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“Vies, morts et renais­sances de Goliarda Sapienza” : une nou­velle bio­gra­phie de l’autrice ita­lienne iconique

A l’occasion du cen­tième anni­ver­saire de la nais­sance de Goliarda Sapienza, Nathalie Castagné, qui en est la tra­duc­trice fran­çaise depuis tou­jours, publie une bio­gra­phie des plus com­plètes… et intransigeantes !

En sep­tembre 2005, la France décou­vrait une Italienne qua­si incon­nue même chez elle : Goliarda Sapienza. Une femme dont la vie a été coin­cée entre les hommes, les célé­bri­tés, le fémi­nisme, la liber­té. Une vie vouée à l’écriture. Et sur­tout à son livre le plus connu, son seul roman au milieu d’autres ouvrages : L’Art de la joie, près de six cents pages et dix ans d’écriture entre les décen­nies 1960 et 1970. Dont la publi­ca­tion en France a rétroé­clai­ré l’œuvre d’une autrice qui, morte en 1996, est alors deve­nue une sorte d’icône des lettres. Cette année marque le cen­tième anni­ver­saire de sa nais­sance. Nathalie Castagné, qui en est la tra­duc­trice fran­çaise depuis tou­jours, publie une bio­gra­phie des plus com­plètes… et intran­si­geantes ! Nous l’avons ren­con­trée à cette occasion.

Causette : Comment aviez-​vous décou­vert Goliarda Sapienza ?
Nathalie Castagné : Le texte ori­gi­nal m’a été envoyé par les édi­tions Viviane Hamy, afin que je le lise, que je donne mon opi­nion et que je dise si, selon moi, ça valait le coup de le tra­duire et le publier en fran­çais. Il venait d’être tra­duit en Allemagne, et c’était d’ailleurs une agente lit­té­raire alle­mande qui l’avait conseillé à Viviane Hamy, où tra­vaillait alors Frédéric Martin [aujourd’hui aux édi­tions Le Tripode… où il édite les livres de Sapienza, ndlr]. L’ouvrage était très long, il n’avait eu aucun suc­cès en Italie et l’autrice était morte depuis plu­sieurs années : bref, même si ce livre ne res­sem­blait à aucun autre, il avait quand même tout contre lui [rires] ! Donc, je com­mence à lire L’Arte del­la gioia en jan­vier 2004. Dès les pre­miers mots, mais à peine vrai­ment, j’ai été com­plè­te­ment sub­ju­guée par ce que je lisais. J’ai lu avec admi­ra­tion la pre­mière par­tie – il y en a quatre – et je me disais “pour­vu que ça tienne”. Mais même s’il y a des lon­gueurs et des fai­blesses, tout est tel­le­ment rat­tra­pé par des ful­gu­rances, une intel­li­gence extra­or­di­naire et, par­fois, vrai­ment, des coups de génie, enfin, des choses magni­fiques. J’ai écrit une note de lec­ture à hau­teur de mon enthou­siasme pour les édi­tions Viviane Hamy. Et c’est comme ça que six mois plus tard, j’ai com­men­cé à tra­duire L’Art de la joie… Quand il a été publié en sep­tembre 2005, le suc­cès a été énorme. C’était inat­ten­du. La suite de l’histoire a mon­tré que, ain­si, Goliarda Sapienza a été “re-​révélée” en Italie, dans son propre pays. Grâce, aus­si, à une per­sonne qui n’a jamais rien lâché : Angelo Pellegrino, second et ultime com­pa­gnon de Goliarda. Sans lui, on ne la connaî­trait pas. Il a mis toutes ses forces pour faire publier ce texte, L’Art de la joie. Il y a tra­vaillé, vrai­ment, et il a été publié en 1998, deux ans après la mort de l’écrivaine, en inté­gra­li­té, dans une mai­son d’édition tout à fait mar­gi­nale, sans aucun suc­cès. On connaît la suite…

Votre ouvrage mobi­lise tous les écrits publiés de l’autrice. Quelles autres sources et autres écrits avez-​vous sol­li­ci­té ?
N.C. : Pour com­men­cer, une bio­gra­phie publiée en Italie il y a quelques années, signée Giovanna Providenti. On me l’avait envoyée en vue de sa tra­duc­tion, mais pas mal de choses me semblent incom­plètes. Pour ma propre bio­gra­phie, ça a tout de même été une base. Il y a sur­tout eu les recherches de deux jeunes uni­ver­si­taires, que je remer­cie en fin d’ouvrage. Ce sont des cher­cheuses, contrai­re­ment à moi. Et donc elles connaissent dix mille détails sur tout, et j’avais quand même besoin de sources de cet ordre-​là, extrê­me­ment pré­cises. Angelo Pellegrino [on lui doit plu­sieurs ouvrages sur elle, ndlr] m’a aus­si lais­sé consul­ter des archives, puisque nous nous connais­sons depuis 2005. Nous nous sommes évi­dem­ment beau­coup par­lé. Il m’avait éga­le­ment envoyé des lettres inédites. Mais c’est la seule per­sonne avec qui j’ai par­lé. Je pen­sais avoir besoin de “mobi­li­ser” beau­coup plus de monde, puis fina­le­ment, je me suis mise au tra­vail, et les œuvres, ain­si que les ren­sei­gne­ments et les sources me don­nant accès à des pro­pos de proches de Goliarda, tout ça m’a paru com­plè­te­ment suf­fire. Mon axe était celui de quelqu’un (moi) qui s’était essen­tiel­le­ment immer­gé dans l’œuvre et qui avait décou­vert la dis­tance entre l’œuvre d’une part et ce qu’on appelle la réa­li­té d’autre part.

