À la suite des critiques suscitées par la publication, le 8 mars, de la lettre ouverte d’un violeur dans Libération, Causette se pose la question des bonnes pratiques des médias en ce qui concerne la parole de personnes ayant commis des violences sexistes et sexuelles.
Lundi 8 mars, Libération a fait sa Une avec le titre « “Je t’ai violée, Alma”, la lettre d’un agresseur à sa victime ». Le quotidien publiait dans ses pages la longue tribune d’un homme de 20 ans, Samuel, intitulée « J’ai violé. Vous violez. Nous violons ». Il y reconnaissait publiquement le viol de son ex-petite amie Alma et analysait les causes personnelles et sociologiques l’ayant conduit à devenir son violeur.
Cette publication était accompagnée d’un article donnant la parole à la victime, Alma – qui expliquait pourquoi elle avait consenti à cette publication –, ainsi que d’un éditorial dans lequel Libération justifiait son choix : « Sa réflexion vise à nous interpeller, à nous sortir de la zone de confort consistant à considérer que le violeur, le monstre, c’est l’autre. […] Il apporte du matériau humain à une question douloureuse, complexe et taboue. »
Révoltante pour de nombreuses militantes féministes qui se sont insurgées contre l’idée que le journal déroule un tapis rouge à la parole d’un violeur, qui plus est un 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, cette publication interpelle aussi Causette. Fallait-il publier cette lettre dérangeante ? Peut-on se contenter de recueillir la parole des victimes de viol pour lutter contre un phénomène systémique dans notre société ? N’est-on pas en droit de demander des comptes aux violeurs, et si oui, comment ? Une tribune, sans possibilité de recadrage ou de contradiction, est-elle le bon format pour un sujet aussi grave ? Et si non, comment procéder ? Nous avons choisi d’en débattre.
Alma Ménager
ex-étudiante à sciences-po bordeaux,
Victime de Samuel et militante contre les violences sexuelles
« Suite à cette publication dans Libération de la lettre de Samuel revenant sur le viol qu’il m’a infligé, beaucoup de militantes féministes se sont insurgées contre le principe même de faire entendre la voix d’un violeur. Je vous parle, tremblante, car me replonger dans cette histoire m’est encore très difficile. Mais je garde la ligne qui a été la mienne lorsque Libé m’a demandé mon accord pour publier ce texte – et je tiens à préciser que la journaliste à qui j’ai eu à faire a été très humaine et soutenante avec moi. Ce que je crois, c’est que si autant de femmes sont violées, il est urgent de s’intéresser aux nombreux hommes qui les violent. Si on veut avancer dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, la société ne peut pas se limiter à écouter les victimes. Elle doit aussi demander des comptes à ceux qui commettent ces crimes pour les mettre face aux torts qu’ils ont causés.
Sur la forme de la publication de cette lettre, ni la journaliste ni moi n’avons eu la main sur la date choisie pour parution, un 8 mars, ni sur le fait que le sujet serait en Une. Je comprends tout à fait que cela dérange, que cela insupporte, parce qu’il y a un effet de surprise. Mais sur le fond, le contenu de la lettre me semble essentiel.
Premièrement, quand on est victime, on est avide de la reconnaissance de ce viol par son auteur, tout simplement parce qu’il nous arrive de douter nous-mêmes de la réalité de ce qu’on a vécu. Personnellement, quand j’ai mis le mot “viol”, le 18 janvier, sur ce qui m’était arrivé, j’ai douté chaque jour qui a suivi, en demandant confirmation à mon psy, aux infirmières, à mes amis, jusqu’à ce que je témoigne publiquement sur le groupe Facebook étudiantes de Sciences Po Bordeaux.
Deuxièmement, je trouve capital qu’un violeur prenne publiquement la mesure de ses actes, présente ses excuses, dise qu’il ne le refera plus et qu’il va mettre en œuvre des moyens concrets pour ce faire – un suivi psychologique, a minima. C’est exactement en ce sens que j’ai ressenti le besoin de créer, fin janvier, le compte Instagram Tous·tes Violé·es (@Toustesviolet) pour recueillir des témoignages de personnes violées comme de violeurs. À ce stade, je n’ai reçu qu’un seul témoignage de violeur, qui reconnaît avoir imposé un rapport à sa compagne qui n’en montrait pas l’envie. Je suis persuadée que cette prise de conscience est bénéfique pour qu’il ne refasse jamais une telle chose.
