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Marie Gervais à dix-huit ans lors d’une visite au musée du Louvre. On voit sur son bras gauche l'hématome causé par les coups de poing répétés de Thomas quelques jours plus tôt. ©DR

Série « Nouveaux départs » – Marie Gervais, ancienne vic­time de vio­lences conju­gales : « On peut construire une autre his­toire sur les cendres de la première »

Série d’été « Nouveaux Départs », 3/​9 

Parfois, les départs vous sauvent lit­té­ra­le­ment la vie. À l’âge de 24 ans, Marie Gervais a pui­sé la force de quit­ter son pre­mier petit-​copain qui l’a insul­tée, frap­pée et humi­liée pen­dant huit ans. Vingt ans plus tard, elle fait le bilan de sa recons­truc­tion et de son com­bat pour bri­ser les cli­chés sur les vio­lences conju­gales auprès des jeunes géné­ra­tions. Rencontre. 

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Marie Gervais pho­to­gra­phiée
dans le cadre d'une cam­pagne du gou­ver­ne­ment
contre les vio­lences conju­gales en 2020.
©Sylvia Galmot 

Ne par­lez pas de fata­li­té à Marie Gervais. À même pas 45 ans, la femme brune aux che­veux mi-​longs donne l’impression d’avoir déjà vécu deux vies. Un peu comme un phé­nix, qui renaî­trait des cendre de sa vie d’avant. Une image fina­le­ment pas si éloi­gnée de la réa­li­té. Sa « vie d’avant » s’est arrê­tée un jour d'août 2002, lorsqu’à 24 ans, elle a osé dire non. Elle a osé par­tir et quit­ter l’homme qui l’a mal­trai­tée phy­si­que­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment durant huit longues années. Cela fait vingt ans main­te­nant que celle qui se défi­nit comme une ancienne vic­time de vio­lences conju­gales a pris un « nou­veau départ ». 

Depuis, Marie Gervais a ren­con­tré un homme, s’est mariée et est deve­nue mère de deux enfants, désor­mais adolescent·es. Mais pas ques­tion pour autant de tour­ner le dos défi­ni­ti­ve­ment à son pas­sé, si dif­fi­cile soit-​il. Sa liber­té retrou­vée, ces années de vio­lences, et sur­tout celles qui ont sui­vi, Marie Gervais les a plu­tôt cou­chées sur le papier il y a trois ans dans Il me tue cet amour , récit paru aux Éditions Massot. « Quand je lisais un livre sur les vio­lences conju­gales, j’étais sou­vent frus­trée car beau­coup s’arrêtent au moment où les vio­lences s’arrêtent, où la vic­time par­vient à par­tir, explique l’autrice à Causette. Moi, je vou­lais racon­ter ce qu’il se passe après. » Elle n’a jamais ces­sé de racon­ter depuis.

Reprendre pied 

Marie Gervais inter­vient régu­liè­re­ment auprès des forces de l’ordre mais aus­si dans les col­lèges et les lycées pour par­ler de son his­toire, lourde de vio­lences quo­ti­diennes, mais aus­si de sa recons­truc­tion. Elle témoigne sur­tout pour faire com­prendre aux jeunes géné­ra­tions que les vio­lences conju­gales n'ont pas seule­ment lieu au sein des couples mariés. Et qu'elles ne sont pas seule­ment phy­siques. Cela res­semble plu­tôt à « un océan de ten­sions per­ma­nent », dit-​elle d'une voix posée, dont les vagues vous entraînent tou­jours un peu plus vers le fond.

Si Marie Gervais peut aujourd’hui avoir une voix posée, et par­fois quelques rires lorsqu'elle évoque son pas­sé, c'est que depuis elle a repris pied. Ce mer­cre­di de juillet, devant son petit crème, assise à la table d’un café du 1er arron­dis­se­ment de Paris, elle replonge tout de même une fois de plus dans les abysses de sa vie pas­sée. Elle a 16 ans quand elle ren­contre Thomas*, un gar­çon de sa classe de pre­mière. Quelques mois après la ren­trée, le 1er jan­vier 1994, Marie et Thomas se mettent à sor­tir ensemble. La jeune fille solaire et créa­tive, au carac­tère affir­mé et soli­taire, se retrouve tout à coup pri­son­nière d’une rela­tion de couple. « Il vou­lait tout le temps être avec moi, raconte-​t-​elle. J’habitais tout près du lycée, tous les jours après les cours il venait chez moi, tous les week-​end il fal­lait qu’on soit ensemble. » 

