Badass Aouicha Fatouma
© DR

Fatoumata M’Binté et Aouicha Traoré : elles ont créé le pre­mier "Salon du livre jeu­nesse des Banlieusards"

Samedi pro­chain, Vigneux-​sur-​Seine (Essonne) accueille­ra la pre­mière édi­tion du Salon du livre jeu­nesse des Banlieusards. À sa tête, deux femmes, Fatoumata M’Binté et Aouicha Traoré, qui ont fait de la lit­té­ra­ture jeu­nesse inclu­sive le com­bat d’une vie.

C’est un joyeux mélange de stress et d’excitation. “Plus d’excitation que de stress”, pré­cise d’ailleurs Fatoumata M’Binté en siro­tant son moji­to sans alcool dans un café du 1er arron­dis­se­ment de Paris. L’effervescence est jus­ti­fiée, l’appréhension aus­si. Dans une petite semaine, cinq jours pré­ci­sé­ment, Fatoumata M’Binté et Aouicha Traoré lan­ce­ront la pre­mière édi­tion d’un pro­jet qu’elles pré­parent depuis six mois, le Salon du livre jeu­nesse des Banlieusards. L’événement cultu­rel se dérou­le­ra le same­di 13 avril de 10 à 19 heures au Centre Georges-​Brassens, en plein cœur de Vigneux-​sur-​Seine (Essonne), et sera l’occasion de pro­mou­voir la lit­té­ra­ture auprès d’un jeune public “pas tel­le­ment habi­tué à ce genre d’occasion”, glisse Aouicha Traoré. Gratuit sur ins­crip­tion, le salon est orga­ni­sé par l’association Ode à la lit­té­ra­ture qu’elle a fon­dée avec Fatoumata M’Binté en 2022. La salle leur a été prê­tée par la muni­ci­pa­li­té de Vigneux-​sur-​Seine, par­te­naire de l’événement. En ter­rain connu donc, puisque Aouicha Traoré y vit depuis une dizaine d’années. 

En réa­li­té, les deux qua­dra­gé­naires – qui sont aus­si amies dans la vie – pensent ce pro­jet lit­té­raire depuis plus de deux ans main­te­nant. C’est d’ailleurs ce qui les a rap­pro­chées. Nous sommes à l’époque en jan­vier 2022, Fatoumata M’Binté a lan­cé sa bou­tique en ligne, Afrosement kids, depuis trois ans. Elle y pro­pose des jouets, des jeux de socié­té et des livres offrant aux enfants une diver­si­té et une repré­sen­ta­tion posi­tive des per­sonnes raci­sées, notam­ment des Afro-descendant·es. C’est dans ce contexte qu’elle contacte Aouicha Traoré, autrice jeu­nesse qui a lan­cé sa propre mai­son d’édition l’année d’avant, Anka Élévation, pour lui pro­po­ser de dis­tri­buer ses livres sur son site. Au fil de la dis­cus­sion, Fatoumata expose à Aouicha son désir d’organiser, un jour, un grand évé­ne­ment lit­té­raire pour les enfants qui reflé­te­rait jus­te­ment cette diver­si­té. “À un moment, je lui dis : ‘Mais en fait, viens, on le fait ensemble !’ retrace Fatoumata M’Binté auprès de Causette. Aouicha Traoré accepte et l’aventure démarre.

Toucher le public des banlieues 

Avant d’imaginer leur salon lit­té­raire, les deux aco­lytes se sont fait la main en mon­tant trois librai­ries éphé­mères à Paris, ces deux der­nières années, pour pro­mou­voir une lit­té­ra­ture jeu­nesse inclu­sive. C’est d’ailleurs à cette occa­sion qu’elles constatent le fos­sé de l’accessibilité cultu­relle entre la capi­tale et sa ban­lieue. “On s’est très rapi­de­ment aper­çues qu’il y avait un public qu’on ne tou­chait pas, c’est celui d’où l’on vient, la ban­lieue”, affirme Fatoumata M’Binté. Raison pour laquelle elles ont cette fois déci­dé de venir direc­te­ment à lui. 

