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Le 8 mars 2021, dans le cortège parisien de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes. © A.C.

Faut-​il don­ner la parole aux vio­leurs dans les médias ?

À la suite des cri­tiques sus­ci­tées par la publi­ca­tion, le 8 mars, de la lettre ouverte d’un vio­leur dans Libération, Causette se pose la ques­tion des bonnes pra­tiques des médias en ce qui concerne la parole de per­sonnes ayant com­mis des vio­lences sexistes et sexuelles.

Lundi 8 mars, Libération a fait sa Une avec le titre « “Je t’ai vio­lée, Alma”, la lettre d’un agres­seur à sa vic­time ». Le quo­ti­dien publiait dans ses pages la longue tri­bune d’un homme de 20 ans, Samuel, inti­tu­lée « J’ai vio­lé. Vous vio­lez. Nous vio­lons ». Il y recon­nais­sait publi­que­ment le viol de son ex-​petite amie Alma et ana­ly­sait les causes per­son­nelles et socio­lo­giques l’ayant conduit à deve­nir son violeur. 

Cette publi­ca­tion était accom­pa­gnée d’un article don­nant la parole à la vic­time, Alma – qui expli­quait pour­quoi elle avait consen­ti à cette publi­ca­tion –, ain­si que d’un édi­to­rial dans lequel Libération jus­ti­fiait son choix : « Sa réflexion vise à nous inter­pel­ler, à nous sor­tir de la zone de confort consis­tant à consi­dé­rer que le vio­leur, le monstre, c’est l’autre. […] Il apporte du maté­riau humain à une ques­tion dou­lou­reuse, com­plexe et taboue. »

Révoltante pour de nom­breuses mili­tantes fémi­nistes qui se sont insur­gées contre l’idée que le jour­nal déroule un tapis rouge à la parole d’un vio­leur, qui plus est un 8 mars, Journée inter­na­tio­nale de lutte pour les droits des femmes, cette publi­ca­tion inter­pelle aus­si Causette. Fallait-​il publier cette lettre déran­geante ? Peut-​on se conten­ter de recueillir la parole des vic­times de viol pour lut­ter contre un phé­no­mène sys­té­mique dans notre socié­té ? N’est-on pas en droit de deman­der des comptes aux vio­leurs, et si oui, com­ment ? Une tri­bune, sans pos­si­bi­li­té de reca­drage ou de contra­dic­tion, est-​elle le bon for­mat pour un sujet aus­si grave ? Et si non, com­ment pro­cé­der ? Nous avons choi­si d’en débattre.

Alma Ménager

ex-​étudiante à sciences-​po bor­deaux,
Victime de Samuel et mili­tante contre les vio­lences sexuelles

