Manon Jalibert
© Manon Jalibert

Programmation de l'Opéra de Paris : "Une ins­ti­tu­tion publique se doit de rendre des comptes et mettre en valeur le matri­moine", selon Aliette de Laleu

La sai­son 2024–2025 de l'Opéra de Paris, dévoi­léeen mars, fait grin­cer des dents. Sur les 98 noms d'artistes cités dans la pro­gram­ma­tion, seule­ment 5 sont des femmes. Causette s'est entre­te­nue à ce pro­pos avec Aliette de Laleu, jour­na­liste, chro­ni­queuse à France Musique et autrice de l'essai Mozart était une femme.

Vendredi, Libération a publié une tri­bune, signée par près de 260 professionnel·les du sec­teur cultu­rel et artis­tique, dénon­çant ce criant manque d'égalité de la part de l’institution cultu­relle la plus sub­ven­tion­née de France. Aliette de Laleu, jour­na­liste, chro­ni­queuse à France Musique et autrice de l'essai Mozart était une femme, fait par­tie des signataires. 

Causette : Comment percevez-​vous cette nou­velle programmation ? 

Aliette de Laleu : J’étais évi­dem­ment déçue. Nous avions beau­coup d’espoir avec l’arrivée d’unnou­veau direc­teur (Alexander Neef, ndlr.), dans une ins­ti­tu­tion telle que l'Opéra de Paris. Il avait don­né l’impression de vou­loir por­ter ces sujets, avec une pre­mière sai­son assez réus­sie à ce niveau là, même si on attend tou­jours plus et notam­ment pour ma spé­cia­li­té, l’œuvre des com­po­si­trices, qui est encore mise de côté.

Mais cette sai­son est pro­blé­ma­tique car elle vient d’une ins­ti­tu­tion cultu­relle pres­ti­gieuse et très sub­ven­tion­née. Là, ce n'est pas tant qu'il n'y a pas assez de créa­trices, c'est qu'il n'y en a pas du tout. C'est ça qui est fla­grant. Certes on a presque com­men­cé à s'habituer au fait qu'il n'y ai jamais de com­po­si­trices : l'Opéra de Paris n'en a pro­gram­mé que deux, une en 1895 et une autre en 2017–2018. Mais c'est à la por­tée de tout le monde de mettre en avant ce qui concerne les cho­ré­graphes, les libret­tistes, les met­teuses en scène ou les cheffes d'orchestre. C'est dom­ma­geable pour tout le monde, le public, les ins­ti­tu­tions, le pres­tige à l'international, et les artistes eux-​mêmes, de ne pas pou­voir se frot­ter à la créa­tion féminine. 

Selon vous, pour­quoi l’Opéra de Paris pré­sente une pro­gram­ma­tion moins pari­taire que d’autres opéras ? 

AL : C’est dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sible, on attend que l'Opéra avance des argu­ments. cette tri­bune est issue d’une forme de las­si­tude et d'incompréhension, car on répète les mêmes choses depuis main­te­nant une bonne ving­taine d'années : les artistes femmes ont toute leur place sur scène.

Il y a deux ans, le direc­teur de l’opéra, Alexander Neef, avait annon­cé faire de la pré­sence à l’affiche de met­teuses en scène et de cheffes d’orchestre femmes l’un des axes majeurs de sa com­mu­ni­ca­tion. Comment expliquez–vous ce revirement ? 

AL : J’imagine que quand on est direc­teur d’une telle ins­ti­tu­tion on a une vision des pro­gram­ma­tions sur le très long terme. Ils doivent déjà, aujourd'hui, pen­ser à 2025, 2026 et 2027 et cer­tai­ne­ment avoir de bonnes nou­velles à annon­cer, on espère qu'il y aura des met­teuses en scène, des com­po­si­trices, plus de cheffes d'orchestre… Mais si c'est aus­si impor­tant, pour­quoi les femmes sont-​elles qua­si­ment absentes de cette sai­son ? C'est com­plé­te­ment incom­pré­hen­sible, c'est aus­si ce qui m'a pous­sé à signer cette tri­bune. Cette com­mu­ni­ca­tion ne va pas du tout dans le sens de ce qui vient de sor­tir là et l’argument qui avance que dans la pre­mière sai­son il y avait des femmes, c’est mon­trer que ce sont des excep­tions comme si il y avait un ver­nis der­rière tout ça et qu’il suf­fi­sait de mettre deux met­teuses en scène et un peu plus de cheffes d’orchestres, pour que ce soit bien. 