Image du gendre idéal 

En public, devant la famille et les ami·es, Thomas est très gen­til. La mère de Marie répé­te­ra pen­dant huit ans qu’il est même « le gendre idéal ». Une louange qui résonne avec amer­tume aujourd’hui. Car en pri­vé, la lune de miel est de courte durée. Au bout de deux semaines seule­ment, appa­raissent les vio­lences psy­cho­lo­giques. Les parents de Marie tra­vaillent, la jeune fille et son copain s’embrassent sur son lit. Une scène d’ado nor­male. Sauf que tout à coup, Thomas se lève, met ses chaus­sures et claque la porte, très éner­vé. « Ça n’a aucun sens, je ne com­prends pas ce qu’il se passe », se souvient-​elle. Le len­de­main au lycée, Thomas fait comme si rien ne s’était passé. 

Cette scène se repro­duit régu­liè­re­ment et à chaque fois, le gar­çon quitte le domi­cile de Marie tou­jours plus éner­vé, sans que cette der­nière ait une expli­ca­tion. « Comme ça n’a aucun sens, je com­mence petit à petit à me dire “Putain, mais c’est moi qui ai dû faire quelque chose de mal” », raconte-​elle. Le méca­nisme des vio­lences se met en place. Thomas se met aus­si à la rabais­ser conti­nuel­le­ment. « Ce sont des blagues sur com­ment je m’habille, ce que je lis, ce que je dis ou com­ment je parle, explique Marie. Quand j’ose contes­ter j’ai le droit à des “C’est bon t’es trop sen­sible, c’est juste un jeu, je rigole”. » 

« Il m’a arra­ché toutes mes pre­mières fois liées à la sexualité » 

Comme nombre de vic­times de viols conju­gaux, Marie Gervais a mis des années avant de poser des mots sur les vio­lences sexuelles qu’elle a subies. « Il m’a arra­ché toutes mes pre­mières fois liées à la sexua­li­té, chaque nou­velle pra­tique a été impo­sée mais jamais par la force, c’était tou­jours par l’insistance, la per­sua­sion et la culpa­bi­li­té », sou­ligne l’autrice. 

Thomas assène une pre­mière claque à Marie au bout de deux mois de rela­tion. Lors d’une dis­pute dans la rue. Thomas ne s’excuse pas. En huit ans, il ne se sera jamais excu­sé. Tout comme il n’a jamais recon­nu les faits. Comment le pourrait-​il puisque que selon lui c'est Marie qui « le pousse » à agir de la sorte, sché­ma clas­sique des vio­lences conju­gales. Deux mois plus tard, alors qu’il vient pour­tant de lui répé­ter une énième fois qu’elle est la femme de sa vie et la future mère de ses enfants, le jeune homme la quitte, lui pré­ci­sant au pas­sage qu’il a déjà des vues sur une autre fille du lycée. « Lui va être libre d’aller séduire cette fille, et puis d’autres après, et moi par contre, si j’ose regar­der un gar­çon, c’est un défer­le­ment de vio­lences ver­bales : je suis la der­nière des putes, des salopes, je vaux mieux que ça … confie la qua­dra­gé­naire. Et comme je suis déjà com­plè­te­ment enfer­mée dans une dépen­dance affec­tive et dans un inver­se­ment de culpa­bi­li­té, je le crois. » 

