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Marcello Quintanilha et son Fauve d'Or le 20 mars 2022 à Angoulême © Antoine Guibert

Marcello Quintanilha, Fauve d’Or 2022 : « C’est ça, la fave­la : l’absence béante de l’État, et les femmes qui se retrouvent à assu­mer son rôle »

Entretien avec Marcello Quintanilha, l’auteur bré­si­lien qui a reçu le week-​end pas­sé le Fauve d’Or pour sa bande des­si­née Écoute, jolie Márcia lors du fes­ti­val d’Angoulême.

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Dans le foyer des Regina Santos Lima, au coeur d'une fave­la bré­si­lienne, on retrouve la mère, Márcia, infir­mière qui se bat contre la fata­li­té, la fille, Jaqueline, mœurs légères et fré­quen­ta­tions lour­de­ment armées et le beau-​père, Aluísio, faux mou au vrai grand cœur. En fili­granes der­rière cette famille bran­lante que seul tient l’amour : Marcello Quintanilha. Le trio d’Écoute, jolie Márcia, ses cou­leurs explo­sives et dia­logues tru­cu­lents au ser­vice d’une intrigue dérou­lée sans accroche lui ont valu le Fauve d’Or 2022 lors du der­nier fes­ti­val de bande des­si­née d’Angoulême. Rencontré dans un café pari­sien, le quin­qua­gé­naire bré­si­lien au fran­çais fluide pré­fère gar­der son masque. Pas grave, ses yeux qui rient suf­fisent à témoi­gner de toute l’humanité qu’il insuffle à ses per­son­nages, tou­jours ambi­va­lents, jamais essentialisés.

Causette : Y a‑t-​il une vraie Márcia à l’origine de cette his­toire, dont vous vous seriez ins­pi­rée ? 
Marcello Quintanilha : Pas vrai­ment. J’avais sur­tout envie, depuis très long­temps déjà, de faire une his­toire sur l’amour mater­nel, sur une mère qui veut sau­ver sa fille et qui pour ça est prête à prendre des déci­sions radi­cales. Je crois beau­coup en le fait que l’amour nous per­met de faire des choix très durs mais néces­saires. Ce n’est pas tant que la mienne a dû faire des choix extrêmes me concer­nant [rires] mais elle a ins­pi­ré en par­tie ce per­son­nage par sa per­son­na­li­té intran­si­geante. Et le visage de mon per­son­nage est celui d’une amie, qui s’appelle Márcia elle aus­si et que je ne peux voir sans que la chan­son Écoute, jolie Márcia ne me vienne en tête.

"Ma mère n'a aucun sens cri­tique me concer­nant : d’après elle, tout ce que je crée est la plus belle œuvre qu’un être humain ait jamais conçue dans l’histoire de l’humanité"

Quelle a été la réac­tion de votre mère, jus­te­ment, quand elle a lu Écoute, jolie Márcia ? 
M.Q. : Ma mère… Ma mère n'a aucun sens cri­tique me concer­nant : d’après elle, tout ce que je crée est la plus belle œuvre qu’un être humain ait jamais conçue dans l’histoire de l’humanité. Maman, écoute ça n’est pas tout à fait vrai [rires]. Mais j’aime bien lui rendre hom­mage, d’ailleurs on la retrouve aus­si à la fin de ma BD Les lumière de Niterói [qui retrace la vie du père de Marcello, ndlr]

Comment expliquez-​vous la force de votre œuvre, ce qui vous a fait gagner le Fauve d’Or ?
M.Q. : Sans doute l’humanité des per­son­nages. Mes his­toires se passent au Brésil, dans la culture bré­si­lienne, avec des per­son­nages bré­si­liens… mais per­sonne n’a besoin d’être Brésilien ou de connaître la socié­té bré­si­lienne pour se fami­lia­ri­ser avec le récit. C’est cette uni­ver­sa­li­té qui fait que ça fonctionne. 

Bien que vous ayez quit­té le Brésil il y a presque vingt ans, les fave­las res­tent un thème récur­rent dans vos albums. Vous abor­dez cette fois la ques­tion du point de vue des femmes qui y vivent, d’où vient cette obses­sion ? 
M.Q. :
Plus que la fave­la, c’est la ques­tion de la pau­vre­té au Brésil qui me colle à la peau : elle est d’une telle pré­do­mi­nance qu’aucun Brésilien ne peut fer­mer les yeux des­sus. Et même si je ne suis pas retour­né là-​bas en créant Écoute, jolie Márcia à cause de la crise sani­taire, je n’ai qu’à plon­ger dans mon for inté­rieur pour recueillir, voir des choses de ce pays, parce que le Brésil est tou­jours avec moi, il m’a consti­tué comme être humain. 
En fait, ce qui m’intéresse le plus c’est de tra­vailler la façon dont mes per­son­nages sont façon­nés par le cadre socié­tal, com­ment leurs condi­tions sociales les enve­loppent et les limitent en même temps. 

