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Extrait du documentaire de la BBC Greenland's lost generation. Portrait de Naja Liberth, une des nombreuses victimes de contraception forcée au Groënland. © Capture écran Youtude / BBC

Contraception for­cée : des Groenlandaises demandent des comptes à l’État danois

Entre les années 1960 et 1980, le Danemark a mené une cam­pagne de contra­cep­tion for­cée au Groenland, tou­chant des mil­liers de jeunes femmes inuites. 143 d'entre elles demandent aujourd'hui la recon­nais­sance du trau­ma­tisme, ain­si que des indemnisations. 

À 66 ans, Henriette Berthelsen est l’une des 143 Inuites à avoir dépo­sé plainte contre le Danemark pour vio­la­tion de ses droits lors de la cam­pagne de contra­cep­tion for­cée menée dans les années 1960 à 1 980. Séparée de sa famille dès l’âge de 11 ans, Henriette a ensuite été contrainte de por­ter un sté­ri­let, un trau­ma­tisme qu’elle a long­temps tu avant de por­ter plainte contre le Danemark, comme 142 de ses com­pa­triotes du Groenland. “J’ai tel­le­ment refou­lé. D’après le dos­sier médi­cal, on m’a posé un sté­ri­let à neuf reprises à par­tir de mes 13 ans”, explique cette psy­cho­logue et mili­tante dans son appar­te­ment de la ban­lieue de Copenhague, où elle a reçu l’AFP. “Heureusement, si l’on peut dire ça, je les ai per­dus, dit-​elle, la voix cas­sée. Je me sou­viens de grandes dou­leurs.” Les plaintes de ces 143 femmes inuites devraient débou­cher sur un pro­cès. À l’automne, 67 des plai­gnantes ont deman­dé envi­ron 40 000 euros de répa­ra­tions. L’État n’a pour l’instant pas don­né suite. “Toutes les demandes d’indemnisation vont être éva­luées par le minis­tère” de la Santé et de l’Intérieur, a indi­qué ce der­nier dans un mail à l’AFP. Pour Copenhague, cette cam­pagne de contra­cep­tion for­cée visait à limi­ter la nata­li­té dans le ter­ri­toire arc­tique qui, s’il n’était plus une colo­nie depuis 1953, res­tait sous tutelle.

"On ne contre­dit pas un Danois"

Les parents d’Henriette Berthelsen n’ont jamais don­né leur consen­te­ment à ces inter­ven­tions. Envoyée pen­dant un an au Danemark pour y apprendre la langue, la fillette a ensuite été sco­la­ri­sée dans un pen­sion­nat danois à Nuuk, la capi­tale du ter­ri­toire, loin de son hameau de Qeqertarsuatsiaat (sud-​ouest du Groenland). “Un pan­neau disait que toutes les filles de l’internat devaient se rendre à l’infirmerie”, raconte-​t-​elle. La pose du sté­ri­let ne fonc­tionne pas pour l’enfant aux longues tresses noires dont elle montre une pho­to. Longtemps, Henriette s’est tue, gar­dant en tête un adage de sa mère : “On ne contre­dit pas un Danois. Et pour nombre de ses cama­rades de classe, le trau­ma­tisme mar­que­ra dura­ble­ment leur vie de femme. “De ma classe d’alors, un nombre notable de femmes n’ont pas pu avoir d’enfants”, relève la sexa­gé­naire, qui milite pour que les vic­times de contra­cep­tion for­cée puissent rece­voir une aide psy­cho­lo­gique quand elles résident au Danemark, le sys­tème de san­té groen­lan­dais le proposant.

Pour Ebbe Volquardsen, maître de confé­rences à l’université de Nuuk, “il faut du temps pour que les groupes mar­gi­na­li­sés […] prennent conscience de l’inégalité sys­té­mique et soient capables de la pro­blé­ma­ti­ser”. C’est la prise de parole d’une autre vic­time, puis une série de pod­casts en 2022 qui ont révé­lé au grand public l’existence de cette cam­pagne de contra­cep­tion, oubliée des pou­voirs publics et refou­lée par les vic­times. “C’est impor­tant que l’État danois prenne ses res­pon­sa­bi­li­tés”, dit Henriette Berthelsen.“Certaines choses se sont pro­duites en consé­quence du colo­nia­lisme”, comme de “déci­der à la place d’un peuple s’il est trop ou pas assez nom­breux, com­mettre un géno­cide, com­mettre des vio­lences et des offenses sur des jeunes filles”, enrage-​t-​elle. “Dans le contexte des années 2020, les élé­ments auto­ri­taires de la cam­pagne sont appa­rus comme un exemple cho­quant de la manière dont la situa­tion coloniale/​postcoloniale a affec­té l’interaction entre les Groenlandais et les Danois”, abonde l’historien Søren Rud.

"Enorme suc­cès"

L’avocat des plai­gnantes, Mads Pramming, a ver­sé au dos­sier un exem­plaire de 1971 de la revue du méde­cin qui pré­sente le “suc­cès” de cette poli­tique. “Il y avait 9 000 femmes d’âge fer­tile et en l’espace de quatre ans, ils ont posé des sté­ri­lets à la moi­tié d’entre elles, 4 500 donc, et la popu­la­tion a énor­mé­ment chu­té, explique-​t-​il. Dans cer­tains vil­lages, il n’y a eu aucune nais­sance, ils ont crié à l’énorme succès.”

Pour l'immense majo­ri­té des plai­gnantes, dont la plus âgée a main­te­nant 82 ans, la cam­pagne a mar­qué dura­ble­ment les corps. "Parmi les 143, une cin­quan­taine a dû se faire reti­rer l'utérus et n'a pas pu avoir d'enfants, toutes ont tou­jours souf­fert" phy­si­que­ment et men­ta­le­ment, résume Mads Pramming. "Leurs témoi­gnages sera la preuve la plus lourde dans cette affaire", estime l'avocat. D'autant plus qu'un incen­die a détruit une bonne par­tie des dos­siers médi­caux des femmes concer­nées. "Je doute qu'un doc­teur aurait ins­crit dans le dos­sier médi­cal qu'il a posé un sté­ri­let à une jeune fille de 12 ans qui pleu­rait et était tenue par deux adultes", avance-​t-​il.

Outre les tra­vaux en cours d’une com­mis­sion his­to­rique devant faire la lumière sur les rela­tions pas­sées entre le Danemark et l’immense île arc­tique, des chercheur·euses ont ouvert une enquête spé­ci­fi­que­ment sur la cam­pagne de contra­cep­tion. Leurs conclu­sions doivent être ren­dues mi-2025.

Lire aus­si l Stérilisation des mères à Mayotte : « Un contrôle du corps des femmes à géo­mé­trie variable », condamne la Ligue des droits de l’homme

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