Le contre-ténor Théophile Alexandre et le Quatuor féminin Zaïde mettent en scène les plus grandes arias des divas, en déconstruisant les codes du genre de l’opéra.
Giulietta est empoisonnée, Norma brulée vive, Salomé écrasée, Carmen poignardée, Juliette se suicide… Dans la vie comme à l'opéra, le risque de mourir parce qu'on est une femme est d'une atroce constante. Pourtant, ces histoires sont applaudies sans réserve depuis des centaines d’années car toutes ces femmes ne sont pas des personnages de faits divers mais des héroïnes de grands classiques du genre1. Un art sublime, qui consiste pourtant le plus souvent à magnifier la souffrance féminine. Dans son essai L’Opéra ou la défaite des femmes, Catherine Clément s’indignait : « Les femmes, sur la scène d'opéra, chantent, immuablement, leur éternelle défaite. Jamais l'émotion n'est si poignante qu'au moment où la voix s'élève pour mourir. Regardez-les, ces héroïnes. Elles battent des ailes avec la voix, leurs bras se tordent, les voici à terre, mortes. »
C’est grâce à cette relecture féministe des œuvres que s’est construit le spectacle No(s) Dames, dont la première a lieu ce mardi sur la scène du Volcan, au Havre. Sur les planches, un contre-ténor, Théophile Alexandre, interprète ces chants du cygnes des malheureuses héroïnes, accompagné du Quatuor Zaïde. Entièrement féminin, il se compose de Charlotte Maclet (violon), Leslie Boulin Raulet (violon), Sarah Chenaf (alto) et Juliette Salmona (violoncelle). En commun : une farouche détermination à célébrer la beauté des arias des divas, en envoyant promener leurs fatalités de genre par dessus les cintres.
« D’un certain point de vue, l'opéra est l'un des fleurons du patrimoine patriarcal. »
Emmanuel Greze-Masurel
L’idée du spectacle, c’est la célèbre cigarière de Bizet qui l’a soufflée au directeur artistique Emmanuel Greze-Masurel et à Théophile Alexandre lui-même : « Très jeune j’ai été subjugué par Carmen, explique à Causette ce dernier. Depuis des années je cherchais à me réapproprier cette musique, à construire un spectacle, autour de ce personnage. C’est en échangeant avec Emmanuel sur ce thème qu’on a pris conscience du destin des héroïnes lyriques : fatalité, mort, viol, solitude… » Emmanuel Greze-Masurel creuse la question : « Lorsque vous écoutez un opéra, vous êtes à l’intérieur d’une histoire conventionnelle, que souvent vous connaissez déjà. Vous appréciez les interprètes, l’œuvre… Vous ne prenez pas conscience du caractère répétitif du scénario. L’opéra est très ambigu envers les femmes. Elles héritent des airs les plus sublimes, des personnages les plus marquants, mais les codes du genre leur attribuent obligatoirement les souffrances et les tortures les plus cruelles. D’un certain point de vue, c’est un des fleurons du patrimoine patriarcal. »
Epluchant les livrets d’opéra, les deux hommes découvrent nombre de ces brillantes victimes. Une soixantaine de silhouettes émerge. Théophile Alexandre l’admet, le choix a été difficile. « Nous avons découvert des trésors, mais nous avons tranché pour nos héroïnes de cœur, et pour des airs courts et adaptables sans dommage. » En effet, il a fallu transformer ces airs pour soprano et orchestre en quintettes pour corde et contre-ténor. Une tâche délicate dont s’est parfaitement tiré le violoniste et arrangeur Eric Mouret.
No(s) Dames, c’est aussi une réflexion autour de ces éléments qui, mine de rien, contribuent à la débâcle de l’héroïne : un orchestre rugissant – encore aujourd'hui majoritairement masculin – et un chef, avec une grande baguette. Très vite, il devient évident que No(s) Dames ne peut trouver sa cohérence qu’avec un orchestre de musiciennes. Théophile Alexandre et Emmanuel Greze-Masurel sollicitent alors le quatuor Zaïde, qui rejoint l’aventure et prend la direction musicale. L’enjeu, c’est d’offrir la puissance du féminin (et un quatuor à cordes, ça envoie du bois, évidemment) et aussi la fragilité du masculin grâce à l’ambiguïté de la voix de contre-ténor.
Sur scène, surgissent et disparaissent ainsi vingt-trois héroïnes, le chagrin de l’une répondant à la colère de l’autre, en un jeu mélodieux de cadavre exquis. La mise en scène (Pierre-Emmanuel Rousseau) prend le parti de l’évocation. Théophile Alexandre s’empare des clichés et des codes, joue avec les bustiers corsetés, robes entravées, talons vertigineux, attributs des divas qui magnifient autant qu’ils blessent. Le spectacle va parcourir la France en tournée, le disque (et bientôt un deuxième) sera en vente le 21 janvier et, à suivre, un livre pour l’automne. Longue vie à No(s) Dames et à Carmen qui « jamais ne cédera. Libre elle est née et libre elle mourra ».
Bande annonce du spectacle
No(s) Dames, avec Théophile Alexandre et le Quatuor Zaïde, mise en scène Pierre-Emmanuel Rousseau. En tournée le 18 janvier sur la scène nationale du Havre Le Volcan, le 20 janvier au théâtre Edwige Feuillère de Vesoul et le 8 février au théâtre Espace Carpeaux de Courbevoie.
Toutes les dates de la tournée www.theophilealexandre.com
Disque No(s) Dames, sortie digitale le 21 janvier 2022 et physique le 4 février 2022 chez NoMadMusic.
- Giulietta, dans les Contes d’Hoffmann, d’Offenbach. Norma, de Bellini. Salomé, dans Salomé Tanz de Strauss. Carmen de Bizet. Juliette dans Capuleti ei Montecchi de Bellini[↩]