein de la fon­da­tion pour être enten­due et son rôle dans le giving pledge. En outre, des réseaux de femmes phi­lan­thropes se consti­tuent, notam­ment aux États-​Unis, pour échan­ger et se sou­te­nir. Ces déve­lop­pe­ments conduisent à l’éclosion de nou­veaux guides pra­tiques pour les pro­fes­sion­nels qui sou­haitent lever des fonds auprès des femmes, car celles-​ci consti­tuent un nou­veau « mar­ché » à « cibler », d’autant plus que les for­tunes des femmes sont en pleine crois­sance – en 2019, le clas­se­ment des plus grandes for­tunes comp­tait un nombre record de 244 femmes.

Or les femmes, exer­çant dif­fé­rem­ment la phi­lan­thro­pie, contri­bue­raient, selon cer­tains, à trans­for­mer le sec­teur phi­lan­thro­pique lui-​même car elles « changent la donne ». Le don de MacKenzie Scott, encen­sé par la presse, est en ce sens révé­la­teur : elle est à contre-​courant de son mari long­temps consi­dé­ré comme peu géné­reux – voire « radin » ; contrai­re­ment aux grands phi­lan­thropes qui donnent sou­vent à des ins­ti­tu­tions pres­ti­gieuses, comme leur uni­ver­si­té ou un grand musée, elle a don­né à des ins­ti­tu­tions modestes vrai­ment dans le besoin ; elle a fait des dons non affec­tés – fait assez rare dans le milieu – per­met­tant aux réci­pien­daires de déci­der de l’usage des fonds.

Se des­sine ain­si une remise en cause de la phi­lan­thro­pie d’élite tra­di­tion­nelle, celle des hommes blancs de plus de 50 ans, en quête de recon­nais­sance et de pou­voir, sou­vent cen­trée sur les dési­rs des dona­teurs plus que sur les besoins des réci­pien­daires. Dans la lignée de ce que cer­tains pro­fes­sion­nels appellent de leurs vœux, la phi­lan­thro­pie des femmes marque un vrai chan­ge­ment de para­digme, avec une phi­lan­thro­pie plus enga­gée pour la jus­tice sociale et où les rap­ports de pou­voir sont questionnés.

Penser la phi­lan­thro­pie au prisme du genre

Il est aujourd’hui essen­tiel de pen­ser la phi­lan­thro­pie au prisme du genre. D’abord parce que cela per­met d’appréhender dif­fé­rem­ment les rap­ports de pou­voir propres à la phi­lan­thro­pie, et à celle des élites en par­ti­cu­lier (la plus connue et média­ti­sée). De plus, parce qu’elle est révé­la­trice plus lar­ge­ment, des méca­nismes de domi­na­tion mas­cu­line et d’invisibilisation du tra­vail des femmes à l’œuvre dans la socié­té, acti­vi­té de care (soin) peu valo­ri­sée et pour­tant si essen­tielle. En outre, parce qu’elle montre com­ment l’émancipation et l’affirmation des femmes par­ti­cipent à construire une socié­té plus juste et plus éga­li­taire. Enfin, pen­ser la phi­lan­thro­pie au prisme du genre, c’est aus­si pen­ser la diver­si­té de la phi­lan­thro­pie, et non seule­ment celle des grands mil­liar­daires, pour s’intéresser à celles et ceux qui contri­buent, sou­vent dans l’ombre, à aider les autres de dif­fé­rentes manières, redon­ner voix à ces invi­sibles de la phi­lan­thro­pie (dona­teurs invi­sibles, mais aus­si pro­fes­sion­nels ou réci­pien­daires) et faire un pas de côté pour com­prendre la phi­lan­thro­pie dans toute sa diver­si­té et sa complexité.

Anne Monier, Docteure en sciences sociales, Chercheuse à la Chaire Philanthropie de l'ESSEC, spé­cia­liste de la phi­lan­thro­pie, de la socio­lo­gie du trans­na­tio­nal, des poli­tiques cultu­relles, ESSEC

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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