Sapienza est aujourd’hui une figure lit­té­raire de l’émancipation fémi­nine et fémi­niste. Mais à l’aune de votre bio­gra­phie, tout ça paraît par­fois tem­pé­ré : elle n’était pas enga­gée…
N.C. : Je pense donc qu’il y a une mau­vaise lec­ture de son œuvre, à cer­tains moments. Pourquoi ? Parce qu’on l’a iden­ti­fiée à Modesta, le per­son­nage de L’Art de la joie ! Modesta s’engage, ce qui était d’ailleurs le cas de la mère de Goliarda. Celle-​ci s’est ins­pi­rée d’elle-même mais aus­si de sa mère pour le per­son­nage de Modesta. Même si celle-​ci est plus libre dans sa sexua­li­té, alors que la mère de Goliarda a épou­sé ses deux com­pa­gnons et n’était pas du tout quelqu’un qui avait des aven­tures sexuelles avec des hommes ou même avec une femme comme Modesta. Donc, on a iden­ti­fié Goliarda à Modesta en lui don­nant cette dimen­sion enga­gée. Même sur la bisexua­li­té, il y a une dif­fé­rence : dans mon ouvrage, je pointe que l’homosexualité, elle voyait ça comme un moment tran­si­toire pour arri­ver ensuite à l’hétérosexualité. Modesta est trans­gres­sive, a un côté écri­vain mau­dit, qui là non plus n’est pas tota­le­ment réel.

Comment ça ?
N.C. : Les pre­miers livres de Sapienza ont été publiés dès la fin des années 1960, en Italie, et appré­ciés. Car elle évo­luait dans un milieu qui, mal­gré tout, la sou­te­nait. C’est après qu’elle s’est cou­pée de cet univers-​là. Qu’elle s’est consa­crée à sa grande œuvre, L’Art de la joie, rédi­gé entre 1967 et 1976. Elle était infi­ni­ment moins soutenue.

Et concer­nant le sexe dans une socié­té patriar­cale, y a‑t-​il éga­le­ment un déca­lage entre sa sta­ture et la réa­li­té ?
N.C. : Je ne dirais pas ça. Mais là aus­si, on a pré­fé­ré voir ce qu’on vou­lait bien voir… Donc, il reste quelques erreurs d’appréciation, je pense. Outre la bisexua­li­té, déjà évo­quée, par­lons de la façon dont Goliarda traite de l’inceste. À son époque, on vivait dans un cli­mat de pré­da­tion, très cer­tai­ne­ment. Son père ne l’a pas tou­chée elle, mais il a quand même pour­sui­vi de ses assi­dui­tés deux de ses belles-​filles. Concernant l’une des deux, appa­rem­ment, il s’est même pas­sé quelque chose. Goliarda a gran­di dans une atmo­sphère inces­tueuse où, enfant, elle ne com­pre­nait pas grand-​chose. Elle avait des demi-​frères et des demi-​sœurs qui cou­chaient ensemble… Mais je ne passe pas sous silence qu’elle fut, dans ses ouvrages, incroya­ble­ment peu accu­sa­trice en ce qui concerne l’inceste. Et c’est tout à fait surprenant.

En quoi demeure-​t-​elle une figure moderne ?
N.C. : C’est une liber­taire, Goliarda Sapienza. Cette image est tout à fait jus­ti­fiée. Elle est allée en pri­son, elle est allée en hôpi­tal psy­chia­trique, elle a été sou­vent très malade et très fra­gile. Elle n’a jamais été dans la norme de ce qu’il faut faire. Elle s’est enthou­sias­mée pour ces grands écri­vains et artistes, puis pour une jeune mili­tante très proche des Brigades rouges. Elle a été avec les exclus et les mar­gi­naux de la socié­té. Mais après ça, elle reve­nait quand même gran­de­ment à ce qu’elle avait à faire : écrire. Il y a en effet quelque chose qui est un peu fal­si­fié dans le regard qu’on a sur elle. Or, je pense que son image de liber­té, d’intransigeance, de soli­da­ri­té, tout ça cor­res­pond tout à fait à la réa­li­té et à la véri­té. Elle ne s’est peut-​être pas enga­gée dans un mou­ve­ment, mais on voit bien en lisant L’Art de la joie, la façon impla­ca­ble­ment libre et intran­si­geante dont elle écri­vait la mater­ni­té, la liber­té de la femme, le fémi­nisme, l’avortement, etc. On voit bien quelles sont ses posi­tions. Et là-​dessus, elle est évi­dem­ment une figure qui s’oppose tota­le­ment à ce qui est en train de se pas­ser en Italie. Et elle est consi­dé­rée comme telle. Pour finir, je dirais que Goliarda méri­te­rait sur­tout le slo­gan ira­nien : “Femme, vie, liber­té”. C’est ce mouvement-​là, ce slogan-​là, vrai­ment, auquel elle répon­drait le mieux.

Couv Vies morts et renaissances de Goliarda Sapienza

Vies, morts et renais­sances de Goliarda Sapienza, de Nathalie Castagné. Le Seuil, 400 pages, 25 euros.

A noter aus­si : Goliarda d’Angelo Maria Pellegrino et Miroirs du temps. Correspondances de Goliarda Sapienza. Tous deux tra­duits par Nathalie Castagné et publiés aux édi­tions Le Tripode.

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