Pire, Thomas exige de Marie qu’elle « rabatte » les pré­ten­dantes, qu’elles s’en fassent des copines et qu’elle vante les mérites du jeune homme auprès d’elles. Une fois la proie fer­rée par Thomas, elle assiste aux rap­pro­che­ments, aux bai­sers et se retrouve même par­fois der­rière la porte lorsque le couple a des rela­tions sexuelles. En tout, il y aura sept filles en huit ans. Aux yeux des autres, Marie et Thomas sont les meilleurs amis du monde. « Tout le monde est émer­veillé de cette ami­tié, de cette fusion entre nous. » Mais, encore une fois, la réa­li­té est bien dif­fé­rente. « Il n’a jamais arrê­té de m'imposer des rela­tions sexuelles, il n’a jamais arrê­té de me dire je t’aime. Mais en même temps, c’était sans cesse des reproches : soit je n'avais pas assez de conver­sa­tion, il s'emmerdait avec moi, soit je par­lais trop et j’étais trop excitée. » 

« À par­tir du moment où j'ai dit un pre­mier truc, tout est sor­ti. J'utilise tou­jours le verbe vomir parce que j'ai vrai­ment vomi tout ça »

Le contrôle coer­ci­tif que Thomas exerce sur Marie ne s’arrête pas une fois le bac en poche. Il par­vient à la convaincre de s’inscrire, comme lui, dans la fac d’histoire de leur ville. Puis à entre­prendre un mas­ter d’histoire de l’art à Paris. « Mes parents se sont tout de suite dit “Vous allez être en coloc c’est super, tu vas être en sécu­ri­té avec lui" », se remé­more Marie Gervais. C'est dire le gouffre entre la réa­li­té des vio­lences vécues et la per­cep­tion des proches. Comme ses ami·es, ses parents d’ailleurs, n’ont jamais rien soup­çon­né. Les vio­lences psy­cho­lo­giques ont lieu en pri­vé. Et phy­siques, elles ne laissent pas de traces. « La seule fois où il m’a fait une marque, je m’en sou­viens, on était chez lui, ses parents étaient absents, raconte-​t-​elle. Et pour une rai­son tota­le­ment incon­nue, il se met à s’acharner à coups de poing sur mon épaule. Comme tou­jours je vois la rage sur son visage, sa lèvre est défor­mée par la haine, il s’est arrê­té une fois à bout de souffle, après je ne sais com­bien de coups. » Cette scène très vio­lente a eu lieu en juillet. Ne pou­vant cacher l’énorme héma­tome sur son épaule, Marie raconte qu’elle est tom­bée sur le coin d'un meuble. La pho­to, en des­crip­tion de l'article, est le der­nier témoin de cette agression. 

Pour autant, à 45 ans, Marie Gervais le dit encore : ses parents lui ont sau­vé la vie. Parce qu’ils l’ont cru tout de suite lorsqu'en 2002, à la fin des vacances sco­laires, elle débarque chez eux et déballe tout. « À par­tir du moment où j'ai dit un pre­mier truc, tout est sor­ti. J'utilise tou­jours le verbe vomir, parce que j'ai vrai­ment vomi tout ce que j'ai vécu », affirme-​t-​elle. Aujourd’hui encore, elle ne sait tou­jours pas d’où lui est venue la force de quit­ter Thomas mais elle se sou­vient pré­ci­sé­ment de ce sen­ti­ment de liber­té. Une porte de sor­tie s’est ouverte et lui a per­mis d'imaginer, enfin, son propre futur. « Avant, je vivais au jour le jour, voire heure après heure, j’avais per­du la capa­ci­té de voir au-​delà », soutient-​elle. 

Reconstruction 

Cette libé­ra­tion de la parole sonne le glas des sévices. Mais, comme nombre d’auteurs de vio­lences, Thomas n’accepte pas la rup­ture. « Il m’appelait tous les jours. Une fois c’était en me sup­pliant de le reprendre, puis le len­de­main c’était des menaces de mort et le jour d’après, il m’appelait avec une voix posée en me disant qu’il allait venir expli­quer à mes parents que je n’allais pas bien, que je fai­sais une dépres­sion et que je devais me faire inter­ner pour mon bien. » 

