Mangez les riches
Nora Bouazzouni. © Chloé Vollmer-Lo

“En France, la faim ne se voit pas” : la jour­na­liste Nora Bouazzouni appelle à chan­ger notre sys­tème alimentaire

Dans une période mar­quée par l’inflation et les dif­fi­cul­tés accrues des Français·es pour se nour­rir, la jour­na­liste Nora Bouazzouni s’interroge dans son essai Mangez les riches sur les dérives et les limites de notre sys­tème ali­men­taire. Interview.

Illusion d’abondance, sur­pro­duc­tion qui ne pro­fite qu’à certain·es, inéga­li­tés de plus en plus creu­sées et visibles… Dans un essai au titre inci­sif, Mangez les riches (Nouriturfu), Nora Bouazzouni, jour­na­liste spé­cia­li­sée sur les ques­tions liées à l’alimentation et au genre, passe la nour­ri­ture au crible du prisme social. Dans une période mar­quée par l’inflation et les dif­fi­cul­tés accrues des Français·es pour se nour­rir, elle s’interroge sur les dérives et les limites de notre sys­tème ali­men­taire, ain­si que sur les solu­tions qui pour­raient être mises en place. Le temps presse, estime-​t-​elle auprès de Causette.

Causette : Après avoir ana­ly­sé nos rap­ports à la nour­ri­ture sous le prisme du genre, vous vous tour­nez désor­mais vers le prisme social. Pourquoi ?
Nora Bouazzouni : J’ai eu l’impression d’avoir, entre guille­mets, fait le tour de la pers­pec­tive gen­rée pour ana­ly­ser nos habi­tudes ali­men­taires, notre rap­port à la nour­ri­ture et le sys­tème ali­men­taire. Je crois qu’il y a aujourd’hui un rap­port avec l’urgence : l’urgence cli­ma­tique, l’urgence sani­taire, l’urgence sociale. Voir qu’il y a autant de gens qui ne se nour­rissent pas suf­fi­sam­ment et cor­rec­te­ment dans le monde entier, alors qu’on pro­duit de quoi nour­rir le monde entier, m’a moti­vée pour écrire cet essai. L’idée prin­ci­pale que je défends est qu’il ne s’agit pas d’une ques­tion de dis­po­ni­bi­li­té mais d’accessibilité. Bref, j’ai sou­hai­té mon­trer les cou­lisses et les rouages de notre sys­tème ali­men­taire et avoir une vision un peu glo­bale, éco­no­mique et sociale de l’alimentation.

Votre livre s’appelle Mangez les riches. Comment vous est venue cette expres­sion et que signifie-​t-​elle ?
N. B. : Il s’agit d’une expres­sion que j’avais enten­due il y a déjà très long­temps à l’étranger, notam­ment dans la bouche de dif­fé­rents mou­ve­ments poli­tiques, comme Occupy Wall Street, aux États-​Unis, ou Podemos, en Espagne. En France, je ne la voyais pas beau­coup. Elle a com­men­cé à fleu­rir au moment des mani­fes­ta­tions contre la réforme des retraites, lorsque j’étais en plein dans l’écriture de mon essai. L’expression est un peu désta­bi­li­sante. Des gens m’ont dit qu’ils la trou­vaient “vio­lente”. Mais, moi ce que j’entends par “Mangez les riches”, c’est qu’on a des riches qui dévorent le monde, ne nous laissent que les miettes et dévorent même les corps à tra­vers un sys­tème poli­tique, éco­no­mique et dis­cri­mi­na­toire. Il s’agit vrai­ment d’une invi­ta­tion à ren­ver­ser la table : man­geons les riches avant qu’ils ne nous mangent !

