MARTINE 1
© Éditions Casterman

Martine, 70 ans : gamine débrouillarde ou appren­tie “trad wife” ? 

Martine fête ses 70 ans. Si l’héroïne jeu­nesse sym­bo­lise le sté­réo­type de la petite fille sage et bien éle­vée par excel­lence, elle serait, selon ses défenseur·euses, une figure d’émancipation pour les petites lec­trices. Mais les des­sins d’époque, culotte à l’air et cils our­lés, n’ont pas fini de crisper.

Martine. Un pré­nom au goût de made­leine, qui fait remon­ter presque aus­si­tôt un bout d’enfance. Si le pré­nom en lui-​même a per­du de sa noto­rié­té avec les années, la col­lec­tion d’albums qui assurent une rente à Casterman est tou­jours un suc­cès de vente. Et alors qu’elle fêtait, ce mer­cre­di 20 mars, ses 70 ans, on peut dire qu’elle en a fait du che­min en sept décen­nies. Elle est allée au cam­ping, au cirque et au zoo, à la mer, mais aus­si à la mon­tagne… Elle a fait du jar­di­nage, du che­val, du vélo, de la voile, du bateau, de la musique, de la danse et même de la mont­gol­fière. En somme, une enfi­lade d’aventures cou­leur pas­tel et sans accroc – sa mésa­ven­ture la plus rebon­dis­sante étant une chute à vélo. 

Pour son 70e anni­ver­saire, la fillette s’offre cette fois un voyage dans la capi­tale. Dans Martine à Paris, dernier-​né de la série publiée chez Casterman hier à l’occasion de son anni­ver­saire, elle est de retour. Et avec elle, ses immuables robes ver­millon, jupons et soc­quettes blanches, queue de che­val et même petit air sage. La recette du suc­cès de la phé­no­mé­nale aven­ture édi­to­riale de l’héroïne, ima­gi­née en 1954 par deux hommes : Gilbert Delahaye et Marcel Marlier. Martine, c’est soixante albums en soixante-​dix ans. Plus de 120 mil­lions d’exemplaires ven­dus en fran­çais et 50 mil­lions en plus tra­duits en trente langues étran­gères. Une sorte de fier­té natio­nale, mais au petit goût de naphtaline.

Martine, fée du foyer

Depuis sa petite virée ini­tiale à la ferme, en 1954, ses deux créa­teurs sont décé­dés (Delahaye en 1997 et Marlier en 2011) et c’est désor­mais l’autrice jeu­nesse Rosalind Elland-​Goldsmith qui se charge d’écrire les aven­tures de la fillette. Avec tout de même une spé­ci­fi­ci­té éton­nante : les des­sins sont… tou­jours de Marcel Marlier, extraits d’anciens albums. Une esthé­tique quelque peu désuète qui fige Martine dans un quo­ti­dien fleu­rant bon les années 1950. Chez Martine, papa tra­vaille, maman s’occupe des enfants et de la mai­son depuis soixante-​dix ans. Une vision plu­tôt tra­di­tion­nelle et conser­va­trice de la famille, figeant là encore la gamine dans une réclame pour le réar­me­ment démographique. 

D’ailleurs, Martine ne change pas tel­le­ment d’un album à l’autre. Tout au plus vieillit-​elle un peu. Certes, elle a par­fois les che­veux courts et porte de plus en plus des jeans, des bas­kets et des jog­gings (mode des années 1990 oblige), mais la plu­part du temps, c’est une fillette d’une dizaine d’années qui cor­res­pond en tout point à ce que la socié­té patriar­cale attend des petites filles des Trentes Glorieuses. Elle est mince, mignonne, sou­riante, ser­viable, tou­jours gaie et sur­tout bien éle­vée. Bref, une véri­table petite fille modèle. Bien trop modèle peut-​être par moment. Elle fait les courses, garde son petit frère, aide sa mère, fait la cui­sine, le ménage, sauve les ani­maux aban­don­nés… En fait, si la trad wife avait une fille, ce serait Martine. 

