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« Normal People » : Un livre et une série qui pro­posent un nou­veau modèle de héros masculin

Mise à jour du 15/​02/​2022 : Les douze épi­sodes (envi­ron une demi-​heure cha­cun) de la série seront dif­fu­sés dès ce lun­di 14 février à rai­son de quatre volets par semaine sur France 5. L’intégralité sera dis­po­nible dès ce lun­di sur la plate-​forme France.tv/slash

Après nous avoir expli­qué pour­quoi Les quatre filles du Dr March était une très mau­vaise tra­duc­tion du livre de Louisa May Alcott, Yuna Visentin, pro­fes­seure agré­gée de lettres modernes qui écrit par ailleurs de la fic­tion nous explique pour­quoi le per­son­nage de Connell dans Normal People, le livre de Sally Rooney adap­té en série, incarne un héros qui marque peut-​être une évo­lu­tion dans la repré­sen­ta­tion de la masculinité.

Je dois l’avouer : Titanic est l’un de mes films pré­fé­rés. Jack Dawson est un héros qui a ber­cé notre ado­les­cence : beau, spon­ta­né, cou­ra­geux, il sait bien par­ler, bien vivre et bien convaincre. D’ailleurs, qui n’a pas ado­ré les scènes où il apprend à Rose à cra­cher ? À dan­ser en se lais­sant aller ? À ne pas suc­com­ber à ses pri­vi­lèges de classe ? À voler à la proue d’un bateau ?

Oui, mais jus­te­ment, est-​ce qu’il ne pas­se­rait pas son temps à apprendre la vie à Rose ? Qu’est-ce que Rose lui apprend en fait ?

Je suis contrainte de le dire : aujourd’hui, ce héros me semble un peu trop dans le « mansplaining ».

Dans Normal People, la série BBC adap­tant le roman de Sally Rooney (2018), l’écrivaine irlan­daise mon­tante, on retrouve une his­toire d’amour entre une héroïne riche et un héros issu d’un milieu popu­laire. Pas de nau­frage ici, mais l’histoire réa­liste, intime et magni­fique d’une rela­tion qui débute au lycée et qui se pour­suit, entre mal­en­ten­dus, crises et dou­leurs de la vie.

Connell (inter­pré­té par Paul Mescal), est tout l’opposé de Jack : il n’a pas sa confiance, il se trompe sou­vent, pleure plus qu’il ne rit et il a du mal à oublier les dif­fi­cul­tés qui découlent de sa dif­fé­rence de classe sociale avec Marianne (Daisy-​Edgar-​Jones à l’écran). C’est un héros beau­coup moins idéa­li­sé mais aus­si beau­coup moins écrasant.

Si Jack était le héros des années 90, Connell peut-​il repré­sen­ter aujourd’hui un autre type de héros et, on l’espère, de masculinité ?

Un homme tra­ver­sé par les dic­tats de la virilité

Ce que nous montre Sally Rooney, puis les réa­li­sa­teurs de la série (Lenny Abrahmson et Hettie Macdonald), c’est que Connell est l’opposé du héros dépas­sant toutes les contraintes de la socié­té. Il est enra­ci­né dans le monde et, donc, il subit la pres­sion sociale qui en résulte. Au lycée, popu­laire presque mal­gré lui, il est pris dans l’étau des sté­réo­types viri­listes. Combien de fois le voit-​on devant son casier pen­dant que ses amis se moquent (pas si) gen­ti­ment de lui, l’enjoignant à par­ti­ci­per à leurs blagues gros­sières et sexistes et à affi­cher cette non­cha­lance agres­sive qui peut mal­heu­reu­se­ment carac­té­ri­ser les codes de la mas­cu­li­ni­té en milieu scolaire ?

Connell n’aime pas com­ment ses amis se com­portent, mais il n’a pas tou­jours la force de se battre contre ces dic­tats, d’où sa crise d’angoisse dans les toi­lettes du lycée – ce qui inverse la scène clas­sique de la fille se cachant dans les toilettes.

Pas facile, en effet, d’échapper à ces normes. Au bal du lycée, quand l’un de ses amis lui montre des pho­to­gra­phies de sa copine nue, Connell se rebiffe. Que lui répond son ami ? « You’ve been awful fucking gay » (que l’on pour­rait tra­duire par : « tu fais vrai­ment ton hor­rible putain de gay ») – pro­fé­rant la tra­di­tion­nelle insulte homophobe.

Face à ces pres­sions sociales, Connell ne s’en sort pas tou­jours très bien ; mais il évo­lue tout au long de l’histoire. Ce qui compte, c’est que Normal People donne à voir cette image viri­liste à laquelle on demande aux hommes de se conformer.

