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© Mika Baumeister

#DoublePeine : les femmes exi­lées, vic­times invi­sibles des vio­lences sexistes et sexuelles ?

Bénédicte Maraval, assis­tante sociale au Comede, asso­cia­tion agis­sant pour la san­té et les droits des per­sonnes exi­lées, accom­pagne régu­liè­re­ment des femmes étran­gères vic­times de vio­lences conju­gales, sexistes et /​ou sexuelles dans les com­mis­sa­riats pour por­ter plainte. En vain, la plu­part du temps.

Le Comede, pour Comité pour la san­té des exilé·es, est une asso­cia­tion qui accom­pagne les per­sonnes étran­gères dans leur accès à la san­té et aux droits. Une par­tie de ce tra­vail consiste à appuyer les per­sonnes dans leurs démarches auprès des forces de l'ordre et de la jus­tice quand elles sont victimes.

Assistante sociale au Comede, Bénédicte Maraval suit au quo­ti­dien de nom­breuses femmes vic­times de vio­lences conju­gales, sexistes et /​ou sexuelles. Entre 2018 et 2021, le Comede a accom­pa­gné 24 femmes vic­times de viol. 7 plaintes ont été dépo­sées, dont quatre ont été clas­sées sans suite. 

Alors que les fémi­nistes en France se battent actuel­le­ment, grâce au mou­ve­ment #DoublePeine, pour un meilleur trai­te­ment des plaintes concer­nant ces vio­lences par les forces de l'ordre et la jus­tice, Bénédicte Maraval a écrit une tri­bune pour évo­quer un angle mort de cette lutte. Car si les femmes s'exprimant en bon fran­çais ne sont pas prises au sérieux par la police quand elles viennent dépo­ser plainte, com­ment peut-​on pen­ser que celles qui cumulent bar­rière de la langue et mécon­nais­sance des lois soient mieux trai­tées ? Et ce même quand elles béné­fi­cient de la pré­sence d'une assis­tante sociale et d'une tra­duc­trice, comme en témoigne ci-​après Bénédicte Maraval.

Tribune : Femmes exi­lées, vic­times invisibles ?

« La véri­té c’est que, quoi que tu dises, au fond, quand tu es vic­time de viol, tu ne pars pas vrai­ment gagnante… », Giulia Foïs, Je suis une sur deux, 2020

"Ce mois-​ci encore, nous avons accom­pa­gné une femme exi­lée pour qu’elle puisse por­ter plainte. Cette fois-​ci encore, c’est une décep­tion. Pourtant, à chaque fois j’y crois, je me dis « Là, on est en plein dans l’actualité, ce n’est pas pos­sible que cette plainte n’aboutisse pas… ». 

Cela com­mence donc par un rendez-​vous au com­mis­sa­riat. Des his­toires de voi­tures volées, d’agressions au cou­teau, de frère en garde à vue, de pro­cu­ra­tion pour les élec­tions et, au milieu de tout ça, nous. “Nous”, c’est à chaque fois une femme, par­fois avec ses enfants. Aujourd’hui, il s’agit d’un dépôt de plainte pour vio­lences conju­gales, mais l’histoire ne s’arrête pas là. C’est une maman qui veut dépo­ser plainte parce qu’elle craint que sa fille soit aus­si vic­time de cet homme.

Il y a quelques jours, elle nous par­lait de ses craintes, de ses soup­çons d’inceste sur sa fille. Elle ne com­prend pas pour­quoi ces der­niers temps elle dort pro­fon­dé­ment, comme si elle avait été dro­guée. Elle qui a tou­jours eu le som­meil léger et s’est tou­jours réveillée au moindre bruit de ses enfants. Elle a peur pour elle, pour sa fille dont le com­por­te­ment a chan­gé. Elle veut la protéger.

L’été der­nier, elle a réus­si à por­ter plainte pour vio­lences conju­gales. Au bout de quatre jours, elle a eu peur des menaces et, en même temps, elle est consciente d'être prise dans une rela­tion com­plexe. Elle a reti­ré sa plainte. Nous lui pro­po­sons de l’accompagner au com­mis­sa­riat, ailleurs. Elle accepte tout de suite. L’organisation n’a pas été simple, il a fal­lu prendre le temps de trou­ver un inter­prète qui se déplace avec nous.

Durant le rendez-​vous, je reste avec les enfants dans la salle d’attente, elle suit l’OPJ (Officier de Police Judiciaire) de la Brigade de Protection des Familles. Le temps est long, la salle est petite, les avo­cats et plai­gnants se suc­cèdent. Nous voyons défi­ler les agents en uni­forme, en civil. Midi approche, la porte du cou­loir s’ouvre. C’est elle qui des­cend. Elle nous retrouve, l’interprète aus­si, et puis rien. Pas un mot de l’officier, pas un mot sur les suites, pas un mot sur la mise à l’abri, rien. Nous par­tons, je suis sans voix. 

