Plus de vingt ans qu’elle est sur le front des violences faites aux femmes. Ses Monologues du vagin ont été joués dans le monde entier. Aujourd’hui, la dramaturge poursuit son combat en publiant Pardon. Une lettre d’excuse qu’elle aurait voulu que son père, qui l’a abusée et battue, lui adresse.

privilégiés, narcissiques », s’indigne Eve Ensler (ici dans un café
parisien, le 4 octobre). © Laura Lafon pour Causette
On croyait très bien connaître Eve Ensler. Depuis 1996, ses Monologues du vagin sont joués, augmentés, célébrés sur les scènes du monde entier. On les a vus se transformer en ateliers, inspirer le V‑Day, mouvement international de lutte contre les violences faites aux femmes. On a vu Eve Ensler devenir l’une des dramaturges féministes les plus importantes de notre temps tout en restant infiniment proche de nous. Une sorte de confidente de longue date. Et pourtant, on n’imaginait pas que son combat avait été engendré par un insupportable traumatisme. Entre 5 et 16 ans, Eve a été violée, battue et torturée par son père, Arthur Ensler. Trente ans après la mort de cet homme qu’elle haïssait tout en le vénérant, elle décide de prendre sa place et d’écrire la lettre d’excuse qu’elle espérait recevoir de sa part. Ce livre s’appelle Pardon. Il est époustouflant de vérité. En le dédiant à « toutes les femmes qui attendent encore des excuses », Eve Ensler propose une idée simple et pourtant inédite : changer le monde par la lettre, en invitant les responsables de violences sexistes à s’exprimer publiquement pour demander « pardon ».
Causette : Ce livre est un « geste littéraire » hors norme. Le prépariez-vous depuis longtemps ou est-ce une inspiration soudaine ?
Eve Ensler : C’est un « geste » qui m’a surprise autant que mes lecteurs ! Pourtant, ce n’est pas venu du jour au lendemain. J’ai attendu ces mots toute ma vie. Même après la mort de mon père, il y a plus de trente ans, j’ai continué à les attendre, à chercher partout des traces d’excuses de sa part. La première raison d’écrire ce livre était donc ancienne. Et puis il y en a eu une autre, décisive. J’ai pensé à tout ce qui s’était passé depuis #MeToo pour combattre les violences faites aux femmes. Le travail a été monumental, quel boulot ! Mais où sont les hommes dans tout cela ? Y en a‑t-il un seul qui se soit exprimé publiquement pour dire « pardon » ? Voilà pourquoi j’ai écrit ce livre. C’est une sorte de « programme » que je propose aux hommes de notre époque pour essayer de changer avec leur temps.
Demander pardon, qu’est-ce que cela signifie ? Quand vous étiez petite, que votre père vous violait, vous dites que vous passiez votre temps à lui demander pardon…
E. E. : Je demandais pardon à mon père en espérant secrètement qu’il me demande pardon lui aussi. Il a fini par le faire d’ailleurs ! Non, pas en vrai, mais par ce livre [Rires]. Demander pardon, ce n’est pas simplement le dire, c’est en faire l’expérience. C’est un voyage très long et profond : chercher à comprendre son acte, son intention, sa responsabilité, regarder sa victime en face, se demander ce qu’elle a ressenti et lui assurer qu’on ne recommencera jamais. En plusieurs dizaines de milliers d’années de patriarcat, je n’ai jamais lu un seul homme témoignant de ce voyage.
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