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1922, la série d'été : "La Garçonne", le sul­fu­reux roman fémi­niste dont les fémi­nistes se seraient bien passées

Série d'été : Il y a un siècle, les femmes 1/​4

Il y a un siècle et un jour, le 12 juillet 1922, parais­sait La Garçonne, best-​seller signé par Victor Margueritte. En dépei­gnant la vie libre mais dépra­vée de son héroïne aux che­veux courts, Monique Lerbier, l'allié fémi­niste enten­dait ser­vir la cause. Mais du côté des mili­tantes, on fut plus gênées qu'autre chose.

« La Garçonne n’est qu’une étape dans [la] marche inévi­table du fémi­nisme, vers le but magni­fique qu’il attein­dra. » Ces mots pleins d'ambition sont ceux de Victor Margueritte lorsqu'il défend son roman à l'occasion d'une de ses mul­tiples réédi­tions. Au pro­gramme de cette « étape », donc : éman­ci­pa­tion fémi­nine certes, encore que, mais sur­tout sexe, les­bia­nisme et drogues dures, le tout nar­ré dans une langue sen­suelle voire crue.

C'est le para­doxe de l'un des livres les plus sul­fu­reux du début du siècle der­nier, paru en juillet 1922 au cœur de ces années folles où l'avant-garde bour­geoise et artis­tique qui ne veut plus entendre par­ler de la guerre délie les mœurs. D'un côté, l'opprobre assaille La Garçonne et son créa­teur, qui sera même déchu du titre d'officier de la Légion d'honneur, une pre­mière dans l'histoire de l'ordre. Le scan­dale est si grand que « la très catho­lique Ligue des pères de familles nom­breuses dépose d’abord une demande de sai­sie de l’ouvrage, mais le Garde des Sceaux la bloque, redou­tant le ridi­cule d’un pro­cès en cour d’assises », indique l'historienne Yannick Ripa dans son excel­lente pré­face de l'édition Petite Biblio. De l'autre, l'ouvrage est un véri­table suc­cès de vente – « Vingt mille exem­plaires ven­dus en quatre jours, trois cent mille en six mois, le demi-​million est dépas­sé en 1924, et le mil­lion atteint en 1929 », détaille l'historienne du fémi­nisme Christine Bard, dans son essai de réfé­rence Les Garçonnes – et per­met à Victor Margueritte de s'offrir une vil­la avec vue à Sainte-​Maxime dans le Var. On peut le dire, les aven­tures de Monique Lerbier ont appor­té à son créa­teur argent, gloire et déboires.

« – Sans les che­veux courts, et aca­jou, on dirait Monique.
- C'est elle ! N'est-ce pas, mon petit Max ?
Le cri­tique, ayant ajus­té son monocle, décla­ra :
- C'est bien elle. Ce que ça la change, par exemple, cette coif­fure ! Aujourd'hui, pour la femme, c'est le sym­bole de l'indépendance, sinon de la force. Jadis, Dalila émas­cu­lait Samson, en lui cou­pant les che­veux. Aujourd'hui, elle croit se viri­li­ser, en rac­cour­cis­sant les siens ! »

Voici com­ment, au début de la deuxième par­tie de l'ouvrage, est révé­lée la trans­for­ma­tion de Monique qui vaut son titre au roman. Déçue par l'infidélité de celui qu'elle s'apprêtait à épou­ser, ayant rom­pu ses fian­çailles contre l'avis de ses parents, la jeune femme jadis un brin fleur bleue se relève de ses illu­sions en cou­chant avec le pre­mier venu, et bien­tôt beau­coup d'autres, hommes comme femmes. D'extraction bour­geoise, elle court les music-​hall du Paris bouillon­nant de l'après-guerre, gagne son indé­pen­dance finan­cière en tant que déco­ra­trice, découvre le plai­sir de la chair, mais aus­si celui de la drogue. 

Rompre avec la fémi­ni­té traditionnelle

Ces expé­riences éman­ci­pa­trices sont sym­bo­li­sées par la tein­ture rousse – cou­leur des séduc­trices – et sur­tout, la coupe de ses che­veux longs. Un geste qui, comme le note Yannick Ripa, déjà « bien avant guerre affi­chait osten­si­ble­ment une rup­ture avec la fémi­ni­té tra­di­tion­nelle et la séduc­tion sécu­laire » et avec elle, « un rejet de la hié­rar­chi­sa­tion des sexes ». C'est d'ailleurs le pro­pos de Monique-​cheveux-​courts lorsqu'elle lance à un prétendant :

«  – Voyons, Briscot ! C'est donc si extra­or­di­naire qu'en matière… d'amour (Elle hési­ta, ne trou­vant pas d'autre mot), une femme pense et agisse comme un homme ? Il faut vous faire à cette idée, et me prendre pour ce que je suis : un gar­çon.
Il eut au bout des lèvres : une garce, et par poli­tesse, ache­va le mot :
- Une gar­çonne, je sais. La gar­çonne ! »

