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©Manel & Sean

Le monde de l’édition est-​il en danger ?

Depuis des mois, le sec­teur de l’édition est en pleine tour­mente. La cause ? Le pro­jet de Vincent Bolloré de fusion­ner les deux mas­to­dontes du milieu – Hachette et Editis –, fai­sant craindre une situa­tion de quasi-​monopole très mena­çante pour la diver­si­té édi­to­riale. Les deux socié­tés sont déjà la pro­prié­té du mil­liar­daire bre­ton. L’une (Hachette) via Lagardère, dont il est l’actionnaire majo­ri­taire depuis juin, l’autre (Editis) via le groupe Vivendi. Si, à la fin juillet, Vivendi a annon­cé renon­cer à ce pro­jet de fusion, et céder Editis pour conser­ver Hachette, le monde du livre dit res­ter vigi­lant. Car il peut encore faire bou­ger les lignes du mar­ché pour le domi­ner autre­ment. Explications.

Christophe Hardy
Président de la Société des gens de lettres et copré­sident du Comité per­ma­nent des écrivains

« Il y a presque vingt ans [quand Lagardère a par­tiel­le­ment rache­té le pôle édi­tion du groupe Vivendi, ndlr], les auteurs ne s’étaient pas mani­fes­tés. Cette fois, nous avons mené une action auprès de Bruxelles, conjoin­te­ment aux édi­teurs et aux libraires, contre ce pro­jet de fusion Editis-​Hachette. Face au mas­to­donte qui aurait résul­té de cette fusion, la négo­cia­tion aurait été plus com­pli­quée pour
les auteurs. Se serait posée éga­le­ment la ques­tion de la diver­si­té édi­to­riale puisque la logique finan­cière, qui com­man­dait cette fusion, aurait pri­vi­lé­gié la ren­ta­bi­li­té immé­diate. Avec, pour consé­quence, un appau­vris­se­ment consi­dé­rable du pay­sage lit­té­raire. Par ailleurs, le nou­veau groupe aurait dis­po­sé d’un levier énorme qu’est l’outil de dis­tri­bu­tion et de dif­fu­sion, lui per­met­tant d’occuper presque tout l’espace des librai­ries
En juillet, Vivendi a annon­cé vou­loir céder Editis. Nous pre­nons acte de cette déci­sion et nous féli­ci­tons d’avoir été en par­tie enten­dus. Mais notre action est tou­jours en cours : nous devons res­ter extrê­me­ment vigi­lants, d’une part, quant aux condi­tions dans les­quelles Editis serait cédé ; d’autre part, quant au risque d’un accrois­se­ment de la posi­tion domi­nante du groupe Hachette après son inté­gra­tion au groupe Vivendi. Rappelons qu’au-delà des livres, il y a dans ce groupe des moyens de pro­mo­tion, des médias, l’audiovisuel… Un tel acteur a le pou­voir de mode­ler l’opinion et d’imposer une ligne idéo­lo­gique : on l’a vu récem­ment avec Michel-​Yves Bolloré, frère de Vincent, et le suc­cès de son livre sur les preuves scien­ti­fiques de l’existence de Dieu, qui a été com­plè­te­ment “orches­tré”. »

Inès Sol Salas
Agrégée de lettres et écri­vaine, coau­trice, avec Hélène Ling,
du Fétiche et la Plume. La lit­té­ra­ture, nou­veau pro­duit du capi­ta­lisme (aux édi­tions Rivages)

« La concen­tra­tion édi­to­riale est à l’œuvre depuis long­temps et s’est accé­lé­rée dans les années 1980. Malgré des mesures comme le prix unique du livre, la France n’échappe pas à la logique néo­li­bé­rale. On compte actuel­le­ment quatre méga­groupes qui détiennent les trois quarts de l’édition fran­çaise. La main­mise de Vincent Bolloré sur ce sec­teur est très inquié­tante sur le plan idéo­lo­gique. Il consi­dère l’édition comme un appen­dice de son empire du diver­tis­se­ment et des médias. Lors de son audi­tion, en jan­vier 2022, devant la com­mis­sion d’enquête du Sénat, il a nota ment par­lé de l’indigence des auteurs et des autrices. Mais sa solu­tion pour y remé­dier n’est pas d’œuvrer pour créer un sta­tut spé­ci­fique ou déve­lop­per les aides à la créa­tion. Non, il sug­gère de trans­for­mer les livres en séries ou en films.
Le livre devient un pro­duit comme un autre et sur­tout un réser­voir à idées pour les pla­te­formes telles qu’Amazon ou Netflix. Dans ce contexte, qu’est-ce qu’un “bon” livre ? C’est un livre sus­cep­tible de faire le buzz ou qu’on a envie de dévo­rer, un page tur­ner qui use et abuse de cliff­han­gers [sus­penses hale­tants]. La recette peut don­ner de bons ouvrages évi­dem­ment, mais qui sont avant tout le pro­duit d’un for­ma­tage. Les livres de Faulkner ou de Virginia Woolf, qui n’ont rien de page tur­ners, auraient-​ils seule­ment pu être publiés aujourd’hui ? »

Julien Lefort-​Favreau
Professeur agré­gé de lit­té­ra­ture au Québec, auteur du Luxe de l’indépendance (Lux Éditeur, 2021)

« La “menace” évo­quée est un réflexe cor­po­ra­tiste nor­mal et légi­time, mais c’est un dis­cours à nuan­cer. Il existe dif­fé­rentes menaces, qui ne sont pas équi­va­lentes. La concen­tra­tion pose la ques­tion de l’uniformisation du conte­nu cultu­rel. Mais l’indépendance n’est pas une ver­tu en soi : les grands groupes peuvent publier des sujets nou­veaux et très inté­res­sants. Ensuite, le sec­teur a tou­jours craint un déclin de la lec­ture. Déjà au XIXe siècle, les édi­teurs se disaient mena­cés par la presse, puis par la radio, la télé, le ciné­ma. Il n’en est rien. Ces nou­veaux médias se super­posent à la lec­ture. Les ventes de livres au Canada sont d’ailleurs excep­tion­nelles depuis cinq ans. [Et le livre reste la pre­mière indus­trie cultu­relle en France]. Autre “menace” : les petits édi­teurs arguent que les fusions entre grands groupes leur lais­se­raient moins de marge de manœuvre pour négo­cier la dif­fu­sion de leurs livres. En réa­li­té, pour cela, les indé­pen­dants s’allient déjà aux grands groupes, seuls à être dotés des sys­tèmes de dis­tri­bu­tion.
L’indépendance n’existe donc pas vrai­ment. Aux États-​Unis – où se pré­pare aus­si une fusion entre deux des cinq plus gros édi­teurs amé­ri­cains –, on évoque le risque de perte de pou­voir de négo­cia­tion des auteurs, face à un trust d’éditeurs. L’argument est inté­res­sant. Mais je ne pense pas que défendre son manus­crit devant quatre ou cinq groupes – soit des dizaines, voire des cen­taines de mai­sons d’édition – change beau­coup la donne. Pour moi, le nerf de la guerre, c’est la menace d’Amazon sur les librai­ries et les condi­tions de tra­vail de ses employé·es. L’édition indé­pen­dante reste néces­saire pour mettre la chaîne du livre en concor­dance avec des valeurs poli­tiques et lut­ter contre les excès du capitalisme. »

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