En ce qui concerne le récit de Samuel, il a été accusé d’utiliser cette tribune pour préparer sa défense devant la justice, mais je crois au contraire qu’il s’expose plus qu’il ne se protège ce faisant. Des militantes ont aussi dit qu’il utilisait des théories élaborées par des féministes pour se disculper [Samuel raconte notamment avoir lui-même subi des viols durant son adolescence, ndlr]. Je ne suis pas d’accord. Il pointe juste deux choses très importantes en décryptant ainsi ce qui l’a amené à me violer. 1) Vous avez beau être instruit et familier des luttes féministes, voire, avoir milité contre les violences sexistes et sexuelles comme l’a fait Samuel, cela ne vous protège pas de devenir, un jour, vous aussi, un violeur. 2) J’enrage personnellement de l’irresponsabilité des parents de Samuel et de notre société toute entière qui l’ont laissé livré à lui-même après ces viols subis quasi quotidiennement pendant deux ans, en ne veillant pas à ce qu’il soit suivi psychologiquement au plus près en tant que victime. C’est ce contexte qu’il nous faut prendre en compte, et l’expliquer n’est en rien excuser. »
Pauline Baron
Militante féministe au sein du collectif Nous Toutes et journaliste
« Ce qu’il y a de problématique, selon nous, dans cette tribune de Libération, c’est qu’on a laissé ce jeune homme tenir un discours sans qu’aucune contradiction ne lui soit opposée. Il blâme la victime en invoquant la nature de leur relation et la société en dénonçant la socialisation des hommes. D’une certaine manière, il se victimise et se dédouane. Il y a une forme de banalisation des faits. C’est d’autant plus problématique que cette tribune n’apporte en réalité aucune connaissance nouvelle sur les mécanismes qui mènent aux viols. Or, c’est bien le propre des journalistes d’apporter des connaissances supplémentaires. Car ce que décrit Samuel, ce sont des mécanismes de l’agresseur, des mécanismes de violences, qui sont connus depuis plusieurs années maintenant, qui sont étudiés par des chercheurs, qui sont décortiqués par des spécialistes et mis en avant par des psychologues ou des gens qui travaillent sur le terrain auprès des victimes. Il aurait fallu mettre en avant les contradictions de son discours en révélant ses incohérences, en l’interrogeant aussi sur ce qu’a dit Alma sur toute cette histoire.
Et puis, ce qui nous a encore plus posé problème, c’est le timing concernant la victime. Il s’avère que lorsque Libération a contacté Alma pour savoir si elle donnait son autorisation, elle était encore à l’hôpital, donc fragile. Il y avait un risque en lui parlant de cette affaire de faire ressurgir des psychotraumas. Les journalistes lui font donc courir ce risque-là pour une publication qui, encore une fois, n’apporte rien de nouveau sur le viol. Alors certes, Samuel reconnaît ce qu’il a fait. C’est un premier pas. Mais ça se fait dans un tribunal, qui permet justement d’avouer les faits. Pas dans un journal. On reproche souvent aux militantes féministes de vouloir faire, sur les réseaux sociaux, le procès des agresseurs, des violeurs. Mais là, typiquement, ce jeune homme a fait sa petite autodéfense comme si Libé était une salle d’audience. »
Julia Courvoisier
Avocate pénaliste au barreau de Paris
« J’ai personnellement trouvé ce choix éditorial très intéressant. Cette tribune soulève la question du viol conjugal, qu’il est très difficile de prouver dans les tribunaux – ici, le violeur atteste d’une réalité encore trop souvent contestée. Cette publication permet donc d’asseoir l’existence d’un phénomène et donc d’armer la société pour le reconnaître et lutter contre.
Je suis effarée des réactions outrées de certaines, alors que la victime elle-même avait donné son assentiment pour une publication. Elles lui ont dénié le droit d’entendre ce que son violeur avait à dire. #MeToo a été évidemment bénéfique, car nous n’avons jamais autant prêté attention aux violences sexistes et sexuelles, mais il y a un problème : seule la voix des victimes est aujourd’hui audible dans les médias. Or, si elles peuvent s’exprimer, on ne peut pas dénier aux accusés de s’exprimer aussi. Sinon, ce que beaucoup d’avocats dénoncent comme un “tribunal médiatique” se fait de manière déséquilibrée, à sens unique. Si on veut parler de ces affaires dans la presse, le contradictoire est indispensable, comme dans une salle d’audience. On est en train d’arriver dans un stade ultime de crispations, une société dans laquelle on ne tolère plus que d’entendre la voix des victimes et où on ne peut plus débattre. Des gens affirment ce qu’ils pensent, sans écouter ceux qui ne pensent pas comme eux.