« Suite à cette publi­ca­tion dans Libération de la lettre de Samuel reve­nant sur le viol qu’il m’a infli­gé, beau­coup de mili­tantes fémi­nistes se sont insur­gées contre le prin­cipe même de faire entendre la voix d’un vio­leur. Je vous parle, trem­blante, car me replon­ger dans cette his­toire m’est encore très dif­fi­cile. Mais je garde la ligne qui a été la mienne lorsque Libé m’a deman­dé mon accord pour publier ce texte – et je tiens à pré­ci­ser que la jour­na­liste à qui j’ai eu à faire a été très humaine et sou­te­nante avec moi. Ce que je crois, c’est que si autant de femmes sont vio­lées, il est urgent de s’intéresser aux nom­breux hommes qui les violent. Si on veut avan­cer dans la lutte contre les vio­lences sexistes et sexuelles, la socié­té ne peut pas se limi­ter à écou­ter les vic­times. Elle doit aus­si deman­der des comptes à ceux qui com­mettent ces crimes pour les mettre face aux torts qu’ils ont cau­sés.
Sur la forme de la publi­ca­tion de cette lettre, ni la jour­na­liste ni moi n’avons eu la main sur la date choi­sie pour paru­tion, un 8 mars, ni sur le fait que le sujet serait en Une. Je com­prends tout à fait que cela dérange, que cela insup­porte, parce qu’il y a un effet de sur­prise. Mais sur le fond, le conte­nu de la lettre me semble essen­tiel.
Premièrement, quand on est vic­time, on est avide de la recon­nais­sance de ce viol par son auteur, tout sim­ple­ment parce qu’il nous arrive de dou­ter nous-​mêmes de la réa­li­té de ce qu’on a vécu. Personnellement, quand j’ai mis le mot “viol”, le 18 jan­vier, sur ce qui m’était arri­vé, j’ai dou­té chaque jour qui a sui­vi, en deman­dant confir­ma­tion à mon psy, aux infir­mières, à mes amis, jusqu’à ce que je témoigne publi­que­ment sur le groupe Facebook étu­diantes de Sciences Po Bordeaux.
Deuxièmement, je trouve capi­tal qu’un vio­leur prenne publi­que­ment la mesure de ses actes, pré­sente ses excuses, dise qu’il ne le refe­ra plus et qu’il va mettre en œuvre des moyens concrets pour ce faire – un sui­vi psy­cho­lo­gique, a mini­ma. C’est exac­te­ment en ce sens que j’ai res­sen­ti le besoin de créer, fin jan­vier, le compte Instagram Tous·tes Violé·es (@Toustesviolet) pour recueillir des témoi­gnages de per­sonnes vio­lées comme de vio­leurs. À ce stade, je n’ai reçu qu’un seul témoi­gnage de vio­leur, qui recon­naît avoir impo­sé un rap­port à sa com­pagne qui n’en mon­trait pas l’envie. Je suis per­sua­dée que cette prise de conscience est béné­fique pour qu’il ne refasse jamais une telle chose.
En ce qui concerne le récit de Samuel, il a été accu­sé d’utiliser cette tri­bune pour pré­pa­rer sa défense devant la jus­tice, mais je crois au contraire qu’il s’expose plus qu’il ne se pro­tège ce fai­sant. Des mili­tantes ont aus­si dit qu’il uti­li­sait des théo­ries éla­bo­rées par des fémi­nistes pour se dis­cul­per [Samuel raconte notam­ment avoir lui-​même subi des viols durant son ado­les­cence, ndlr]. Je ne suis pas d’accord. Il pointe juste deux choses très impor­tantes en décryp­tant ain­si ce qui l’a ame­né à me vio­ler. 1) Vous avez beau être ins­truit et fami­lier des luttes fémi­nistes, voire, avoir mili­té contre les vio­lences sexistes et sexuelles comme l’a fait Samuel, cela ne vous pro­tège pas de deve­nir, un jour, vous aus­si, un vio­leur. 2) J’enrage per­son­nel­le­ment de l’irresponsabilité des parents de Samuel et de notre socié­té toute entière qui l’ont lais­sé livré à lui-​même après ces viols subis qua­si quo­ti­dien­ne­ment pen­dant deux ans, en ne veillant pas à ce qu’il soit sui­vi psy­cho­lo­gi­que­ment au plus près en tant que vic­time. C’est ce contexte qu’il nous faut prendre en compte, et l’expliquer n’est en rien excuser. »

Pauline Baron

Militante fémi­niste au sein du col­lec­tif Nous Toutes et journaliste

« Ce qu’il y a de pro­blé­ma­tique, selon nous, dans cette tri­bune de Libération, c’est qu’on a lais­sé ce jeune homme tenir un dis­cours sans qu’aucune contra­dic­tion ne lui soit oppo­sée. Il blâme la vic­time en invo­quant la nature de leur rela­tion et la socié­té en dénon­çant la socia­li­sa­tion des hommes. D’une cer­taine manière, il se vic­ti­mise et se dédouane. Il y a une forme de bana­li­sa­tion des faits. C’est d’autant plus pro­blé­ma­tique que cette tri­bune n’apporte en réa­li­té aucune connais­sance nou­velle sur les méca­nismes qui mènent aux viols. Or, c’est bien le propre des jour­na­listes d’apporter des connais­sances sup­plé­men­taires. Car ce que décrit Samuel, ce sont des méca­nismes de l’agresseur, des méca­nismes de vio­lences, qui sont connus depuis plu­sieurs années main­te­nant, qui sont étu­diés par des cher­cheurs, qui sont décor­ti­qués par des spé­cia­listes et mis en avant par des psy­cho­logues ou des gens qui tra­vaillent sur le ter­rain auprès des vic­times. Il aurait fal­lu mettre en avant les contra­dic­tions de son dis­cours en révé­lant ses inco­hé­rences, en l’interrogeant aus­si sur ce qu’a dit Alma sur toute cette his­toire.
Et puis, ce qui nous a encore plus posé pro­blème, c’est le timing concer­nant la vic­time. Il s’avère que lorsque Libération a contac­té Alma pour savoir si elle don­nait son auto­ri­sa­tion, elle était encore à l’hôpital, donc fra­gile. Il y avait un risque en lui par­lant de cette affaire de faire res­sur­gir des psy­cho­trau­mas. Les jour­na­listes lui font donc cou­rir ce risque-​là pour une publi­ca­tion qui, encore une fois, n’apporte rien de nou­veau sur le viol. Alors certes, Samuel recon­naît ce qu’il a fait. C’est un pre­mier pas. Mais ça se fait dans un tri­bu­nal, qui per­met jus­te­ment d’avouer les faits. Pas dans un jour­nal. On reproche sou­vent aux mili­tantes fémi­nistes de vou­loir faire, sur les réseaux sociaux, le pro­cès des agres­seurs, des vio­leurs. Mais là, typi­que­ment, ce jeune homme a fait sa petite auto­dé­fense comme si Libé était une salle d’audience. »