Faux pro­cès 

Ce n’est pas éton­nant, donc, d’avoir sou­vent repro­ché à Martine de véhi­cu­ler et de per­pé­tuer des sté­réo­types gen­rés et sexistes. À pre­mière vue, elle semble être un sté­réo­type sexiste à elle toute seule. “Un faux pro­cès”, s’émeut Laurence Boudart, cher­cheuse en lit­té­ra­ture et autrice de Martine, l’éternelle jeu­nesse d’une icône, édi­té évi­dem­ment chez Casterman le 20 mars. “Je com­prends qu’on puisse le dire, mais c’est oublier qu’il y a aus­si un vrai aspect de liber­té et d’initiative chez elle, estime-​t-​elle auprès de Causette. C’est une petite fille extrê­me­ment libre qui va à l’encontre du cli­ché de la petite fille timide, réser­vée, qui reste dans son coin et n’ose pas faire de bruit.” Laurence Boudart en veut pour preuve les acti­vi­tés “pas for­cé­ment gen­rées” de la fillette. “Alors oui, elle fait de la danse, mais elle fait aus­si du vélo, de la voile, du ski, de la nata­tion. Elle grimpe aux arbres, elle fait de la barque. Tout un tas d’activités qui détonnent par rap­port à ce que l’on attend peut-​être des petites filles de l’époque”, souligne-​t-​elle. 

D’autant que pour la cher­cheuse, il serait tout sim­ple­ment “ana­chro­nique” de juger Martine avec notre regard d’aujourd’hui. Un avis par ailleurs rejoint par Justine Haré, édi­trice chez Talents hauts, une mai­son d’édition indé­pen­dante et fémi­niste. “Dire que Martine véhi­cule des cli­chés sexistes n’est pas si simple que ça, nuance-​t-​elle. Martine est évi­dem­ment repré­sen­ta­tive d’un modèle bour­geois, très ancré dans l’époque où elle a été créée, c’est-à-dire les Trentes Glorieuses. L’image de la famille chez Martine n’a pas évo­lué en soixante-​dix ans. Elle a un rôle très tra­di­tion­nel, mais elle fait aus­si preuve de débrouillar­dise.” Pour l’éditrice, si Martine évo­lue avec les années, les rôles fémi­nins autour d’elle res­tent, eux, bien scot­chés aux années 1950. “Certes, la mère pro­pose des acti­vi­tés, mais elle reste enfer­mée dans le foyer, pointe-​t-​elle. Les femmes sont can­ton­nées dans les rôles de la maî­tresse, de l’infirmière ou de la couturière.”

“Elle n’est plus la bonne petite maman”

Martine, petite maman, publié en 1968 – au même moment où le MLF scande qu’un homme sur deux est une femme –, est peut-​être l’album dans lequel on retrouve le plus de sté­réo­types sexistes. Rien que le titre en est un. Pas éton­nant donc qu’il ait été rebap­ti­sé en Martine garde son petit frère en 2016. Mais l’histoire reste la même : Martine doit gar­der son petit frère Alain pour la jour­née. Elle doit le réveiller, pré­pa­rer son bain, lui don­ner le bibe­ron. Tout ça, à 8 ans. 

En tour­nant les pages de l’album, des années après les avoir lues pour la pre­mière fois, Nelly Chabrol Gagne, maî­tresse de confé­rences en lit­té­ra­ture fran­çaise à l’Université Clermont-​Auvergne (UCA), qui traque jus­te­ment les sté­réo­types sexistes dans la lit­té­ra­ture jeu­nesse, a cepen­dant noté un point inté­res­sant dans les pages 12 et 13. Dans la pre­mière, on voit Martine lais­ser son frère faire la sieste dans le jar­din sous un para­sol. Rien de bien ori­gi­nal, mais voi­là que page 13, elle n’est plus là. C’est d’ailleurs la seule page de l’album où elle n’est plus là. Et il va y avoir, alors, un petit inci­dent – rap­pe­lons que les inci­dents ne sont jamais bien graves chez Martine. Le chat voit une sou­ris, lui court après, la sou­ris fait tom­ber le balai, lequel fait tom­ber le seau qui ren­verse de l’eau. Le bébé se réveille et hurle. Mais Martine n’est tou­jours pas là. “Cette absence est inté­res­sante, car à cet ins­tant pré­cis, elle n’est plus la bonne petite maman. Elle n’est plus la petite fille modèle, elle n’est pas res­tée à sur­veiller son frère comme elle aurait dû le faire, peut-​être qu’elle en avait marre”, pointe-​t-​elle auprès de Causette. 

