110 familles recomposees charge mentale charles henry bedue
© Charles Henry Bédué

Familles recom­po­sées : la charge men­tale tous azimuts

La recom­po­si­tion des familles n’allège pas la charge men­tale des mamans. Au contraire. Gestion des beaux-​enfants, des ex, prise en charge des émo­tions de chacun·e, injonc­tion à la réus­site, celles-​ci res­tent en pre­mière ligne pour faire tour­ner les foyers.

C’est l’heure du déj. Dans son bureau de free-​lance tout vitré qui jouxte le salon fami­lial, Sabine s’accorde une pause et lance Pronote, le logi­ciel de liai­son entre parents et enseignant·es du col­lège. Trois inter­faces à véri­fier, puis un ouf de sou­la­ge­ment. Aucun·e prof n’a indi­qué d’absence sur­prise. Les trois ados de la mai­son ne devraient pas ren­trer avant 17 heures. Après-​midi de tra­vail tran­quille en perspective.

Entre les coups de fil à ses client·es, elle accom­plit les tâches lis­tées dans un coin de sa tête depuis le matin : sor­tir un rôti du congèle pour le repas du soir, lan­cer une machine, ouvrir les volets de la chambre de l’aînée qui a encore oublié de le faire. Le quo­ti­dien haras­sant et banal d’une mère de famille ? Sauf que deux des trois ados qui rem­pli­ront tout à l’heure sa mai­son­née de cris, de fureurs et de rires ne sont pas les siens, mais ceux que son com­pa­gnon a eus avec sa pre­mière femme. Louise*, celle du milieu, est quant à elle le fruit de son union avec son ex-​mari. Ah, l’ex-mari ! Elle ajoute à sa longue « to-​do list » men­tale un mail à lui écrire pour modi­fier les dates de vacances. Il fau­drait qu’elles collent à celles des deux enfants de son com­pa­gnon, que leur maman a vou­lu chan­ger en der­nière minute. Il va encore fal­loir déployer des tré­sors de diplomatie…

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© Birk Thomassen
Travail invi­sible

En mai 2017, un post Facebook remue les consciences. Une illus­tra­trice, Emma, par­tage sur le réseau social sa BD Fallait deman­der1 et popu­la­rise la notion de charge men­tale. Une notion déjà mise en mots par la socio­logue Monique Haicault, dans un article datant de 1984 et inti­tu­lé « La ges­tion ordi­naire de la vie en deux ». La cher­cheuse y décri­vait la façon dont l’esprit des « ména­gères » (toute une époque !) ne cesse d’être occu­pé par les sou­cis domes­tiques et logistiques.

Avec ses des­sins, Emma détaille à son tour ce tra­vail « épui­sant, per­ma­nent, invi­sible » qui incombe aux femmes. Tout anti­ci­per pour que la vie de famille roule. Des cer­veaux fémi­nins qui ne s’arrêtent jamais de bouillon­ner : les­sives à anti­ci­per, acti­vi­tés à pro­gram­mer, rendez-​vous médi­caux à ne pas oublier… Une pres­sion inces­sante qui pèse ultra majo­ri­tai­re­ment sur les femmes en rai­son des repré­sen­ta­tions his­to­riques et cultu­relles de leur rôle dans la socié­té, celui de diri­ger le foyer, quand les hommes doivent, eux, dans cet ima­gi­naire, sub­ve­nir aux besoins de leur famille. Que les femmes tra­vaillent désor­mais tout autant n’a pas chan­gé grand-​chose à l’affaire.

Anticiper mille fois par jour

Depuis 2017 et le suc­cès de la BD d’Emma, le concept de charge men­tale a été décli­né à l’envi, sou­vent à côté de la plaque, en adop­tant un regard psy­cho­lo­gi­sant, occul­tant son lien avec le patriar­cat. Un pan de nos socié­tés contem­po­raines reste pour­tant à explo­rer sous cet angle : celui des familles recom­po­sées. Or, mathé­ma­ti­que­ment, dans les 728 000 familles recom­po­sées de France, selon le der­nier recen­se­ment de l’Insee2, cette charge men­tale explose. La ques­tion des mul­tiples agen­das à régen­ter se fait encore plus intense. Et quand les enfants rejoignent le domi­cile de leur père, les mères ne mettent pas pour autant leur esprit en pause.