Julia Courvoisier

Avocate péna­liste au bar­reau de Paris

« J’ai per­son­nel­le­ment trou­vé ce choix édi­to­rial très inté­res­sant. Cette tri­bune sou­lève la ques­tion du viol conju­gal, qu’il est très dif­fi­cile de prou­ver dans les tri­bu­naux – ici, le vio­leur atteste d’une réa­li­té encore trop sou­vent contes­tée. Cette publi­ca­tion per­met donc d’asseoir l’existence d’un phé­no­mène et donc d’armer la socié­té pour le recon­naître et lut­ter contre.
Je suis effa­rée des réac­tions outrées de cer­taines, alors que la vic­time elle-​même avait don­né son assen­ti­ment pour une publi­ca­tion. Elles lui ont dénié le droit d’entendre ce que son vio­leur avait à dire. #MeToo a été évi­dem­ment béné­fique, car nous n’avons jamais autant prê­té atten­tion aux vio­lences sexistes et sexuelles, mais il y a un pro­blème : seule la voix des vic­times est aujourd’hui audible dans les médias. Or, si elles peuvent s’exprimer, on ne peut pas dénier aux accu­sés de s’exprimer aus­si. Sinon, ce que beau­coup d’avocats dénoncent comme un “tri­bu­nal média­tique” se fait de manière dés­équi­li­brée, à sens unique. Si on veut par­ler de ces affaires dans la presse, le contra­dic­toire est indis­pen­sable, comme dans une salle d’audience. On est en train d’arriver dans un stade ultime de cris­pa­tions, une socié­té dans laquelle on ne tolère plus que d’entendre la voix des vic­times et où on ne peut plus débattre. Des gens affirment ce qu’ils pensent, sans écou­ter ceux qui ne pensent pas comme eux.
Par ailleurs, cette lettre d’aveux est un acte fort. Lors des pro­cès, pour juger une per­sonne, on prend en compte sa psy­cho­lo­gie grâce à des exper­tises qui vont sta­tuer sur la pro­pen­sion qu’elle va avoir à recom­men­cer l’acte pour laquelle elle est jugée. Or, il est admis qu’une per­sonne qui a avoué, contrai­re­ment à celle qui reste dans le déni, a enta­mé un tra­vail sur elle-​même, qui écarte le risque de réci­dive. En ce sens, la capa­ci­té de cet homme à prendre conscience et décryp­ter son geste est salu­taire pour tous. »

Véronique Le Goaziou 

Sociologue et cher­cheuse au CNRS, 
Autrice de Viol. Que fait la jus­tice ?, (Presses de Sciences Po, 2019).

