Le Fauve du Grand Prix d’Angoulême a été remis hier soir à Julie Doucet pour l'ensemble de son œuvre, produite entre 1987 et 1999. Mise en lumière de cette ambassadrice de l'underground.
Julie Doucet ne rentre pas dans les cases. D’ailleurs, ça la gave, les cases, c’est en partie pour ça qu’elle a abandonné la bande dessinée au tournant du millénaire : « J’en avais marre des petites cases, c’était trop formaté », explique-t-elle dans un entretien à Ouest France publié ce 17 mars. Cela n’a pas empêché la Canadienne de 56 ans de recevoir mercredi 16 mars le Grand Prix d’Angoulême de l’édition 2022, récompensant l’ensemble de l'œuvre d’un·e auteur·rice. La plus grande consécration du 9ème art, comme elle le déclarait en recevant son Fauve.
Outre son éloignement du monde des bulles et son statut de femme – la troisième seulement à recevoir ce prix vieux de presque cinquante ans – la singularité de la lauréate réside en sa qualité d’autrice de niche. L'oeuvre de Julie Doucet est finalement assez peu connue dans nos contrées, surtout en comparaison avec celles qui concourraient à ses côtés, Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse. La victoire de la Canadienne, aussi réjouissante que surprenante dans le milieu, a été qualifiée dans Le Figaro de « plus belle nouvelle depuis des années » par Jean-Christophe Menu , co-fondateur de l'Association, son éditeur français.
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Lectrice de toujours de bande dessinée, Julie Doucet passe de l’autre côté des phylactères lors de ses études aux Beaux-Arts, où elle ne se sent pas tout à fait à sa place. Fascinée notamment par la facilité de distribution de cette autre façon de faire de l'art, elle se lance et met tout son cœur et toute son âme dans de courts récits autobiographiques. Ainsi naît Dirty Plotte, fanzine auto-édité dont elle traduit le titre par « vagin dégueulasse » ou encore « fente sale ». Dans ces pages denses et sombres, à l’image de ce milieu des 80's, années No Future où elle éclot en tant que bédéaste, l’artiste raconte tout. Ses rêves orageux, fantasmes lancinants, angoisses prégnantes et interrogations de jeune femme sont croqués à la ligne crade (en opposition à la ligne claire de la bd franco-belge) dans des cases fourmillantes de détails. Au moment de recevoir le Fauve, la bédéaste a dit hier soir son ébahissement à l'idée que ses fanzines « au titre pas très net » soient le point de départ de cette récompense.
En 1991, la maison d'édition montréalaise Drawn & Quaterly la repère pourtant grâce à ces feuilletons à nuls autres comparables et la fait connaître en les publiant sous forme d'albums. De ce côté-ci de l'Atlantique, c'est l'Association qui la soutient depuis des décennies. Jean-Christophe Menu a réalisé la conception éditoriale et graphique de Maxiplotte, anthologie de 400 pages parue en novembre dernier qui regroupe tout ce que l'autrice et dessinatrice a produit de planches jusqu'ici. Un ouvrage qui restera probablement exhaustif car elle ne pense pas se remettre un jour à la bd classique.
La fin des années 90 a certes sonné le glas de la production de bande dessinée de Julie Doucet mais celle-ci ne s'est pas arrêtée de créer pour autant, multipliant au contraire les supports. De l’art imprimé sous toutes ses formes (avec notamment ce Journal de 2002–2003 qui mêle texte, dessin et collage) à l’art animé (avec My New New York Diary, court-métrage co-réalisé avec Michel Gondry) en passant par la poésie, l'artiste s'essaye à tout. En avril prochain sortira Time Zone J, œuvre hybride, “fresque dessinée” qui raconte sa liaison avec un soldat français. Toujours avec cette touche punk féministe, qu'elle n'aurait pas forcément définie ainsi à l’époque mais dont elle dit aujourd’hui, avec le recul, que « c’est exactement ça ». Car si la lassitude du format l'a détournée de la BD, la bifurcation est également imputable à la prédominance des hommes dans le milieu : « C’est l’absence de femmes, à l’époque, qui m’a usée. A la longue », déclare-t-elle au Monde. Elle a dédié son prix « aux autrices d'hier, d'aujourd'hui et de demain. »