Isabelle n’avait jamais mis de mot sur ce qui l’épuise. Séparée du père de ses trois enfants depuis presque huit ans, elle a le sen­ti­ment qu’elle n’arrête jamais de pen­ser. « Encore hier soir, alors qu’ils sont chez leur père, je me suis rap­pe­lé qu’il fal­lait rem­plir des papiers pour le club de bas­ket. Je sais que je ne peux pas comp­ter sur mon ex pour le faire, décrit-​elle. “Anticiper”, j’utilise ce mot mille fois par jour. Je pense que c’est mon rôle de maman d’éviter des désa­gré­ments à tout le monde. Le reste, mon bien-​être, du temps pour moi, c’est tou­jours pour plus tard. »

Son nou­veau com­pa­gnon ne lui est d’aucun secours. « Il a insis­té pour qu’on vive ensemble, mais il débarque fina­le­ment comme un tou­riste. Sous pré­texte qu’on vit chez moi. Pire, quand sa fille vient pas­ser son week-​end sur deux à la mai­son, je dois me creu­ser pour éla­bo­rer des menus qui lui plaisent », ajoute-​t-​elle, dému­nie face aux mâles qui refusent de ­par­ta­ger son fardeau.

« J’ai envoyé un mil­liard de SMS à mon ex-​mari depuis notre divorce pour lui rap­pe­ler des rendez-​vous chez le den­tiste ou des sor­ties sco­laires quand nos filles sont chez lui »

Anna*

On pour­rait croire que le nombre gran­dis­sant de gardes alter­nées a allé­gé les mères. Depuis la loi de 2002 qui a intro­duit le prin­cipe dans le droit fran­çais, de plus en plus de juges l’ordonnent. Entre 2010 et 2016, selon une étude ren­due publique par l’Insee en 2019, le nombre d’enfants rési­dant à mi-​temps chez leur mère et chez leur père a dou­blé, pas­sant à 400 000 indi­vi­dus, soit 2,7 % des mineur·es vivant en France. Reste que seuls 18,8 % des pères réclament ce mode de garde, selon des chiffres publiés en 2018 par le minis­tère de la Justice. Et n’essuient un refus que pour 1,5 % d’entre eux, contrai­re­ment à ce qu’avancent les dis­cours mas­cu­li­nistes de cer­taines asso­cia­tions de « pères en détresse ». Ce peu d’appétence pour le par­tage de la garde des enfants par­mi les hommes divor­cés éclaire aus­si la charge men­tale subie par leurs ex-femmes.

« J’ai dû envoyer un mil­liard de SMS à mon ex-​mari depuis notre divorce pour lui rap­pe­ler des rendez-​vous chez le den­tiste ou des sor­ties sco­laires quand nos filles sont chez lui », sou­pire Anna *. Leur père est cepen­dant per­sua­dé de par­ta­ger à parts égales le sou­ci de leur pro­gé­ni­ture. « Après notre sépa­ra­tion, nous avons conti­nué à consul­ter une thé­ra­peute de couple. Un jour que je me plai­gnais, dans son cabi­net, du fait que tout conti­nuait à me tom­ber des­sus, il s’est insur­gé, affir­mant que je ne me ren­dais pas compte de tout ce qu’il fai­sait. Quoi donc ? La cui­sine et le linge, m’a‑t-il répon­du… et il avait l’impression d’un par­tage équi­table », raconte-​t-​elle.