Un « ani­mal social »

À l’université, les choses s’inversent. Connell n’est plus le gar­çon popu­laire : face aux enfants des élites irlan­daises qui com­parent les salaires exor­bi­tants de leurs parents ou uti­lisent la lit­té­ra­ture pour asseoir leur posi­tion sociale domi­nante, Connell détonne. Il passe pour un « plouc » avec son pas­sé de joueur de foot, son accent de l’ouest irlan­dais, ses vieilles Adidas et son sac à dos qu’il garde depuis le lycée. Sally Rooney dépeint avec une pré­ci­sion dérou­tante la cruau­té de ce monde en appa­rence plus doux que celui du lycée mais d’une vio­lence plus profonde.

Connell ne fait pas comme si cette situa­tion sociale ne l’affectait pas : il n’est pas le héros insou­ciant qu’était Jack Dawson, il souffre des injus­tices sociales et, sur­tout, il accepte d’en souf­frir. Le livre comme la série ne taisent pas le poids des classes sociales dans les relations.

De l’intellectuel au lec­teur sensible

À défaut de vrai­ment s’intégrer, Connell pro­gresse à l’université. Si au début il n’arrive pas à inter­ve­nir en classe face à la confiance exa­cer­bée de ses cama­rades, il finit par obte­nir une bourse pres­ti­gieuse. Son rap­port à la culture ne change pour­tant pas. Il ne devient pas comme cer­tains de ses cama­rades, n’utilise pas son savoir comme une arme pour écra­ser les autres.

Dans un très beau pas­sage du livre, Connell est sub­mer­gé par l’émotion à la lec­ture des déses­poirs amou­reux des per­son­nages d’Emma de Jane Austen, et il découvre que la lit­té­ra­ture « l’émeut » (« lite­ra­ture moves him »). Encore une fois, quelle belle inver­sion des sté­réo­types de genre ! Jane Austen, habi­tuel­le­ment consi­dé­rée comme l’écrivaine fémi­nine par excel­lence, est lue avec émo­tion par un lec­teur mas­cu­lin – rap­pe­lons d’ailleurs que les romans ont long­temps été regar­dés comme une lit­té­ra­ture exclu­si­ve­ment féminine.

Un homme vul­né­rable et pas idéalisé

En fait, Connell se défi­nit davan­tage par ses émo­tions que par sa rai­son. Il a tou­jours été angois­sé et les réa­li­sa­teurs nous le montrent par ses dif­fé­rentes crises de pleurs. Son angoisse est réelle, concrète : il tra­verse un moment de dépres­sion, va voir une psy­cho­logue, prend des médicaments.

Il ne res­semble pas au héros invin­cible et pro­tec­teur. Il est d’ailleurs assez pas­sif, à tel point qu’il n’intervient pas phy­si­que­ment pour pro­té­ger Marianne de la vio­lence toxique de cer­tains hommes. Pendant ces scènes, je me suis sur­prise à éprou­ver une courte décep­tion : on est si habitué·e à voir dans le héros mas­cu­lin un pro­tec­teur, qu’on s’insurge presque que Connell n’utilise pas ses gros muscles pour ven­ger sa belle (seule excep­tion, mais qui ne vient pas du livre : après que le frère de Marianne l’a bat­tue, Connell plaque celui-​ci contre le mur). Par sa pas­si­vi­té, il nous confronte à nos propres sté­réo­types sexistes.

S’il est un héros aimable, il n’est pas le repré­sen­tant d’une mas­cu­li­ni­té idéa­li­sée : il se trompe sou­vent et s’excuse tout autant. D’ailleurs, même sa mère ne l’idéalise pas : elle prend par­ti pour Marianne et l’enlace dans une très belle scène de soli­da­ri­té fémi­nine, plu­tôt que de glo­ri­fier les erreurs de son fils.

Un trai­te­ment inédit de la sexualité

Si la série a beau­coup fait par­ler d’elle, c’est enfin pour son trai­te­ment inédit de la sexua­li­té. D’abord parce que le tour­nage des scènes sexuelles – nom­breuses et pré­cises – a été super­vi­sé par une « coor­di­na­trice d’intimité » res­pon­sable du bien-​être phy­sique et men­tal des act.eur·trices. Cette atten­tion se retrouve dans l’intrigue elle-​même : la pre­mière fois où Marianne et Connell font l’amour, celui-​ci demande à sa com­pagne à plu­sieurs reprises si elle en a envie, expli­ci­tant l’importance du consen­te­ment comme c’est rare­ment fait à l’écran.

À l’inverse de l’image véhi­cu­lée par ce qu’on appelle la culture du viol, Connell n’est pas pré­sen­té comme un homme com­man­dé par un désir sexuel tout puis­sant et supé­rieur à celui des femmes. En fait, on nous parle davan­tage du désir de Marianne. La scène de foot­ball semble par exemple moins ser­vir à expo­ser la prouesse de Connell qu’à nous faire voir ce der­nier avec les yeux dési­rants de Marianne. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’Iris Brey, autrice de Regard fémi­nin, une révo­lu­tion à l’écran conseille de regar­der cette série.

On l’a bien com­pris, je vous recom­mande cha­leu­reu­se­ment le livre et la série…

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