C'est avec ce roman que le terme de gar­çonne rentre dans la langue com­mune, après avoir fait son appa­ri­tion dans les années 1880 sous la plume de Joris-​Karl Huysmans qui décri­vait alors une sil­houette andro­gyne à l'aide d'un « sein dur et petit, un sein de gar­çonne à la pointe vio­lie ». Monique Lerbier devient l'archétype de ces femmes libé­rées qui trans­gressent les tabous par leur style de vie moderne et brouillent le genre par leur accou­tre­ment : les che­veux, certes, mais aus­si l'accessoire ciga­rette et les robes amples qui cachent les formes de l'éternel fémi­nin, tout en dévoi­lant les che­villes, per­met­tant ain­si de mar­cher et dan­ser sans entrave. Elle devient aus­si une icône puisque, dans le sillage du suc­cès lit­té­raire, « jusque dans les cam­pagnes, tombent les che­veux et s'arbore la coif­fure "à la gar­çonne" », note Yannick Ripa. Pour autant, pré­cise Christine Bard, « les jeunes filles qui se font cou­per les che­veux prennent […] des risques : que­relles fami­liales, dis­putes conju­gales, dont la presse se fait par­fois l’écho. »

Margueritte, cet allié à côté de la plaque

S'il capte autant l'air du temps et y contri­bue, c'est que Victor Margueritte per­çoit son œuvre comme héri­tière du natu­ra­lisme du siècle pré­cé­dant. Vilipendé pour l'outrage aux bonnes mœurs que consti­tue l'excès d'hédonisme d'une Monique déchaî­née dans la fête, le sexe et la prise de pro­duits illi­cites, il rétorque qu'il ne fait que dépeindre le réel. 

Mais ce livre qui se veut un appui aux femmes de son époque est ambi­va­lent. D'un côté, Monique met « en pra­tique les conseils que Léon Blum don­nait dans Du mariage (1907), où il encou­ra­geait, pour les gar­çons et les filles, les expé­riences pré­con­ju­gales », explique Christine Bard. De l'autre, « la fin très morale de La Garçonne relève de l’exorcisme, pour­suit l'historienne. Monique ren­contre mira­cu­leu­se­ment un homme qui la res­pecte, et qui, en lui sau­vant la vie, lui offre le rachat. » Ainsi, les amours saphiques de Monique sont relé­guées à la pas­sade de jeu­nesse. Pire : elle accepte de se lais­ser pous­ser les che­veux et de lais­ser tom­ber le roux parce que son che­va­lier blanc le lui demande !

« Elle leva les yeux, quê­ta la réponse à sa ques­tion muette : "Tu m'aimes ?" Mais il se bor­na à décla­rer :
- Si tu lais­sais repous­ser tes che­veux sans les teindre ? Leur vraie nuance, à la racine, est ravis­sante.
- Je le ferai, si tu le pré­fères. »

Droit de vote vs. bagatelle

Au-​delà de ces ambi­guï­tés, peu de fémi­nistes défen­dirent Victor Margueritte dans la tem­pête média­tique – de jour­naux catho­liques, de droite mais aus­si de gauche – qui s'abattit sur La Garçonne. A ce moment-​là, elles ont d'autres chats à fouet­ter, comme l'explique Yannick Ripa : « Aucune place ne peut être faite aux gar­çonnes dans le mou­ve­ment fémi­niste réfor­miste, si fri­leux à l'égard de la sexua­li­té. […] L'après-guerre, qui ren­voie au foyer des hommes meur­tris, pro­longe le silence. Le corps des femmes doit apai­ser le guer­rier et accueillir sa semence pour repeu­pler la France, sor­tie exsangue du conflit. De ce devoir, la majo­ri­té des fémi­nistes a l'intention de se ser­vir pour faire valoir ses reven­di­ca­tions et en pre­mier lieu obte­nir le droit de vote et d'éligibilité que toutes leurs orga­ni­sa­tions ont ins­crit à leur pro­gramme depuis 1909. » On com­pren­dra mieux que les fan­tasques gau­drioles de Monique laissent les mili­tantes de marbre, d'autant que, coïn­ci­dence, le jour de paru­tion du roman chez Flammarion est mal choi­si : le 12 juillet 1922, le Sénat vote contre le droit de vote des femmes, que l'Assemblée avait fait pas­ser en 1919.

Par ailleurs, elles ne goûtent pas toutes la « viri­li­sa­tion » des femmes repré­sen­tée par Monique. En sep­tembre 1922, un article de La Française qui, depuis 1906, se veut « le jour­nal du pro­grès fémi­nin », recon­naît à Margueritte des qua­li­tés d'« excellent fémi­niste » met­tant « les hommes en face de leur injus­tice envers les femmes ». Cependant, atten­tion ! : « L'émancipation des femmes ne se fera pas par les "gar­çonnes" qui tentent par en bas l'égalisation de la morale. » Heureusement que depuis, on a inven­té la sororité…

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