L’alimentation est un droit, selon une défi­ni­tion des Nations unies, que vous citez dès le début de votre ouvrage. Vous démon­trez, sans sur­prise, que ce droit n’est pas res­pec­té et que les inéga­li­tés d’accès à la nour­ri­ture se creusent de plus en plus en France entre les dif­fé­rentes classes sociales…
N. B. L’État ne res­pecte pas ses devoirs vis-​à-​vis des citoyens et citoyennes, des devoirs fon­da­men­taux qui relèvent de la sur­vie, de la vie, de la bonne san­té des gens. C’est une hypo­cri­sie ter­rible, sur­tout quand on voit à quel point l’État, les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs se féli­citent, parlent de crois­sance, de pou­voir d’achat. Je déteste cette expres­sion, je pré­fère par­ler de “reste à vivre”.
On voit que les inéga­li­tés se creusent par­tout. Selon le der­nier baro­mètre du Secours popu­laire, dif­fu­sé en sep­tembre der­nier, un tiers des Français se prive d’un repas, un tiers se prive aus­si pour que leurs enfants mangent. La moi­tié des Français ne peuvent pas consom­mer de fruits et de légumes tous les jours. On a des parents qui ont du mal à payer à la can­tine, ou des familles où le seul repas équi­li­bré de la jour­née pour les enfants se fait à la can­tine. Entre 2 et 5 mil­lions de gens béné­fi­cient de l’aide ali­men­taire en Hexagone.
Le plus ter­rible, c’est que la faim en France ne se voit pas. Elle est invi­sible. On a cette image impri­mée dans tous nos cer­veaux de la mal­nu­tri­tion avec de petits enfants noirs dans un pays en Afrique. Donc on a du mal à ima­gi­ner ce que c’est que d’avoir faim en France : cela touche aus­si des gens qui ont un CDI et un toit sur la tête.

“On a atteint la limite de cette paix sociale puisque Les Restos du cœur vont refu­ser des gens”

Ces der­nières semaines, les Restos du cœur ont lan­cé un cri d’alerte, indi­quant qu’ils allaient devoir refu­ser des béné­fi­ciaires en novembre. De manière géné­rale, vous qua­li­fiez l’aide ali­men­taire de “cadeau empoi­son­né”. Pourquoi ?
N. B. : Le pre­mier pro­blème de l’aide ali­men­taire est qu’elle est méca­nique. Elle dépend de la sur­pro­duc­tion. Si on arrête de sur­pro­duire et de gas­piller, l’aide ali­men­taire baisse. Donc cela jus­ti­fie un atten­tisme poli­tique et encou­rage une poli­tique de la sur­pro­duc­tion et du gas­pillage.
Le deuxième pro­blème est que les dons que l’on réa­lise pour l’aide ali­men­taire sont défis­ca­li­sés. Sur les 476 mil­lions d’euros par an consa­crés à l’aide ali­men­taire en France, les trois quarts sont des réduc­tions d’impôts. Or, depuis la loi Garot, pro­mul­guée en 2016, les grandes sur­faces et les indus­triels ne peuvent plus détruire leurs inven­dus et doivent les don­ner aux asso­cia­tions. Et ils béné­fi­cient en retour de réduc­tion d’impôts. C’est fou : les entre­prises gas­pillent, donnent leurs inven­dus parce qu’elles sont obli­gées et en retour reçoivent de l’argent.
Le troi­sième pro­blème est que l’aide ali­men­taire n’est pas suf­fi­sante : on a encore 16 % des Français qui ne mangent pas à leur faim. Et pour la pre­mière fois, une struc­ture comme Les Restos du cœur ne pour­ra pas accueillir tout le monde. Par ailleurs, toutes les per­sonnes qui pour­raient en béné­fi­cier ne s’y pré­sentent pas : seule­ment une sur quatre. Soit parce qu’elles ne se sentent pas légi­times, pen­sant qu’il y a “plus pauvres qu’elles”, soit parce qu’elles ont honte, soit parce qu’il y a un éloi­gne­ment géo­gra­phique. Il faut aus­si avoir les res­sources deman­dées, pré­sen­ter un bul­le­tin de salaire, ce qui exclut les per­sonnes en situa­tion irré­gu­lière.
Enfin, l’aide ali­men­taire ne per­met pas de cou­vrir tous les besoins en termes de quan­ti­té, au niveau des calo­ries appor­tées, et de qua­li­té. Tout ce qui est frais, comme les fruits et les légumes, est com­pli­qué à sto­cker pour les béné­voles. Il n’y a aus­si pas suf­fi­sam­ment de pois­sons, de pro­duits inté­res­sants d’un point de vue san­té. La socio­logue Bénédicte Bonzi, qui a écrit le livre La France qui a faim [Seuil, mars 2023], parle du concept de vio­lence ali­men­taire. Elle explique que c’est une vio­lence de se nour­rir d’un inven­du, de ne pas avoir le choix dans ce qu’on mange, de man­ger des choses avec des dates limites de consom­ma­tion pas­sées… L’aide ali­men­taire main­tient la paix sociale, en évi­tant les vols et les émeutes. Mais pour moi, on a atteint la limite de cette paix sociale puisque Les Restos du cœur vont refu­ser des gens. Le compte à rebours de la bombe est arri­vé à terme. Là, ça va péter !