“Figure fémi­niste avant l’heure”

Sur l’émancipation de Martine, Laurence Boudart ose les grands mots. “On pour­rait presque dire que c’est une figure fémi­niste avant l’heure”, lâche celle qui ne cesse de louer la “débrouillar­dise et la liber­té” de Martine. Une héré­sie pour Anne Chassagnol, maî­tresse de confé­rence en lit­té­ra­ture à l’université Paris‑8. “C’est aujourd’hui un per­son­nage péri­mé, tranche-​t-​elle. Elle n’est pas juste sté­réo­ty­pée, elle ne cor­res­pond plus aux attentes du lec­to­rat. Du point de vue du conte­nu, il n’est plus pos­sible en 2024 de célé­brer un modèle péri­mé de femme-​objet, de femme-​enfant, d’objet sexua­li­sé dont on ne sort pas.”

On a d’ailleurs sou­vent repro­ché à Marcel Marlier de sexua­li­ser le per­son­nage de Martine. Pendant long­temps, les illus­tra­tions ont mon­tré la petite culotte en coton blanc de l’héroïne. Cela peut sem­bler for­tuit dans cer­tains cas et cer­taines posi­tions – les robes de Martine lui arri­vant bien au-​dessus du genou – dans d’autres, cela semble rele­ver d’un choix édi­to­rial. Dans le pre­mier album, Martine à la ferme, la gamine se penche par exemple sur un pous­sin et dévoile au pas­sage sa culotte. Une scène qui se repro­duit dans Martine monte à che­val lorsqu’elle pousse une brouette. Et dans bien d’autres albums encore. 

Lolita ? 

Martine est-​elle pour autant repré­sen­tée comme une femme-​enfant ? Une loli­ta ? On note, au pas­sage, que son illus­tra­teur lui fait tou­jours des joues bien roses, une bouche brillante et les yeux our­lés de mas­ca­ra. Pour Causette, Nelly Chabrol-​Gagne a de nou­veau tour­né les pages des albums qui ont côtoyé son enfance. Elle pointe la der­nière page de Martine embel­lit son jar­din, publié en 1970. On y voit Martine assise dans l’herbe, les jambes entrou­vertes lais­sant voir sa culotte blanche. Elle porte son doigt à sa bouche. “Moi, ce que je vois tout de suite, c’est la petite culotte de Martine et le doigt posé lan­gou­reu­se­ment dans sa bouche. Marcel Marlier n’était pas obli­gé de la mon­trer comme ça, juge la cher­cheuse. Dans le texte, Gilbert Delahaye ne dit pas qu’elle est dans cette posi­tion. C’est l’illustrateur qui fait ce choix-là.” 

Dans les années 1970, Marcel Marlier finit par ral­lon­ger les robes de quelques cen­ti­mètres. On conti­nue­ra à voir les jupons blancs de Martine, mais pas sa culotte. Une évo­lu­tion loin d’être suf­fi­sante pour Anne Chassagnol. “Dans presque tous les albums, les robes très courtes de Martine, ses poses sug­ges­tives, la sexua­lisent, affirme-​t-​elle. Au-​delà du male gaze, ces illus­tra­tions faus­se­ment inno­centes inter­pellent aujourd’hui sur la sécu­ri­té des enfants.” Pour Laurence Boudart, “il n’y a jamais eu de volon­té de sexua­li­ser Martine chez Marcel Marlier.”Il y avait une volon­té d’habiller les petites filles comme s’habillaient celles de l’époque, pointe-​t-​elle. Dès la fin des années 1960-​début 70, Martine se met à por­ter des pan­ta­lons. C’est un choix de vou­loir col­ler aux petites filles de l’époque, qui com­mencent elles aus­si à por­ter des pantalons.”