Le défi est à la hau­teur des espé­rances des deux qua­dra­gé­naires : de taille. Il a tout d’abord fal­lu faire connaître le salon à un public d’ordinaire plu­tôt éloi­gné de ce genre d’initiatives. “Des flyers ont été mis dans les cahiers de cor­res­pon­dance des enfants”, pré­cise Aouicha Traoré. Présidente d’une asso­cia­tion de parents d’élèves dans le col­lège de sa fille, elle a aus­si fait elle-​même le tour des éta­blis­se­ments sco­laires et des biblio­thèques de sa ville pour faire pas­ser l’information. “On a mis toutes les chances de notre côté pour qu’un maxi­mum d’enfants ait accès à cet évé­ne­ment, affirme-​t-​elle. On veut vrai­ment faire com­prendre aux jeunes des ban­lieues que la lit­té­ra­ture est éga­le­ment faite pour eux, qu’importent leur ori­gine et leur cou­leur de peau.”

Où est la diversité ? 

L’événement sera aus­si de taille pour Vigneux-​sur-​Seine. C’est la pre­mière fois que la loca­li­té esson­nienne est par­te­naire d’un évé­ne­ment axé sur la lit­té­ra­ture jeu­nesse. Première fois aus­si qu’un salon du livre jeu­nesse cible par­ti­cu­liè­re­ment le public des ban­lieues. Il existe, certes, le Salon du livre jeu­nesse de Montreuil, en Seine-​Saint-​Denis, depuis trente-​neuf ans, mais la ville sym­bo­li­sant la “boboï­sa­tion” des quar­tiers popu­laires, on ne peut pas vrai­ment dire qu’il soit syno­nyme d’inclusivité. “Le salon de Montreuil c’est bien, mais les per­sonnes des ban­lieues n’y vont pas. On n’y a pas notre place, pointe Fatoumata M’Binté. À Aulnay-​sous-​Bois [Seine-​Saint-​Denis, ndlr] où je vis, il y a beau­coup d’événements cultu­rels mais jamais autour de la lit­té­ra­ture, sur­tout la lit­té­ra­ture jeu­nesse. Un gros évé­ne­ment sur la lit­té­ra­ture jeu­nesse en ban­lieue, moi, je n’en ai jamais vu.”

Pour Aouicha Traoré et Fatoumata M’Binté, l’heure est d’ailleurs aux der­niers pré­pa­ra­tifs. “On est en train de fina­li­ser l’annonce de l’ensemble de nos auteurs”, sou­ligne la pre­mière. Une cin­quan­taine d’exposant·es seront présent·es. Parmi eux·elles, des auteur·rices autoédité·es et des mai­sons d’édition indé­pen­dantes venant de toute la France – y com­pris des ter­ri­toires d’outre-mer comme la Guadeloupe –, de Belgique et de Suisse. Au menu de cette pre­mière mou­ture : des livres pour les tout·e‑petit·es, des romans jeu­nesse, des bandes des­si­nées, des man­gas mais aus­si des romances pour ados. On y retrou­ve­ra par exemple le roman, Fragrances, de l’autrice Suzanne Nsilulu qui raconte l’histoire de Ceska, qui, pas­sion­née par la par­fu­me­rie, rêve de deve­nir un nez mais doit faire face au racisme pour se faire une place dans le milieu. La col­lec­tion Miezi et Lowa de l’autrice Fabiana Nsangu Tomas qui conte les aven­tures d’une famille noire. Sera aus­si pré­sente, la mai­son d’édition indé­pen­dante, Les édi­tions Visibles et sa fon­da­trice, Licia Chery, autrice de l’album Les Aventures de Tichéri, les lunettes magiques, abor­dant la ques­tion du handicap. 

