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Kiyémis, Noam Morgensztern… : nos quatre recos livres de février

Que se passe-​t-​il quand la poé­sie se lève, s’exprime, se met à nu, ose glis­ser sa langue dans les recoins inédits du réel ? Voici quatre romans en librai­rie ce mois-​ci qui, par leur puis­sance poé­tique, ouvrent nos yeux, nos narines et nos antennes pour réin­ven­ter le monde… pour le meilleur et pour le pire.

Et, refleu­rir, de Kiyémis

Dans le pre­mier roman très atten­du de l’essayiste et poé­tesse afro­fé­mi­niste Kiyémis, Et, refleu­rir (édi­tions Philippe Rey), tout part d’une vision, ou plu­tôt d’un rêve récur­rent. Celui d’Andoun, “petite fille spé­ciale”, comme son père le lui répète sou­vent. Née dans les années 1950 à Nyokon, un vil­lage du Cameroun, Andoun passe son enfance à labou­rer les champs pour y cueillir l’arachide, alors qu’elle a hor­reur de cela. La nuit, elle rêve que les ara­chides dis­pa­raissent pour lais­ser place à de grandes fleurs jaunes qui l’enveloppent de dou­ceur et la trans­portent déli­ca­te­ment vers un autre pays, un autre monde. Sa vie n’est pas ici, elle le sent. Alors elle cherche… Et nous voi­là parti·es aux côtés de cette jeune fille intré­pide, de Nyokon à Paris en pas­sant par Douala, capi­tale éco­no­mique du Cameroun. Tout devrait la pous­ser à renon­cer à son rêve, qui fait rica­ner le monde entier. Maltraitée par les hommes qui pro­mettent de la pro­té­ger, humi­liée, vic­time d’arnaques, de vio­lences racistes et sexistes, Andoun devient mère dès son ado­les­cence, passe une vie entière à chan­ger de pré­nom, de mai­son et de fonc­tion : bonne à marier, femme de ménage, esthé­ti­cienne, hôtesse d’accueil, entre­pre­neuse à suc­cès, mère céli­ba­taire rui­née… Avec sa joie de vivre, son inca­pa­ci­té à men­tir, sa déter­mi­na­tion à n’appartenir à per­sonne, elle s’accroche, pour elle et pour sa fille, à ce rêve qui a com­men­cé à fleu­rir dès les pre­miers matins de son enfance. Ce rêve, c’est celui auquel nous appelle ce roman : celui de la digni­té. En près de 400 pages, entre­cou­pées de notes poé­tiques et por­tées par un souffle roma­nesque irré­sis­tible, ce pre­mier roman de Kiyémis nous invite à rire, à pleu­rer et à dan­ser. Écrit en hom­mage à sa grand-​mère, il est un chant de libé­ra­tion appe­lant toutes les femmes du monde à sor­tir les mains de la boue et à lever le men­ton jusqu’à tou­cher la fleur jaune qui rayonne dans le ciel. Une exaltation.

Et, refleu­rir, de Kiyémis. Philippe Rey, 384 pages, 22 euros.