Martine à la moulinette 

En 2016, Martine est tout de même pas­sée à la mou­li­nette de la relec­ture contem­po­raine. Martine, petite maman devient Martine garde son petit frère. Sa copine noire qui s’appelait Cacao (!) dans Martine à la ferme, est rebap­ti­sée Lucie. “Ça acte une prise de conscience, sou­tient Laurence Boudart. C’est aus­si une manière de dire ‘Martine est de son temps et elle entend les évo­lu­tions de la socié­té. Elle en tient compte’.” Mais un point pêche encore : la diver­si­té. Au fil des albums, on voit en effet très peu de per­son­nages raci­sés. Et c’est tou­jours le cas dans les plus récents. Dans Martine au Louvre par exemple, publié en 2021, tous les per­son­nages de l’histoire sont blancs. “Alors que c’est quand même un des lieux les plus tou­ris­tiques de France”, pointe l’éditrice Justine Haré. 

“Grille de lec­ture dépassée”

Pour conti­nuer de pro­fi­ter de la manne Martine, “les édi­teurs vont cher­cher des des­sins dans les archives et comme il n’y avait pas de per­son­nages non blancs avant, il n’y en a pas aujourd’hui, explique-​t-​elle. Mais il fau­drait vrai­ment prendre un par­ti pris de refaire des des­sins qui ne sont pas ceux de Marlier. On l’a fait pour le texte. Donc, peut-​être qu’on pour­rait l’envisager pour les illus­tra­tions.” Une pro­blé­ma­tique qui n’est d’ailleurs pas symp­to­ma­tique de Martine, observe Nelly Chabrol-​Gagne. “C’est facile de poin­ter du doigt Martine, mais ce n’est pas la seule, dit-​elle. Si on regarde la lit­té­ra­ture jeu­nesse aujourd’hui, il y a encore un manque de diver­si­té ethnique.”

Pour Anne Chassagnol, n’en jetez plus. La gamine modèle est bonne à ran­ger au fond de la biblio­thèque. Et ce n’est pas le mes­sage éco­lo­gique dis­til­lé dans les albums de ces der­nières années (dans Martine pro­tège la nature, 2009 : l’enfant monte une cam­pagne de défense des insectes pol­li­ni­sa­teurs) qui suf­fi­ra à lui faire chan­ger d’avis. “Elle contri­bue sur­tout à faire gran­dir le sexisme, la dis­cri­mi­na­tion, les sté­réo­types de genre, en don­nant aux filles une grille de lec­ture dépas­sée. On n’est plus en 1954. Les lec­trices et les lec­teurs ont chan­gé. Et il faut leur don­ner à lire une lit­té­ra­ture jeu­nesse fémi­niste, inclu­sive, valo­ri­sante, créa­tive et contem­po­raine”, rap­pelle Anne Chassagnol. 

Moderniser Martine 

Pour Nelly Chabrol-​Gagne, “ce n’est pas tant un pro­blème que les enfants lisent Martine, le pro­blème, c’est s’ils ne lisent que ça”. Et à en croire les chiffres des ventes (envi­ron 400 000 exem­plaires par an d’après Casterman), les enfants conti­nuent à la lire. Il y a, chez elle, un côté ras­su­rant qui explique sa popu­la­ri­té et sa lon­gé­vi­té. “C’est un uni­vers pro­té­gé, où tout va bien, on ne prend pas de risque avec Martine, ajoute de son côté Justine Haré. Il peut aus­si y avoir une valeur dou­dou pour des grands-​parents qui ont gran­di avec elle et qui la montrent à leurs petits-enfants.” 

Reste que depuis la nais­sance de la petite fille modèle en 1954, la qua­trième vague fémi­niste est pas­sée par là et les petites filles d’aujourd’hui rêvent bien sou­vent d’autres choses que d’aventures pro­prettes en cou­leurs pas­tel. Il n’y a qu’à voir le suc­cès de Mortelle Adèle1 et son carac­tère bien trem­pé. Évidemment, Martine ne sera jamais Mafalda2, mais elle peut encore prendre le train en route et défon­cer le patriar­cat. Car n’oubliez pas, “les petites filles sont des punks”, nous disait récem­ment l’actrice Judith Godrèche. 

1. Mortelle Adèle, de Mr Tan et Diane Le Feyer. Bayard Jeunesse. 2. Mafalda, de Quino. Glénat Jeunesse.

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