« Dans les cen­taines de témoi­gnages que j’ai reçus, en ouvrant un compte Instagram sur la charge men­tale [@taspensea, ndlr], j’ai été sur­prise par le nombre de mères qui déplorent que leurs ex, pour­tant en charge à mi-​temps de leurs enfants, s’avèrent inca­pables d’anticiper. Le point noir, ce sont les vacances sco­laires, la prise de billets de train. Mais cela concerne aus­si les pique-​niques à pré­pa­rer en cas de sor­tie, le sui­vi médi­cal des enfants, etc. », confirme Coline Charpentier, qui a trans­for­mé ces échanges sur le réseau social en « guide d’autodéfense » mili­tant contre la charge men­tale (T’as pen­sé à… ?, éd. Livre de poche, 2020). Même deve­nues leurs « ex », les femmes res­tent per­çues par les hommes comme les « chefs de pro­jet », pour reprendre l’expression d’Emma, quand eux ne seraient que les « exé­cu­tants ».

Des hommes vis­sés à vie à leur canapé

En consa­crant un épi­sode de son pod­cast Mansplaining à la charge men­tale, qu’il inti­tule « Hommes assis­tés, femmes les­si­vées », Thomas Messias prend jus­te­ment en exemple le cas des divorcé·es. Il explique avoir enten­du tant d’histoires de sépa­ra­tions, dans les­quelles les femmes espé­raient que leurs ex se pren­draient en main « déjà parce qu’ils ne pou­vaient plus comp­ter que sur eux-​mêmes. Et ensuite parce qu’ils allaient for­cé­ment vou­loir don­ner le meilleur à leurs enfants ». « Et puis en fait, non, ces hommes qui ne fou­taient rien quand ils vivaient sous le même toit que leur femme ne foutent tou­jours rien une fois qu’ils habitent seuls. À croire que des dizaines d’années à prendre racine sur le cana­pé en atten­dant que ça se passe, ça vous forge pour toute une vie », s’interroge-t-il.

« Quand un homme se retrouve seul, son entou­rage s’empresse de lui pro­po­ser de l’aide. Les femmes à la tête de familles mono­pa­ren­tales n’ont pas ce pri­vi­lège », juge Emma. Et quelle meilleure assis­tance que celle appor­tée par une nou­velle femme ? S’il fal­lait encore une preuve que la charge men­tale repose qua­si exclu­si­ve­ment sur les femmes, elle est en effet appor­tée par le rôle tenu par les belles-​mères, vis-​à-​vis de ces enfants qui ne sont pour­tant pas la « chair de leur chair ». « J’organise et je le fais parce que ce sont des enfants. Quand ça touche aux gosses, je ne peux pas faire autre­ment que mettre les mains dans le cam­bouis », constate Maud, qui vit avec son fils, son nou­veau concu­bin et, à mi-​temps, ses deux beaux-​enfants. « Dans leur ima­gi­naire, je suis une mère quoi qu’il en soit », observe-​t-​elle. Mathilde * avoue com­plè­te­ment oublier l’existence de son beau-​fils quand il est chez sa mère. « Mais quand il est chez nous, je suis sur­investie. Je ne me sens même pas le droit d’aller voir mes copines. À la place, le same­di après-​midi, je super­vise les devoirs. »
Même topo pour Lucie *, belle-​mère de deux gar­çons et mère d’un seul : « Quand ils sont là, je suis mère de famille à 400 %. Même si mon mec gère aus­si, je vais faire des courses pour cinq, des les­sives, ran­ger les chambres, faire les lits. Ces tâches sont asso­ciées à la charge affec­tive. Les enfants me mettent dans ce rôle de mère, ils me nour­rissent de ce rôle… »

Modèle de la bonne mère

« Celles qu’on a long­temps appe­lées les marâtres font office de “cein­ture de mater­ni­té”. Elles per­mettent aux pères de res­ter pères. Grâce à leur nou­velle com­pagne, ils peuvent pro­po­ser à leurs enfants un nou­veau foyer, ce mot res­tant asso­cié à une pré­sence fémi­nine », estime Coline Charpentier. Pour la mili­tante, les femmes concer­nées prennent en main leur nou­velle famille « pour cor­res­pondre au modèle de la bonne mère. Sans doute en par­tie par culpa­bi­li­té, qui accom­pagne tou­jours les recom­po­si­tions fami­liales, et parce qu’on leur mar­tèle qu’elles ont choi­si un homme “avec son package”, c’est-à-dire ses enfants. »