On dénon­çait aus­si l’absence totale de réac­tion de la part des poli­tiques en amont. Une ins­ti­tu­tion publique se doit de rendre des comptes et mettre en valeur un patri­moine et un matri­moine. Pourquoi à large échelle, per­sonne ne réagit, ne redis­cute de ce qu'il se passe ou ne pose de sanc­tions ? Les petites ins­ti­tu­tions, elles, doivent mettre en lumière l’œuvre des créa­trices alors que l'Opéra de Paris passe com­plè­te­ment entre les mailles du filet sur ce point.

Les médias se sont aus­si peu empa­rés de cette question…

AL : Oui, c'était assez sur­pre­nant. Je pense que cer­tains médias ne se sont pas posé la ques­tion car on a pas l’habitude de voir beau­coup de femmes dans le monde de la musique clas­sique, mais en comp­tant et en allant dans le détail des chiffres, on réa­lise l’ampleur du problème et c'est frap­pant. Pendant long­temps on ne se posait pas trop la ques­tion jusqu'à ce que la haute fonc­tion­naireReine Prat publie, en 2006, un pre­mier rap­port sur les inéga­li­tés femmes-​hommes dans le monde de la culture et là, les gens ont réagi, parce que les chiffres étaient hal­lu­ci­nants. L'étude "Elle Women Composers", publiée très récem­ment, a ana­ly­sé de nom­breuses pro­gram­ma­tions en France sur la sai­son der­nière et la pro­por­tion de com­po­si­trices tombe à 6,4% alors qu'on avait l'impression d'avoir un peu avan­cé sur cette ques­tion. C'est encore néces­saire de comp­ter vrai­ment dans le détail pour illus­trer pour­quoi nous ne sommes pas satis­faits : nous n'attendons pas la pari­té et d'ailleurs, la tri­bune n'appelle pas à cela, mais à un mini­mum d'exemplarité sur le sujet.

Les tra­vailleurs et les tra­vailleuses du monde du sec­teur cultu­rel ont-​ils un rôle à jouer pour que les femmes soient plus repré­sen­tées dans les ins­ti­tu­tions artistiques ?

AL : Je pense que, dans beau­coup d'institutions, et je parle sur­tout de la musique clas­sique, c'est très dur d'avoir un pou­voir déci­sion­nel quand on est sala­rié ou en bas de l'échelle. C'est vrai­ment dif­fi­cile. Selon moi, les per­sonnes qui peuvent réel­le­ment faire évo­luer les choses, ce sont les artistes. Ils pour­raient par­fois refu­ser cer­taines condi­tions, c'est-à-dire que là, par exemple, un mou­ve­ment aurait pu se for­mer si tous les artistes s'étaient mis d'accord pour ne pas par­ti­ci­per à cette sai­son parce qu'il n'y avait pas de femmes. Il y a cer­tai­ne­ment quelque chose à faire à ce niveau-​là, mais ce n'est pas aux pro­fes­sion­nels du milieu de la culture de por­ter toute cette res­pon­sa­bi­li­té, mais aux ins­ti­tu­tions elles-​mêmes. Nous sommes encore dans un sys­tème ultra-​pyramidal, donc, pour moi, la res­pon­sa­bi­li­té repose d'abord sur les direc­teurs et direc­trices de pro­gram­ma­tion et d'institutions. Quand on a un pou­voir de déci­sion on se doit d'être exemplaire.

Est-​ce que le sec­teur de la musique clas­sique est plus en retard que d’autres en terme de repré­sen­ta­tions de femmes ?

AL : C'est dif­fi­cile à éva­luer, mais disons que le milieu de la musique clas­sique est, par essence, assez conser­va­teur, puisqu'il est tour­né vers le pas­sé. Dans l'Histoire de la musique, les hommes ont bien plus été mis en valeur que les femmes en tant que créa­teurs. On dit qu'il n'y a pas de génie au fémi­nin dans la musique clas­sique, ce qui, évi­dem­ment, est faux, puisque le génie est une construc­tion. Si on avait lais­sé toute la place aux femmes com­po­si­trices pour qu'elles soient enten­dues, elles auraient pu être consi­dé­rées comme des génies aujourd'hui. Les met­teuses en scène, les cheffes d'orchestre, les cho­ré­graphes, et les com­po­si­trices existent. Elles étaient déjà nom­breuses dans le pas­sé et elles le sont encore. Celles et ceux qui affirment que dans le pas­sé il n'y avait pas de com­po­si­trices assez impor­tantes dévient le débat. Par ailleurs, cet argu­ment est faux. Donc, oui, la musique clas­sique est par­ti­cu­liè­re­ment en retard sur ces questions-​là, et ça s'explique notam­ment par un réper­toire très, voire exclu­si­ve­ment mas­cu­lin, qui est por­té au som­met. Ce der­nier met du temps à évo­luer : cela ne fait que quelques décen­nies qu'on parle vrai­ment de l'œuvre des com­po­si­trices, et qu'on la redé­couvre enfin correctement.

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