Chaque mois, un auteur, une autrice, que Causette aime, nous confie l’un de ses coups de cœur littéraires.
Après plus de soixante ans de lecture, je me retrouve assis sur une mine d’or que je cherche à dilapider, à l’encontre du vieux cow-boy édenté qui défend la sienne avec un fusil. Je vous offre cette pépite qui brille dans la nuit mexicaine. Il s’agit de Pedro Paramo, un récit incandescent de Juan Rulfo. Il n’a écrit qu’un roman, et un recueil de nouvelles. Puis rien ou quelques lettres à une certaine Clara. C’est le filet d’eau qui se trouve à l’origine du fleuve d’encre et de sang qui traverse toute l’Amérique latine. Pour Fuentes, son compatriote, aucun roman de cette région n’égale Pedro Paramo en profondeur et en émotion. Garcia Marquez le compare à Sophocle. Quant à l’imperturbable Borges, il parle de « laconique chef-d’œuvre ».
C’est l’histoire d’un fils élevé par sa mère, loin du village natal de cette dernière. La mère, en mourant, lui fait jurer de retourner à Comala pour retrouver son père, ce Pedro Paramo, et lui faire payer cher cette vie de misère qui l’a rigidifiée en une femme amère. Dans la mémoire de la mère, comme c’est souvent le cas quand la nostalgie se mêle de la partie, Comala reste un endroit paradisiaque. Le narrateur arrive donc sur les lieux pour découvrir des silhouettes fantomatiques dans un village poussiéreux que la vie semble avoir abandonné. Petit à petit, grâce aux amies d’enfance de sa mère, le narrateur devine plus qu’il ne comprend ce qui se passe. Je dis tout de suite que le but de ce livre n’est pas de faire peur en enchaînant des scènes d’horreur. L’horreur est ailleurs, dans la vie quotidienne de ces femmes dont l’énergie a été aspirée par un tyran local. Justement, ce Pedro Paramo dont il est le fils et qui semble être le père, le mari ou l’amant de la plupart des femmes qu’il croise sur son chemin. Il règne en maître absolu sur les âmes.
Juan Rulfo note tout ce qui se chuchote dans la nuit de Comala. Tous ces cris étouffés trouvent l’oreille d’un poète attentif dont la force est qu’il refuse d’interpréter cette douleur. Les voix se chevauchent. Celles des morts croisant celles des vivants. À Comala, il n’y a plus de frontière entre la mort et la vie. Pour arriver à un pareil résultat, le tyran a éliminé tout espoir. La seule femme qui a pu s’échapper de cette terre brûlée par la cruauté d’un tueur insatiable, c’est la mère du narrateur, mais elle mourra là-bas, le visage tourné vers le village natal, le cœur rempli d’amertume, comme si elle n’avait jamais quitté Comala. C’est qu’on ne quitte pas Comala. Ni ce roman.
Pedro Paramo, de Juan Rulfo. Éd. Gallimard/Coll. Folio, 192 pages, 8,20 euros, 2009.
En librairie : Dans la splendeur de la nuit
« Du calme, les vivants ! » C’est la phrase préférée de Dany Laferrière. Ce conteur intrépide appelle, depuis trente-cinq ans, ses lecteur·rices à l’immobilité, à la contemplation. Voyager, changer le monde oui, mais par l’imagination. Avec Dans la splendeur de la nuit, son nouveau récit poétique illustré à la main, l’académicien nous entraîne à la recherche d’un poème, dans la chaleur tropicale de Port-au-Prince. Au fil de cette odyssée nocturne, on croise, comme dans un rêve, les figures intérieures qui composent le narrateur, avatars de l’écrivain : un petit garçon, un tigre, un jaguar, un arbre, un hibou, mais aussi Mao Tsé-toung, André Malraux et pour finir le grand poète de l’antiquité chinoise Li Po, à qui ce livre rend hommage. Dans la lignée de L’Énigme du retour, qui lui valut le prix Médicis, Dany Laferrière nous offre des « décharges électriques » à chaque page. De celles que l’on peut éprouver lorsqu’un poète, aussi fou et généreux que lui, nous déconnecte et nous rend libres ! Lauren Malka
Dans la splendeur de la nuit, de Dany Laferrière, de l’Académie française. Éd. Point Poésie, 144 pages, 10,90 euros. Sortie le 4 mars.
Et L’enfant qui regarde. Éd. Grasset, 64 pages, 7,50 euros. Sortie le 9 mars.