L’Appel des odeurs, de Ryoko Sekiguchi

Dans L’appel des odeurs (P.O.L.), Ryoko Sekiguchi, poé­tesse franco-​japonaise ins­pi­rée par les cinq sens – mais aus­si par le sixième, sep­tième, hui­tième… et tous les autres qui n’apparaissent jamais dans la liste offi­cielle – ouvre un espace ima­gi­naire entiè­re­ment orches­tré par l’odorat. Le roman est intro­duit par une nar­ra­trice – dont on ne connaît ni l’âge ni le pré­nom – qui col­lec­tionne les odeurs en les consi­gnant dans ses car­nets. Très tôt, elle com­prend qu’aucune odeur ne peut exis­ter si on ne s’efforce pas d’y asso­cier le mot juste. Comme elle aime jouer et retour­ner le monde, elle se demande si les mots, à leur tour, ont une odeur. Serait-​ce celle du papier de son car­net ? Et l’odeur de ce car­net, alors, d’où vient-​elle ? Des murs un peu moi­sis de la librai­rie où il a été ache­té ? Des mains de l’artisan·e qui l’ont confec­tion­né ? Des fibres du papier avec lequel il a été com­po­sé ? Et si l’odeur per­met­tait de tra­ver­ser le temps, de pous­ser les portes des siècles et des conti­nents pour rejoindre ce qui est hors d’atteinte ? Voici notre nar­ra­trice par­tie dans une explo­ra­tion sen­so­rielle, dans laquelle elle nous entraîne pas­sion­né­ment et qui l’amène à vivre d’autres vies que la sienne, dans des tem­po­ra­li­tés très éloi­gnées. “Son nez s’était fait oreille pour écou­ter leur his­toire.” De cha­pitre en cha­pitre, on récolte avec elle des his­toires propulsé·es comme les par­ti­cules qui passent d’une paire de narines à l’autre. Orphée qui cherche à humer le par­fum de son épouse Eurydice avant de la perdre pour tou­jours, puis une aris­to­crate du XVIIsiècle trou­blée à l’Opéra par un par­fum inha­bi­tuel. Les effluves de l’encrier appar­te­nant à la fille d’un impri­meur clan­des­tin, dans le Téhéran du XIXe siècle. Ou encore celles des bocaux de prunes salées lais­sées dans l’arrière-cuisine d’une grand-​mère japo­naise, au moment de leur ouver­ture par sa fille et sa petite fille. À la façon d’une musi­cienne qui détour­ne­rait un objet du quo­ti­dien pour en faire sor­tir des notes, Ryoko Sekiguchi fait sur­gir les odeurs à chaque ligne, éla­bore une chi­mie poé­tique. À l’heure où le Covid nous apprend que l’on peut perdre l’odorat, deve­nir anos­mique, au moment où l’on constate com­bien l’on a négli­gé ce sens – dont on ne peut même pas cor­ri­ger ni éva­luer la perte, comme on peut le faire avec la vue ou l’ouïe –, Ryoko Sekiguchi lance ce salu­taire “appel des odeurs” pour libé­rer les fla­cons de nos mémoires et y décou­vrir un monde impé­ris­sable dont on ne pour­ra jamais consu­mer l’ampleur.

L’Appel des odeurs, de Ryoko Sekiguchi. P.O.L, 272 pages, 20 euros.

Frappabord, de Mireille Gagné

D’autres types de par­ti­cules, plus inquié­tantes, rem­plissent les pages de Frappabord (édi­tions La Peuplade), de la roman­cière qué­bé­coise Mireille Gagné. Dystopie éco­lo­gique hyper­réa­liste et cau­che­mar­desque, ce roman est en grande par­tie racon­té du point de vue d’un insecte proche du mous­tique, le fameux frap­pa­bord. Au Québec, c’est ain­si que l’on désigne plu­sieurs varié­tés de mouches piqueuses qui “frappent d’abord leur vic­time avant d’arracher une par­celle de peau pour se nour­rir de sang”. Une part du récit se déroule dans un futur très proche, cani­cu­laire et violent, à tra­vers la voix de Théodore. Jeune ouvrier soli­taire, secrè­te­ment amou­reux de sa col­lègue Marguerite, Théodore subit un quo­ti­dien répé­ti­tif et morose, ren­du irres­pi­rable par l’invasion per­pé­tuelle de ces nuées de mous­tiques de plus en plus agres­sifs. En paral­lèle, on suit l’histoire de Thomas qui se déroule en 1942 à Montréal. Entomologiste de for­ma­tion, Thomas est employé par l’armée amé­ri­caine pour par­ti­ci­per à une mis­sion scien­ti­fique dont lui-​même ne mesure pas le carac­tère abo­mi­nable sur le long terme. Il s’agit de déve­lop­per des méthodes de pro­pa­ga­tion d’épidémies à l’aide d’insectes. Dans les inter­stices de ces deux récits ins­pi­rés de faits réels, se glisse le point de vue du frap­pa­bord qui déve­loppe son plan d’action. Aussi sur­nom­mées “mouches à che­vreuil”, ces bes­tioles sont dotées d’une intel­li­gence redou­table, n’ont ni scru­pule ni morale. Elles se repèrent au goût du sang, à la finesse de la peau et nous entraînent, dans des pages qui relèvent d’une éro­tique ento­mo­lo­gique, à la recherche du creux de l’organe où elles pour­raient glis­ser leur appen­dice. “La peau y est la plus douce et on entend le sang pul­ser à chaque bat­te­ment de cœur”, se justifient-​elles. Dans une écri­ture aus­si ner­veuse et inci­sive qu’une mor­sure, aus­si ample et angois­sante qu’une nuée d’oiseaux de Hitchcock, Mireille Gagné nous fait entendre un cri silen­cieux et per­çant, pro­ba­ble­ment celui de la nature lorsqu’elle se ven­ge­ra de l’humanité.