“On va vers une agri­cul­ture d’entreprise, d’usine, de socié­té. On n’a aucune rési­lience ali­men­taire ni sécu­ri­té alimentaire”

Comment faire ? Faut-​il chan­ger l’ensemble du sys­tème ali­men­taire ?
N. B. : On devrait, en tant que per­sonne, être humain, citoyen et citoyenne retrou­ver de l’agentivité. On devrait pou­voir choi­sir ce qu’on mange et choi­sir à qui on l’achète. C’est ce que réclament les par­ti­sans d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Il s’agit d’un col­lec­tif réflé­chis­sant à la mise en place d’une démo­cra­tie ali­men­taire, c’est-à-dire ne pas être dépen­dant de tous les sys­tèmes mon­dia­li­sés, avoir une ali­men­ta­tion plus res­pec­tueuse de l’environnement, plus res­pec­tueuse aus­si des per­sonnes qui pro­duisent ce qu’on mange, de celles qui le dis­tri­buent, et enfin des consom­ma­teurs. Ce pro­jet vise à reprendre la main sur tout ça.
Aujourd’hui, le sys­tème est malade. Les gens, qui consomment et pro­duisent, en sont malades. La Terre est malade. Selon un chiffre de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), si on aug­mente les ren­de­ments de nour­ri­ture de 60 % d’ici à 2050, il y aura tou­jours au moins 300 mil­lions de gens qui auront faim. Donc on voit bien que la pro­duc­ti­vi­té n’a aucun lien avec l’accessibilité. Surtout, en France, on souffre d’une trop grande impor­ta­tion : 70 % des fruits et 30 % des légumes sont impor­tés. On n’alloue pas assez de terres pour le maraî­chage, pour les ver­gers. Les agri­cul­teurs dis­pa­raissent. Donc on va vers une agri­cul­ture d’entreprise, d’usine, de socié­té. On n’a aucune rési­lience ali­men­taire ni sécu­ri­té alimentaire.

L’État doit-​il inter­ve­nir ?
N. B. : Comme pour le chan­ge­ment cli­ma­tique, cela n’est en effet qu’une ques­tion de volon­té poli­tique. Il faut arrê­ter de croire qu’il existe un grand nombre d’obstacles. Oui, c’est dif­fi­cile d’être un État et de dire que l’on va agir com­plè­te­ment autre­ment, de chan­ger les choses du jour au len­de­main. On sait que c’est impos­sible. Personne n’est assez stu­pide pour ima­gi­ner que du jour au len­de­main, par exemple, on va consa­crer davan­tage de terres au maraî­chage, qu’on va bou­le­ver­ser les sub­ven­tions accor­dées aux agri­cul­teurs. Mais si on ne fait rien, de toute façon, ça ne chan­ge­ra jamais. Des cher­cheurs affirment qu’une autre agri­cul­ture, un autre sys­tème est pos­sible. Personne ne dit que ça va être rapide à mettre en place, mais si on ne com­mence à l’amorcer, cela n’arrivera pas.

Mangez les riches. La Lutte des classes par l’assiette, de Nora Bouazzouni. Nouriturfu/​Coll. Le poing sur la table, 160 pages, 15 euros. En librairie.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.