Par ailleurs, cette lettre d’aveux est un acte fort. Lors des procès, pour juger une personne, on prend en compte sa psychologie grâce à des expertises qui vont statuer sur la propension qu’elle va avoir à recommencer l’acte pour laquelle elle est jugée. Or, il est admis qu’une personne qui a avoué, contrairement à celle qui reste dans le déni, a entamé un travail sur elle-même, qui écarte le risque de récidive. En ce sens, la capacité de cet homme à prendre conscience et décrypter son geste est salutaire pour tous. »
Véronique Le Goaziou
Sociologue et chercheuse au CNRS,
Autrice de Viol. Que fait la justice ?, (Presses de Sciences Po, 2019).
« Je ne suis pas sûre qu’il faille donner la parole aux violeurs dans les médias de cette manière parce qu’elle ne peut pas être recueillie, retransmise et entendue au même titre que celles des victimes. Selon moi, la parole des violeurs doit être encadrée et non récupérée n’importe comment, comme ce fut le cas cette semaine dans Libération. Je suis d’ailleurs assez dubitative sur le sens de la démarche : il n’y a eu aucune mise en réflexion sur ce que le violeur d’Alma nous raconte dans cette lettre. Pour moi, ce n’est certainement pas sous la forme d’une confession qu’on doit entendre la parole d’un violeur. À mon sens, elle aurait pu être éventuellement intelligible si elle avait été travaillée au cours d’un entretien, analysée par un professionnel qui aurait pu reprendre ses mots pour les mettre en perspective. Car je ne dis pas que l’auteur d’un viol ne peut pas être entendu, il peut l’être, mais dans un cadre balisé.
Il existe deux espaces de parole distincts : l’espace judiciaire, où le droit dispose que la parole soit reçue avec la même impartialité que celle de la victime, et l’espace d’accompagnement psychologique, où le violeur s’exprime à travers des groupes de parole auxquels il est obligé d’assister. Cependant, dans le cadre de la recherche sur les violences sexistes et sexuelles, il est intéressant de disséquer les discours des auteurs de viol, car on essaie d’analyser ces violences avec l’appui de tous les points de vue. On a celui des victimes, de la loi, de la justice, du gouvernement et des témoins, mais il manque souvent celui des auteurs de viol. Aujourd’hui, en France, on a effectivement très peu de connaissance sur leur façon de penser, car ils sont très peu à vouloir s’expliquer sur leurs actes. Il pourrait donc être pertinent de réfléchir à comment collecter leurs propos pour avoir leur regard sur les viols qu’ils ont commis, sur les causes et sur comment ils se les représentent. Mais il est préférable, au regard des victimes, que leur parole soit, je pense, maintenue dans un cadre de recherche et non dans la presse. »
Marine Perrin
Porte-parole du collectif de journalistes féministes Prenons-la Une,
Journaliste spécialisée sur les violences de genre, créatrice de l’émission de vulgarisation féministe Les Béguines sur TWITCH
« Dans cette histoire, Libération semble avoir considéré que l’angle de la publication de la parole de cet homme qui se dit violeur était suffisamment novateur pour mériter publication. Mais l’immense problème, c’est qu’en publiant in extenso ce courrier – qui a été proposé par Samuel à plusieurs rédactions, comme nous l’avons appris par la suite – sans le décortiquer et le faire analyser par des spécialistes des mécanismes de la culture du viol, c’est que le journal lui a donné une sorte de carte blanche, et c’est inadmissible – la publication un 8 mars ne fait qu’ajouter à notre colère.
Il semblerait qu’ici Libé ait pêché aussi par biais de classe. Il se trouve que ce jeune homme s’exprime très bien, ce qui a pu être un facteur supplémentaire pour publier sa lettre sans aucun élément contradictoire, comme l’aurait permis un format interview par exemple.
Lénaïg Bredoux, la gender editor de Mediapart – métier qui n’existe pas à Libération ! – a publié un article de blog dans lequel elle raconte pourquoi, après que la rédaction de Mediapart a elle aussi reçu cette missive, elle a décidé de ne pas la publier en l’état. Elle dit que, dans l’absolu, entendre la voix des violeurs n’est pas inintéressant, mais qu’il faut que cette parole soit encadrée. Et elle explique qu’il n’y a rien de nouveau, contrairement à ce qu’a cru Libé – qui parle de document “complexifiant le débat” –, dans cette propension de certains violeurs à revenir sur leurs gestes violents, en expliquant qu’elle a déjà pu le lire sur des blogs hébergés par Mediapart.
C’est aussi mon expérience : en tant que journaliste parlant de ces sujets, il m’est arrivé plusieurs fois des mails d’hommes disant avoir été violents ou avoir violé et désirant témoigner. Je n’ai jamais donné suite, car, personnellement, je suis absolument gênée par cette démarche paradoxale qui consiste à vouloir se mettre en avant médiatiquement, comme pour être absous grâce à cet effort de lucidité dans les médias. À titre très personnel, j’estime que s’il y a véritablement repentance, il faut aller voir non pas la presse mais la police. »