Frappabord, de Mireille Gagné. La Peuplade, 216 pages, 20 euros.

Après la peau, de Noam Morgensztern

Une autre angoisse vient grat­ter l’épiderme et sai­sir le cœur à la lec­ture du roman de Noam Morgensztern, pen­sion­naire de la Comédie-​Française. Dans Après la peau (édi­tions Riveneuve), il rap­porte une drôle de méta­mor­phose – ordi­naire et néan­moins qua­si fan­tas­tique : la perte de che­veux. À tra­vers le des­tin d’Adam, il fait res­sen­tir le léger coup de froid sur le crâne qui annonce le début d’une dégrin­go­lade. Du jour au len­de­main, ce per­son­nage fic­tif, comé­dien comme l’auteur, entre sur la scène d’un “drame ban­cal” qui porte un nom : l’alopécie, c’est-à-dire la perte des poils sur une ou plu­sieurs par­ties du corps. “Tout va dis­pa­raître, réalise-​t-​il un matin. Les bruits qu’il était seul à entendre – le bat­te­ment des cils, les sour­cils qui en s’étonnant frot­taient la mon­ture de ses lunettes, ou le son élec­trique de ses che­veux qui ployaient sur l’oreiller, le soir dans le lit, ou encore sa main qui grat­tait sa barbe nais­sante en un feu qui cré­pite, et tous les autres poils dans un son de tabac à rou­ler – ont dis­pa­ru. Son visage qui se lisse se tait aus­si. Ce qu’il avait d’homogène et d’accueillant est main­te­nant une porte fer­mée. Son visage est une masse. Son visage est une fesse.” Adam com­mence par consul­ter – de façon fic­tive – le célèbre psy­cha­na­lyste Boris Cyrulnik qui ne fait qu’augmenter sa rage en prô­nant la “rési­lience”, puis une spé­cia­liste du deuil auprès de qui il tente de com­prendre quelles étapes il doit tra­ver­ser pour ritua­li­ser cette perte et apprendre à l’accepter. Au fil de son enquête, il porte une atten­tion par­ti­cu­lière aux sen­sa­tions minus­cules de cette trans­for­ma­tion for­cée et croise alors des syn­dromes plus sou­vent vécus par les femmes ou par les per­sonnes qui changent de genre. Par exemple, la “dys­mor­pho­pho­bie”, cette “pen­sée obsé­dante sur un défaut ima­gi­naire ou une légère imper­fec­tion de l’apparence phy­sique”. Déterminé à trou­ver le mes­sage caché der­rière cette mala­die sans cause, ni grave consé­quence, il rejoint pro­gres­si­ve­ment les per­sonnes mar­gi­nales qui suivent le laby­rinthe de leur sin­gu­la­ri­té. Dans une écri­ture lou­foque, réjouis­sante de drô­le­rie et de déses­poir exa­gé­ré, Noam Morgensztern invente l’allégorie de toute per­sonne enfer­mée dans son propre corps. À tra­vers cette “can­ta­trice chauve” au mas­cu­lin, sans poil ni mous­tache, il nous invite à pro­duire du sens et à secouer toutes celles et ceux qui répondent aux “pour­quoi” par une lita­nie de “c’est comme ça”. Quitte à y perdre la rai­son et à s’en arra­cher les cheveux !

Après la peau, de Noam Morgensztern. Riveneuve, 224 pages, 20 euros.

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