Les femmes par­ti­cu­liè­re­ment ? 
M.Q. : Je crois que oui, les femmes sont tou­jours beau­coup plus sacri­fiées que les hommes dans la socié­té, de façon géné­rale mais encore plus dans une socié­té où l’État n’est pas pré­sent. Parce que c’est ça, la réa­li­té de la fave­la : l’absence béante de l’État, et les femmes qui se retrouvent à assu­mer son rôle.
Après, en ce qui concerne mon tra­vail, je ne choi­sis pas de façon consciente le genre de mes per­son­nages, l’histoire s’impose à moi. Mais je constate quand même que ça crée des réac­tions très dif­fé­rentes dans mon public. Par exemple, dans Talc de verre [sor­ti en 2016, ndlr], une série de lec­teurs m’ont par­lé de Rosalina [le per­son­nage prin­ci­pal, dont on suit la des­cente aux enfers, ndlr], en me disant qu’elle était malade, folle, qu’on ne pou­vait croire en ce per­son­nage car elle se com­porte comme aucune femme ne le ferait. Je trouve ça fabu­leux que quelqu’un sache avec exac­ti­tude ce qu’est capable de faire ou non une femme. Rien que ça ! [rires] Et tous ceux qui m’ont dit ça… étaient des hommes. Aucune femme ne m’a jamais tenu un dis­cours pareil. Au contraire, elles sem­blaient appré­cier la com­plexi­té du per­son­nage. 
Et hon­nê­te­ment, ça me gave de tra­vailler avec ces his­toires d’« uni­vers fémi­nin » ou d’« uni­vers mas­cu­lin » parce je ne sais pas com­ment une femme pense, je ne sais pas com­ment un homme pense. 

"J’aime beau­coup qu’on sente dans mon tra­vail l’influence de la tech­nique, qu’elle soit per­cep­tible. Ça vient d’une tra­di­tion de la peinture"

Dans vos pré­cé­dents albums, vous uti­li­sez des palettes de cou­leurs très dif­fé­rentes de ce qu’on retrouve ici. On passe du noir et blanc et des tona­li­tés plu­tôt froides à des cou­leurs « car­na­va­lesques » dans Écoute, jolie Marcia. Quel est l’effet que vous vou­liez créer ? 
M.Q. : J’avais envie de trans­mettre quelque chose de très spé­ci­fique : cette forme de décon­nexion avec la réa­li­té qu’il y a aujourd’hui au Brésil, au niveau poli­tique pré­ci­sé­ment. C’est ce qui a per­mis l’élection de Bolsonaro et qui s’explique pro­ba­ble­ment par les crises du capi­ta­lisme et les révo­lu­tions numé­riques. C’est pour ça que j’ai choi­si de ne pas faire cor­res­pondre les cou­leurs de l’histoire [ les peaux sont vio­lettes, le ciel vert, etc., ndlr] aux cou­leurs du monde réel. 
Et puis, ce rap­port à la cou­leur vient aus­si de mon évo­lu­tion de par­cours avec les outils numé­riques. J’aime beau­coup qu’on sente dans mon tra­vail l’influence de la tech­nique, qu’elle soit per­cep­tible. Ça vient d’une tra­di­tion de la pein­ture, qu’on retrouve par exemple chez Vermeer mais aus­si dans la bande-​dessinée avec Roy Crane.

Vous avez par­lé des cou­leurs, qui sont très dif­fé­rentes de ce qu’on constate dans vos pré­cé­dents albums, mais le trait aus­si a chan­gé : il est sim­pli­fié, pour­quoi ? 
M.Q. : À nou­veau, c’est parce que je vou­lais vrai­ment que la cou­leur soit l’acteur prin­ci­pal. Que le lec­teur, quand il ouvre le livre, res­sente une explo­sion de teintes. Le trait est plus dis­cret, presque inexis­tant pour don­ner l’impression que j’ai « des­si­né avec la cou­leur ». 
Je suis auto­di­dacte mais j’ai beau­coup d’influences qui viennent de la bande-​dessiné, notam­ment franco-​belge : Edgar P. Jacobs [créa­teur de Blake et Mortimer, ndlr] , Jean-​Louis Floch [des­si­na­teur de la série des Jacopo, ndlr], François Boucq [à l’origine des Aventures de Jérôme Moucherot, ndlr]

Et pour­quoi cette res­sem­blance gra­phique entre Marcia et Jaqueline ? 
M.Q. : C’est comme si Marcia se par­lait à elle-​même tout le temps. Elle se recon­naît dans sa fille : d’une cer­taine façon, elle lui rap­pelle un aspect enfoui de sa propre per­son­na­li­té. Peut-​être qu’elle veut se sau­ver elle-​même à tra­vers Jaqueline.

Écoute, jolie Márcia, de Marcello Quintanilha, aux édi­tions Çà et là, 128 pages, 22 euros.

Lire aus­si l Grand Prix d'Angoulême : Julie Doucet, pure consé­cra­tion de la ligne crade

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