Des ate­liers d’écriture et de cari­ca­ture ain­si qu’un spec­tacle ponc­tue­ront éga­le­ment la jour­née. Et petite sur­prise de der­nière minute : si l’événement est à des­ti­na­tion des enfants, les deux fon­da­trices ont aus­si pen­sé aux parents en conviant des exposant·es de lit­té­ra­ture adulte. Comme Solange N’Kie Kombo, autrice du livre Mon enfant à la crèche, qui ras­semble des témoi­gnages de parents et de professionnel·les de la petite enfance. Tous et toutes les auteur·trices du salon sont visibles sur le compte Instagram de l’événement.

Exclure les mai­sons d’édition dites mains­tream au pro­fit de mai­sons indé­pen­dantes est un par­ti pris. Tout comme le fait de mettre en avant des auteur·rices racisé·es, notam­ment afrodescendant·es. “On vou­lait vrai­ment faire connaître des auteurs et des mai­sons d’édition qui manquent de visi­bi­li­té et qui se battent pour appor­ter une diver­si­té dans la lit­té­ra­ture jeu­nesse ”, retrace Fatoumata M’Binté. Notre récent article reve­nant sur les 70 ans de Martine l’atteste ample­ment : à l’image de la gamine par­faite ima­gi­née par Casterman en 1954, la lit­té­ra­ture jeu­nesse manque encore cruel­le­ment de diver­si­té. Aucun·e enfant racisé·e, par exemple, dans les der­niers albums de Martine publiés ces der­nières années. Une absence qui empêche de fait la repré­sen­ta­ti­vi­té des enfants racisé·es, pour­tant essen­tielle pour leur développement.

“Crise iden­ti­taire” 

Cette pro­blé­ma­tique, Fatoumata M’Binté y a été confron­tée dès son enfance. C’est pour­tant à ce moment-​là qu’elle est tom­bée amou­reuse des mots, comme elle dit. “D’aussi loin que je me sou­vienne, mon amour pour la lec­ture a tou­jours été là. Mais c’est quelque chose qui est venu seul. Mes parents, issus de l’immigration séné­ga­laise, ne par­laient pas fran­çais”, retrace-​t-​elle. Pendant l’adolescence, elle vit ce qu’elle explique être une “crise iden­ti­taire”. “Je me disais ‘je suis afri­caine mais je suis née en France et pour­tant, en France, on ne me repré­sente pas posi­ti­ve­ment dans les livres’, je me suis alors mise à me défri­ser les che­veux, ajoute-​t-​elle. Quand je suis deve­nue mère, c’était hors de ques­tion que ma fille vive cela.”

Pourtant, un soir, sa fille rentre de l’école en lui assé­nant : “Maman, je veux être blanche et avoir les che­veux lisses.” Coup de mas­sue pour Fatoumata M’Binté. “Comment ma fille, mal­gré tout ce que je lui avais dit, pou­vait avoir honte d’être qui elle était ?, s’interroge encore aujourd’hui la femme de 40 ans. Je me suis ren­du compte que rien n’avait chan­gé depuis mon enfance, dans les livres qu’elle lisait, elle était rare­ment repré­sen­tée.” Ce constat la pousse à écrire un livre en 2018 dont le per­son­nage est ins­pi­ré de sa fille, puis à lan­cer l’année sui­vante sa bou­tique en ligne.

Déconstruire les clichés 

Avec leur salon lit­té­raire, Fatoumata M’Binté et Aoucha Traoré s’attaquent aus­si à décons­truire les cli­chés. Premièrement au sein de leur propre com­mu­nau­té. “Beaucoup pensent encore à tort que la lit­té­ra­ture ou la lec­ture n’est pas pour eux”, pointe Aouicha Traoré, pour qui la lit­té­ra­ture a tou­jours “ce petit côté éli­tiste”. C’est pour ça que la puis­sance de la repré­sen­ta­tion est vrai­ment impor­tante, appuie Fatoumata M’Binté. Pour des enfants noirs par exemple, voir des auteurs noirs c’est très impor­tant, ça envoie le signal fort que c’est un métier à leur portée.”

