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Marguerite Duras immortalisée par Doisneau rue Saint-Benoît, à Paris, en 1955.

Ce qu'il reste de Marguerite Duras au XXIè siècle

Biographe et critique de cinéma, Jean Vallier a entretenu des relations amicales et professionnelles avec l’écrivaine pendant une vingtaine d’années et lui a consacré une biographie monumentale. Pour Causette, il explore ce qu’elle nous a légué une fois passée à la postérité.

Il y aura bientôt vingt ans, l’auteure de L’Amant quittait un siècle finissant dont elle avait, par sa renommée quelque peu tapageuse, contribué à remplir « de bruit et de fureur » la scène médiatique. Cela avait commencé en beauté sur la Croisette avec un certain « Tu me tues, tu me fais du bien », psalmodié par une héroïne déjà très durassienne, sur fond de catastrophe atomique. C’était en 1959. Avec Hiroshima mon amour, le tandem Resnais-Duras dynamitait un peu plus un cinéma de papa déjà bien mal en point. Marguerite Yourcenar, ayant vu le film, aurait demandé : « Pourquoi pas Auschwitz, mon petit chou ? » Marguerite Duras dérangeait déjà, autant par le choc affectif que provoquait chez le spectateur la charge poétique de son écriture que par la tranquille audace avec laquelle elle abordait l’une des grandes tragédies du siècle. Le film est considéré depuis longtemps comme une des œuvres phares de son époque. Scénario et dialogues sont, sans doute possible, une des plus durables réussites de leur auteur.

Le malentendu se poursuivait en 1964 avec la parution du Ravissement de Lol V. Stein, roman qui sema l’effroi dans une grande partie de la critique littéraire. La titulaire du poste au journal Le Monde se plaignait amèrement : « Comme on est loin de Colette, de sa santé, de son équilibre, de sa lucidité, de son goût de la vie et des êtres. » Même son de cloche avec Le Vice-Consul, qui parut deux ans plus tard. L’auteur des Petits Chevaux de Tarquinia et de Moderato cantabile tournait le dos définitivement aux processus narratifs du roman psychologique traditionnel, introduisant au cœur de celui-ci une remise en question de son objet même, artifice aujourd’hui largement accepté et souvent imité. Nouveau scandale à Cannes en 1977, où India Song, avatar génial du Vice-Consul, malgré son refus des conventions cinématographiques admises, avait pourtant récolté des louanges flatteuses deux ans plus tôt. Mais avec Le Camion, présenté cette année-là en sélection officielle, Marguerite Duras abandonnait cette fois toute velléité de représentation littérale à l’écran, narrant elle-même, cahier en main, le film qui aurait pu être. Face à un Gérard Depardieu complice, elle proclamait, sur fond de paysages hivernaux fantomatiques, la fin des illusions politiques de son temps, concluant sombrement : « Que le monde aille à sa perte ! » Et, aggravant son cas : « Que le cinéma aille à sa perte ! » On ne se moque pas impunément du public des grandes premières. Ce fut, à la sortie, un beau concert d’insultes. Film limite, Le Camion apparaît de nos jours, outre la beauté lancinante de ses images, comme le précieux témoignage d’un écrivain dont la présence au réel était hors du commun – un peu comme son « art poétique » au-delà de la mort.

Il y eut après cela le succès phénoménal de L’Amant, en 1984, celui de L’Amant de la Chine du Nord, en 1991, et entre-temps, grâce à Libération et à un certain petit juge de Nancy, le célèbre « Sublime, forcément sublime Christine V. » 1 qui déchaîna l’opinion – féminine en majorité. Cependant, l’image de celle qui écrivit autrefois dans la revue Sorcières s’est, avec le temps, considérablement adoucie, tandis que son œuvre prenait peu à peu sa vraie place dans la littérature de la seconde partie du xxe siècle. Un barrage contre le Pacifique, Moderato cantabile, Le Ravissement de LOL V. Stein sont maintenant des classiques que l’on étudie dans les lycées et les universités. Ce futur académicien qui accablait Marguerite Duras de ses sarcasmes et la rangeait superbement dans les colonnes de L’Express « au premier rang de nos écrivains mineurs » pourrait bien être amené à revoir sa copie. Car, en cette année de centenaire, force est de constater que cette œuvre se porte plutôt bien. Les rééditions de toutes sortes et celles que l’on annonce du côté des Éditions de minuit tendraient à le prouver. La scène théâtrale résonne de même de sa présence – ce qu’elle n’a guère cessé de faire depuis de nombreuses années où les reprises de ses pièces les plus connues (Le Square, La Musica, L’Amante anglaise, -Agatha, Savannah Bay) continuent à se succéder. C’est peut-être le lieu où l’originalité et la puissance évocatrice de son écriture, cette voix si singulière dans sa sophistication, apparaissent aujourd’hui de façon la plus éclatante – souvent à partir de textes qui n’étaient pas, à l’origine, destinés au théâtre, telles La Douleur ou La Maladie de la mort, ou encore la merveilleuse Pluie d’été ; jusqu’à cet Ernesto qui-ne-voulait-plus-aller-à-l’école qui reparaît en public aujourd’hui avec une joyeuse insolence. Il n’avait d’ailleurs jamais disparu, mais se cachait dans le DVD des Enfants, un film qui devrait à lui seul dérider les contempteurs d’une cinéaste qui aura à tout le moins réussi à rendre au cinéma de son époque un peu de sa liberté perdue.

Que reste-t‑il, aujourd’hui, de Marguerite Duras en dehors de l’œuvre évoquée plus haut et des centaines de thèses et de livres de commentaires qui lui ont été consacrés ? Inventaire à la Prévert : un timbre à l’effigie de « la Petite » ; un prix qui porte son nom ; une médiathèque à Paris ; une plaque rue Saint-Benoît ; une maison à Neauphle-le-Château ; un escalier à Trouville ; une tombe au cimetière du Montparnasse ; un musée des familles à Sadec ; des croisières sur le Mékong avec le river-boat La Marguerite. Sans compter ce lycée Marguerite-Duras à Saigon/Ho Chi Minh-Ville, qui aurait rempli de fierté la mère de Marguerite Donnadieu. Marguerite a 100 ans. Elle était planétaire, elle est peut-être en route pour l’immortalité.

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