Sur le par­king, elle me fait lire la plainte. Je découvre une suc­ces­sion de ques­tions pré-​écrites, sui­vies de réponses succinctes : 

« – Avez-​vous déjà dépo­sé plainte (ou une main cou­rante) contre votre par­te­naire ? Quelles ont été les suites judi­ciaires ?
- Oui, à trois reprises. »
S’en suivent ques­tions ne lais­sant place à aucun déve­lop­pe­ment :
« – Avez-​vous la pos­si­bi­li­té d’être héber­gée chez un proche ou avez-​vous besoin d’un héber­ge­ment d’urgence ?
- Non. »

Deux heures trente d’audition, pour six pages de “oui”, “non”, “je ne sais pas”… J’échange avec elle : « – Mais alors, tout ce que vous avez pu dépo­ser dans nos bureaux au Comede ? Toutes vos alertes, vous ne leur en avez pas par­lé ? » L’interprète m’explique qu’elle en a par­lé, que les poli­ciers lui ont deman­dé si elle avait vu son com­pa­gnon faire du mal à sa petite fille. « – Non. » Alors, on lui aurait répon­du que “les enfants mentent” et que, si elle ne l’avait pas vu, alors ce n’était
pas un fait. Dans la plainte, il n’y a aucune allu­sion à cette dis­cus­sion, à ses soup­çons, ses inquié­tudes quant au chan­ge­ment de com­por­te­ment de sa fille. Un rendez-​vous médi­cal est pré­vu pour la mère aux UMJ (Unités Médico-​Judiciaires), la plainte semble enre­gis­trée, mais tout est écrit pour qu’il ne se passe rien. Ni pour elle, ni pour sa fille.

Je pose la même ques­tion que les OPJ, mais cette fois-​ci en deux temps :

« – Avez-​vous la pos­si­bi­li­té d’être héber­gée par un proche ?
- Non
- Avez-​vous besoin d’un héber­ge­ment d’urgence ?
- Oui, j’ai peur. Je ne veux pas ren­trer chez moi. »

Au fil de ces accom­pa­gne­ments, je constate que cette expé­rience en raconte d’autres, avec leurs lots de plaintes, de rendez-​vous au com­mis­sa­riat, d’inaction… Cette situa­tion n’a rien d’exceptionnel. C’est celle de cette femme vic­time de vio­lences conju­gales qui a dû por­ter plainte trois fois et avoir des ITT (inter­rup­tion tem­po­raire de tra­vail) de plu­sieurs jours à la suite des coups de son conjoint pour qu’enfin elle soit exfil­trée de chez elle. Elle a fina­le­ment été mise à l’abri dans une petite
chambre d’hôtel avec ses trois enfants. C’est celle de cette jeune femme vic­time de viol. Sa plainte a été clas­sée sans suite : « pas assez d’éléments. » C’est celle de cette femme qui connaît le nom de son agres­seur, son adresse et donne des élé­ments très pré­cis dans sa plainte. Tout y est enre­gis­tré, dépo­sé. Nous n’avions plus aucune
nou­velle… jusqu’à ce que nous appre­nions que la plainte avait été éga­rée. C’est celle de cette femme enceinte à la suite d’un viol et qui sou­haite avor­ter. Faible espoir : l’ADN du vio­leur pour­rait être iden­ti­fié. Mais au fur et à mesure des audi­tions, sa parole est mise en doute. Elle s’effondre.

Depuis 2018, au centre de san­té du Comede, nous avons recueilli les témoi­gnages de 24 femmes vic­times de viol en France. Toutes celles à qui c'est arri­vé ne le disent pas. Toutes celles à qui c'est arri­vé ne portent pas plainte. À chaque dépôt de plainte s’ensuit une décep­tion. À chaque dépôt de plainte s’ensuit un constat : la plainte n’est pas un abou­tis­se­ment, elle n’est pas un élé­ment d’alerte pour les pou­voirs publics. À chaque dépôt de plainte vient un doute : parce que les femmes que nous
accom­pa­gnons sont étran­gères, ne maî­trisent pas tou­jours le fran­çais, se trouvent en situa­tion de très grande pré­ca­ri­té, sont par­fois sans papiers… leur parole est-​elle moins cré­dible, moins importante ?"


Données issues du rap­port d’activité et d’observation (2019) du Comede

Entre 2012 et 2017, par­mi les femmes accom­pa­gnées par le Comede, 30% d’entre elles ont été vic­times de vio­lences de genre, contre seule­ment 4% des hommes. Parmi les 449 femmes enceintes sui­vies au Centre de san­té entre 2012 et 2017, la gros­sesse est consé­cu­tive à un viol dans 14% des cas. La plu­part des femmes soi­gnées au Centre de san­té ont subi des vio­lences dans leur pays d’origine, durant le par­cours, et/​ou lors des pre­miers mois de leur arri­vée en France : 60% déclarent des anté­cé­dents de vio­lences (défi­ni­tion OMS), 30% des anté­cé­dents de vio­lences liées au genre, et 9% des anté­cé­dents de tor­ture (défi­ni­tion ONU).

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