« Les belles-​mères se retrouvent, qui plus est, dans une situa­tion déli­cate, poten­tiel­le­ment source de sur­charge men­tale. Celle de devoir exer­cer une auto­ri­té paren­tale sans être parent », com­plète la psy­chiatre Aurélia Schneider3. En par­ti­cu­lier quand tous les adultes de ces familles recom­po­sées ne sont pas sur la même lon­gueur d’onde. « Devoir sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier est une source indé­niable de pré­oc­cu­pa­tion psy­chique », estime-​t-​elle. D’un foyer à l’autre, les règles changent. Ici, les enfants sont mis à contri­bu­tion pour par­ti­ci­per aux tâches de tous les jours. De l’autre côté, ils peuvent ne pas lever le petit doigt.

Inquiète des contre-​performances sco­laires de son beau-​fils, Sabine a entre­pris de sur­veiller sa sco­la­ri­té. « Je consacre beau­coup de temps à l’aider dans ses devoirs, à le faire révi­ser. Mais une semaine sur deux, il retourne chez sa mère qui relâche toute la pres­sion. J’ai le sen­ti­ment de me battre contre des mou­lins. Je ne pense pas que ma charge soit plus lourde qu’une mère de trois enfants en termes d’organisation ou d’anticipation. Mais ce qui me pèse, c’est de subir ce que je ne maî­trise pas », explique-t-elle.

Entretenir les relations

Les guides et les articles de maga­zines qui pul­lulent de conseils pour « réus­sir sa famille recom­po­sée » mettent en avant la néces­si­té du dia­logue. Or cette mis­sion incombe, elle aus­si, la plu­part du temps, aux femmes. « Parce qu’elles ont été édu­quées à prendre en charge les émo­tions. À écou­ter l’autre et ses besoins. C’est la même orien­ta­tion sté­réo­ty­pée qui conduit les femmes à occu­per davan­tage le champ du “care” », décrypte Coline Charpentier. La charge men­tale prend alors la tour­nure de la charge émo­tion­nelle, concep­tua­li­sée en 1983 par la socio­logue amé­ri­caine du tra­vail Arlie Russell Hochschild, dans son ouvrage Le Prix des sen­ti­ments (éd. La Découverte).

« C’est un autre sté­réo­type impor­tant qui tourne autour des femmes : elles sont sou­vent vues comme celles qui doivent lier les indi­vi­dus entre eux et entre­te­nir les rela­tions », ana­lyse encore Coline Charpentier. « Après notre sépa­ra­tion, c’est à moi et non pas à son fils que mon ex-​beau-​père deman­dait quel cadeau offrir à notre fils à Noël. Aujourd’hui, il ne le fait plus. Et d’ailleurs, ils ne se voient plus. C’était moi qui main­te­nais leur lien », évoque Maud. Dès le début de sa rela­tion avec son nou­veau com­pa­gnon, ses parents l’ont tout de suite beau­coup appe­lée : « Mais j’ai déci­dé que je n’irais plus les voir seule, parce que ça m’épuise. » C’est l’intérêt d’une deuxième vie – il y en a quand même : avoir appris de la pre­mière et poser des limites pour se préserver. 

* Les pré­noms ont été modifiés. 

  1. Ce post Facebook a ensuite été publié dans le tome 2 de la série de BD d’Emma, Un autre regard, aux édi­tions Massot.
  2. Depuis 2018, l’Insee intègre une ques­tion sur les foyers recom­po­sés dans son recensement.
  3. Autrice de La Charge men­tale des femmes… et celle des hommes. Mieux la détec­ter pour pré­ve­nir le burn-​out. Éd. Larousse, 2018.

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