Si Thomas n’aura jamais plus d’emprise directe sur Marie, la recons­truc­tion de la jeune femme fut longue et dif­fi­cile. Pendant des mois, elle a peur de mou­rir ou pire, que ses parents la fassent inter­ner. « Quand je suis par­tie, j'étais un trou béant. Je ne savais plus qui j'étais, ce que j'aimais, ce que je vou­lais. Je ne savais plus prendre de déci­sions pour moi. Il m'avait com­plè­te­ment effa­cée. ». Elle démé­nage à l’autre bout de la France, voit plu­sieurs psy­cho­logues et petit à petit reprend pied, même si, comme elle le dit, « il reste des choses qui ne pour­ront jamais être répa­rées ». « On ne peut pas réécrire son his­toire mais on peut en construire une autre, sur les cendres de la pre­mière, écrit-​elle à la fin de son livre. Même le plus violent et le plus des­truc­teur des feux de forêt ne peut empê­cher de jeunes pousses de per­cer à tra­vers l’épaisse couche de cendre et à la végé­ta­tion de renaître par-​dessus. Il y aura tou­jours des moments dif­fi­ciles qui feront réson­ner la vio­lence, la dou­leur, la peur du néant. À nous de les prendre sim­ple­ment pour ce qu’ils sont : des moments. » 

« C’est néces­saire de mon­trer que les vio­lences conju­gales peuvent com­men­cer dès l’adolescence »

En 2004, deux ans après être par­tie, Marie ren­contre Michael. Entre eux c’est le coup de foudre immé­diat. Elle tombe rapi­de­ment enceinte d’un petit gar­çon puis d’une petite fille. Il y a deux ans, qua­si vingt ans après qu'elle l'ait quit­té, Marie envoie un mail à Thomas en lui deman­dant s’il a lu son livre. Trois mois plus tard, elle reçoit une réponse. Juste une phrase : « Bonjour, qu’attends-tu de moi ? ». À ce moment-​là, l’autrice réflé­chit à écrire un nou­veau livre en ana­ly­sant le point de vue des auteurs de vio­lences conju­gales. « Je vou­lais sor­tir de l’image du monstre, du per­vers nar­cis­sique, mon­trer que les auteurs de vio­lences sont des hommes nor­maux », explique-​t-​elle. Par mail, elle lui pose des ques­tions lui deman­dant notam­ment com­ment il a pu être violent avec elle. Les échanges durent quelques mois. L’homme, qui s’est marié et a eu deux enfants, lui répond qu’il s’est « sen­ti cou­pable » et qu’il avait « vou­lu en finir plu­sieurs fois ». Pour autant, il ne s’excuse pas et déclare ne jamais avoir entre­pris de tra­vail psychologique. 

Aujourd’hui, en écou­tant son récit ponc­tué de rires, il est par­fois dif­fi­cile de revoir l’adolescente vic­time de vio­lences conju­gales qu'elle a pu être. Une mise à dis­tance néces­saire pour celle qui a pris conscience assez tar­di­ve­ment que Thomas aurait pu la tuer par pro­cu­ra­tion, lorsqu’elle a fait une ten­ta­tive de sui­cide durant leur rela­tion, à 17 ans. C’est pour­quoi, les inter­ven­tions auprès des jeunes publics sont si impor­tantes à ses yeux. « C’est néces­saire de mon­trer que les vio­lences conju­gales peuvent com­men­cer dès l’adolescence, estime-​t-​elle. Dans toutes les classes où je vais, sys­té­ma­ti­que­ment il y a des révé­la­tions. Des jeunes filles qui sortent de la salle en pleu­rant, d’autres qui hochent la tête en enten­dant mon récit… »

Marie Gervais tient aus­si à démon­ter le sté­réo­type de la vic­time de vio­lences conju­gales cou­verte de bleus. « Parfois j’entends cer­taines jeunes filles dire “Oui, mais il ne m’a jamais frap­pée”, c’est impor­tant de rap­pe­ler que les vio­lences conju­gales ne sont pas seule­ment des coups, il y a bien d’autres manières de faire mal. » Surtout, elle veut mon­trer que la recons­truc­tion est pos­sible, car comme elle le répète : « il n’y jamais de fata­li­té »

*Le pré­nom a été modifié. 

Épisode 1 – Série d’été « Nouveaux Départs » – Refaire sa vie en famille à plus de 5500 km

Épisode 2 – Série d’été « Nouveaux Départs » – « J’ai envie de trans­mettre à ma fille que le bon­heur est un choix et qu’on a le droit de tout quit­ter pour être libre et heureuse »

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