L’autre objec­tif du salon des Banlieusards est d’offrir une visi­bi­li­té à ces auteur·rices. “On sait ce que c’est que d’être auteurs indé­pen­dants et de ne pas avoir for­cé­ment pignon sur rue”, sou­ligne Aouicha Traoré. La qua­dra­gé­naire, née à Paris d’une mère algé­rienne et d’un père malien, sait en effet de quoi elle parle. À la dif­fé­rence de Fatoumata M’Binté, elle a gran­di dans une famille où la lit­té­ra­ture avait une place impor­tante. Mais comme elle, c’est avec la mater­ni­té qu’elle arrive au même constat : qu’il est com­pli­qué de trou­ver des livres pour enfants dans les­quels les sien·nes sont représenté·es, et ce, de manière posi­tive. Comme Fatoumata, elle se décide donc à pal­lier ce manque elle-même. 

En 2021, elle se lance dans l’écriture d’un album jeu­nesse, mais galère à trou­ver une mai­son d’édition cor­res­pon­dant à ses valeurs. “Je ne pou­vais pas m’adresser à une mai­son d’édition qui, pour moi, est res­pon­sable d’un manque de repré­sen­ta­tion, explique-​t-​elle. Je me suis donc déci­dée à aller jusqu’au bout de ma démarche en lan­çant ma propre mai­son d’édition afin d’aider d’autres auteurs, pas for­cé­ment raci­sés, mais dont le mes­sage n’est pas mains­tream.”Aouicha Traoré fonde donc Anka Élévation la même année, où elle publie son pre­mier livre, Au secours ! Je ne veux pas d’une autre maman !, qui raconte la sépa­ra­tion parentale. 

“Pourquoi le petit gar­çon est noir ?”

Aouicha Traoré a depuis publié quatre albums jeu­nesse : Héros, Hier, aujourd’hui et demain, Les aven­tures de Papa Yo Tome 1 : La sor­tie sco­laire, Les aven­tures de Papa Yo Tome 2 : Liam ne veut plus aller au centre aéré et le der­nier tome des aven­tures de Papa Yo, Stop la tablette, est sor­ti en février der­nier. Elle peut désor­mais vivre de son écri­ture. Pour autant, elle s’est ren­du compte qu’il était tou­jours aus­si dif­fi­cile de tou­cher le public concer­né. “J’entends sou­vent des parents dire ‘Mais on ne savait même pas que ce genre de livres exis­tait’”, pointe-​t-​elle. Fatoumata M’Binté rebon­dit aus­si­tôt : “Moi, j’ai gran­di avec Martine, mais je ne me suis jamais posée la ques­tion pour­quoi elle est blanche ? Mais l’autre fois, lors d’un ate­lier d’écriture, un petit gar­çon noir m’a dit en mon­trant la cou­ver­ture d’un livre : ‘Pourquoi le petit gar­çon est noir ?’. Tant qu’on aura encore ce genre de ques­tions, ça vou­dra dire qu’on n’a pas fini le travail.”

affiche A5

Le che­min semble effec­ti­ve­ment encore long avant de rendre la lit­té­ra­ture uni­ver­selle et acces­sible à tous et toutes, mais Fatoumata M’Binté et Aouicha Traoré sont bien déci­dées à se retrous­ser les manches et à en ouvrir la voie. La pre­mière édi­tion de leur salon ne s’est d’ailleurs pas encore tenue qu’elles voient déjà plus grand : un salon dans cha­cune des grandes villes de la ban­lieue pari­sienne avant de s’attaquer au ter­ri­toire natio­nal tout entier. “Avec Vigneux-​sur-​Seine, on ouvre le bal”, lance Aouicha Traoré en riant. Et quel bal !

Salon du livre jeu­nesse des Banlieusards, le same­di 13 avril de 10 à 19 heures au Centre Georges-​Brassens de Vigneux-​sur-​Seine (Essonne). 

Pour s’inscrire gra­tui­te­ment au salon, c’est ici

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.