« Je ne suis pas sûre qu’il faille don­ner la parole aux vio­leurs dans les médias de cette manière parce qu’elle ne peut pas être recueillie, retrans­mise et enten­due au même titre que celles des vic­times. Selon moi, la parole des vio­leurs doit être enca­drée et non récu­pé­rée n’importe com­ment, comme ce fut le cas cette semaine dans Libération. Je suis d’ailleurs assez dubi­ta­tive sur le sens de la démarche : il n’y a eu aucune mise en réflexion sur ce que le vio­leur d’Alma nous raconte dans cette lettre. Pour moi, ce n’est cer­tai­ne­ment pas sous la forme d’une confes­sion qu’on doit entendre la parole d’un vio­leur. À mon sens, elle aurait pu être éven­tuel­le­ment intel­li­gible si elle avait été tra­vaillée au cours d’un entre­tien, ana­ly­sée par un pro­fes­sion­nel qui aurait pu reprendre ses mots pour les mettre en pers­pec­tive. Car je ne dis pas que l’auteur d’un viol ne peut pas être enten­du, il peut l’être, mais dans un cadre bali­sé. 
Il existe deux espaces de parole dis­tincts : l’espace judi­ciaire, où le droit dis­pose que la parole soit reçue avec la même impar­tia­li­té que celle de la vic­time, et l’espace d’accompagnement psy­cho­lo­gique, où le vio­leur s’exprime à tra­vers des groupes de parole aux­quels il est obli­gé d’assister. Cependant, dans le cadre de la recherche sur les vio­lences sexistes et sexuelles, il est inté­res­sant de dis­sé­quer les dis­cours des auteurs de viol, car on essaie d’analyser ces vio­lences avec l’appui de tous les points de vue. On a celui des vic­times, de la loi, de la jus­tice, du gou­ver­ne­ment et des témoins, mais il manque sou­vent celui des auteurs de viol. Aujourd’hui, en France, on a effec­ti­ve­ment très peu de connais­sance sur leur façon de pen­ser, car ils sont très peu à vou­loir s’expliquer sur leurs actes. Il pour­rait donc être per­ti­nent de réflé­chir à com­ment col­lec­ter leurs pro­pos pour avoir leur regard sur les viols qu’ils ont com­mis, sur les causes et sur com­ment ils se les repré­sentent. Mais il est pré­fé­rable, au regard des vic­times, que leur parole soit, je pense, main­te­nue dans un cadre de recherche et non dans la presse. »

Marine Perrin

Porte-​parole du col­lec­tif de jour­na­listes fémi­nistes Prenons-​la Une,
Journaliste spé­cia­li­sée sur les vio­lences de genre, créa­trice de l’émission de vul­ga­ri­sa­tion fémi­niste Les Béguines sur TWITCH 

« Dans cette his­toire, Libération semble avoir consi­dé­ré que l’angle de la publi­ca­tion de la parole de cet homme qui se dit vio­leur était suf­fi­sam­ment nova­teur pour méri­ter publi­ca­tion. Mais l’immense pro­blème, c’est qu’en publiant in exten­so ce cour­rier – qui a été pro­po­sé par Samuel à plu­sieurs rédac­tions, comme nous l’avons appris par la suite – sans le décor­ti­quer et le faire ana­ly­ser par des spé­cia­listes des méca­nismes de la culture du viol, c’est que le jour­nal lui a don­né une sorte de carte blanche, et c’est inad­mis­sible – la publi­ca­tion un 8 mars ne fait qu’ajouter à notre colère.
Il sem­ble­rait qu’ici Libé ait pêché aus­si par biais de classe. Il se trouve que ce jeune homme s’exprime très bien, ce qui a pu être un fac­teur sup­plé­men­taire pour publier sa lettre sans aucun élé­ment contra­dic­toire, comme l’aurait per­mis un for­mat inter­view par exemple.
Lénaïg Bredoux, la gen­der edi­tor de Mediapart – métier qui n’existe pas à Libération ! – a publié un article de blog dans lequel elle raconte pour­quoi, après que la rédac­tion de Mediapart a elle aus­si reçu cette mis­sive, elle a déci­dé de ne pas la publier en l’état. Elle dit que, dans l’absolu, entendre la voix des vio­leurs n’est pas inin­té­res­sant, mais qu’il faut que cette parole soit enca­drée. Et elle explique qu’il n’y a rien de nou­veau, contrai­re­ment à ce qu’a cru Libé – qui parle de docu­ment “com­plexi­fiant le débat” –, dans cette pro­pen­sion de cer­tains vio­leurs à reve­nir sur leurs gestes vio­lents, en expli­quant qu’elle a déjà pu le lire sur des blogs héber­gés par Mediapart.
C’est aus­si mon expé­rience : en tant que jour­na­liste par­lant de ces sujets, il m’est arri­vé plu­sieurs fois des mails d’hommes disant avoir été vio­lents ou avoir vio­lé et dési­rant témoi­gner. Je n’ai jamais don­né suite, car, per­son­nel­le­ment, je suis abso­lu­ment gênée par cette démarche para­doxale qui consiste à vou­loir se mettre en avant média­ti­que­ment, comme pour être absous grâce à cet effort de luci­di­té dans les médias. À titre très per­son­nel, j’estime que s’il y a véri­ta­ble­ment repen­tance, il faut aller voir non pas la presse mais la police. »

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