Yasmine Benkiran Photo 1
Portrait de Yasmine Benkiran. © Capture écran www.femmesdumaroc.com

"Mon film raconte l’histoire de deux femmes et une petite fille qui fuient le patriar­cat" : Yasmine Benkiran, nou­velle figure fémi­niste du ciné­ma marocain

Reines, de Yasmine Benkiran, n’est pas un premier film comme les autres. Teinté d’humour et de fantastique, ce road-movie marocain nous embarque à bord d’un camion, sur les routes de l’Atlas, aux côtés de deux femmes en cavale et d’une petite fille qui croit aux sorcières. Explications avec sa jeune réalisatrice féministe…

Causette : Deux femmes en quête de liberté, qui s’embarquent dans un road-movie fracassant traversé de paysages somptueux : impossible de ne pas penser à Thelma et Louise, œuvre culte de Ridley Scott, en voyant Reines. Que représente ce film pour vous ? Un modèle, un repère ?
Yasmine Benkiran : Honnêtement, quand j’ai commencé à écrire mon scénario, je n’y ai pas pensé une seconde ! Ce que je voulais, au départ, c’était construire une histoire autour de trois femmes au volant d’un camion. J’ai grandi au Maroc, et les gros camions hyper customisés qui traversent le pays, ils sont nombreux là-bas, m’ont toujours fascinée. Ils sont à la fois imposants et fragiles, surtout dans les virages [rires] ! Et bien sûr, ils sont associés au masculin, raison pour laquelle, aussi, j’ai pensé à eux. Car je tenais à donner une autre représentation de la femme arabe ; autre que celle, un peu misérabiliste, que l’on trouve dans les films d’auteur en tout cas. Oui, j’avais envie d’un film enlevé, populaire, qui mélange les genres et bouscule les codes du cinéma arabe ! Après… J’adore Thelma et Louise et j’y ai évidemment pensé au fur et à mesure que j’avançais dans l’écriture, en me disant d’ailleurs que j’allais m’amuser avec ça comme avec d’autres films célèbres, tel Le Salaire de la peur. Ne faisons pas comme s’ils n’avaient jamais existé ! Surtout que le public marocain a été abreuvé de films hollywoodiens et européens, par la télé ou les DVD, il perçoit très bien les références, les clins d’œil, j’avais envie de jouer avec ça…

Rien de moins anodin, néanmoins, pour une jeune cinéaste franco-marocaine comme vous que de se lancer dans un premier long-métrage qui mixe comédie et film d’aventure, le tout rehaussé d’une pointe de fantastique. D’où vous vient ce goût du cinéma de genre, assez inattendu ?
Y.B. : J’ai grandi au Maroc dans une famille plutôt intellectuelle. Mon père, prof de maths, a une formation d’ingénieur informatique et ma mère est psychanalyste. Le premier a le goût des étoiles et de la science-fiction, qu’il m’a transmis. La seconde a fait sa thèse sur les thérapies traditionnelles au Maroc, qui font appel au surnaturel. D’un côté comme de l’autre, mon imaginaire a donc été nourri par tout ce qui sortait du réalisme pur. Et voilà pourquoi, sans doute, j’aime le cinéma qui déréalise : parce que c’est un moyen d’entrer dans un pays imaginaire… En plus, là, on est dans une cavale. Il y a un côté action et un côté humour aussi. Cela apporte de la distance, or, je pense que l’on voit mieux les choses quand on prend un peu de distance…

En l’occurrence, à travers ses héroïnes atypiques, Reines raconte bel et bien les entraves culturelles et sociales qui brident les femmes marocaines, non ?
Y.B. : Oui, c’est exactement ça : mon film raconte l’histoire de trois femmes, enfin de deux femmes et d’une petite fille, qui fuient le patriarcat. Même si les choses évoluent à la vitesse grand V aujourd’hui au Maroc, le Code de la famille est ainsi en train d’être refondu, les lois sont terriblement en retard. Par exemple, si un père meurt et qu’il n’a que des filles, eh bien, c’est un vieil oncle ou un cousin qui héritera, pas sa veuve ni ses filles ! Il faut donc se battre sur tout, avoir du souffle et tenir. Mais j’ai eu une mère très féministe, alors je tiens !

Parlez-nous d’Asma, la conductrice-mécanicienne du fameux camion, mais aussi de Zineb, la détenue en fuite, et d’Inès, sa fillette…
Y.B. : C’est Zineb qui est arrivée en premier, quand j’écrivais. Elle a une gouaille pas possible, une énergie fascinante, un peu à la Anna Magnani. Elle parle fort, a du panache et, en même temps, elle est très fragile : cette ambivalence m’intéressait. Ensuite est venue Inès, la gamine. J’adore les films avec enfants parce qu’ils portent en eux cette foi en l’imaginaire. Inès m’a permis d’intégrer des séquences de conte à mon récit, vu qu’elle se passionne pour Aïsha Kandisha, une créature du folklore très connue au Maghreb, une sorte de sorcière, mais en mode ogresse. Un peu notre fée Carabosse, si vous voulez ! J’avais envie de la réhabiliter, j’ai donc fait d’elle la reine des Djinns [des créatures surnaturelles issues de la mythologie arabique pré-islamique, ndlr] ! J’ai d’autant moins hésité qu’il existe des milliards de versions de Kandisha… Et puis, enfin, il y a Asma : la plus classique des trois, même si elle travaille avec son père dans son atelier de mécanique. Elle est mariée à un homme qu’elle n’aime pas, elle étouffe, mais elle n’ose pas envisager une autre vie, jusqu’à ce que son chemin percute celui de Zineb… Avec Asma, j’introduis la notion de désobéissance. J’aime bien qu’elle puisse éclore au volant d’un camion. En décidant de rester avec Zineb, elle va devenir hors la loi, d’accord, mais elle va aussi acquérir sa liberté. Au fond, Asma est un peu la ligne dynamique du film !

Iriez-vous jusqu’à dire que votre film “désobéissant” est un film révolutionnaire ?
Y.B. : Non, je ne crois pas. Il n’y a pas de scènes de sexe, par exemple. Mais c’est un film politique, en tout cas, car il propose des choses un peu rock, qui donnent un coup de vieux supplémentaire aux vieux mecs !

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Reines, de Yasmine Benkiran. En salles le 15 mai.
© Moonlight Films Distribution

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