Levante raconte l’histoire d’une jeune joueuse de volley, qui décide d’avorter illégalement dans le Brésil fascisant de Bolsonaro. Surprise ! Le ton de ce premier film est aussi joyeux qu’inclusif. Explications avec Lillah Halla, sa réalisatrice queer, féministe, résolument engagée…
Causette : "Levante" signifie "soulèvement" en français. Un mot fort, surtout pour un premier film, et très chargé politiquement. Est-ce à dire que vous vous placez d’emblée dans un cinéma de guérilla, voire d’insurrection ?
Lillah Halla : Un cinéma de guérilla, je ne sais pas ; mais politique, oui, évidemment. Parce que les films sont politiques de toute façon, même quand tu ne veux pas faire de politique. Et parce que mon parcours, en lui-même, est politique. J’ai suivi des études de cinéma dans une école à Cuba, l’EICTV, très renommée en Amérique latine et fonctionnant de façon collective. Mais c’est seulement au moment de quitter cette école que j’ai commencé à lire les grands essais classiques, queer et féministes, avec trois amies. Ce temps d’apprentissage a été fondamental pour moi. Nous avons beaucoup échangé à propos de ces textes, de ces idées queer et féministes donc, avec mes copines, et c’est alors qu’il nous a semblé qu’il manquait quelque chose dans nos vies. Un "safe space" (un espace sûr, neutre, sécurisé) où l’on puisse apprendre, débattre, travailler, sans subir de jugement ni d’hostilité. Peu de temps après, nous avons créé le collectif "Rouge" ("Vermelho", en portugais), qui nous a permis d’organiser pendant de nombreuses années des séminaires et des débats à São Paulo sur ces sujets. C’était passionnant, les gens venaient de tout le Brésil pour y participer ! Si je vous parle de ça, c’est parce que ce collectif, cette alliance, ont été très importants pour mon film… Ils l’ont nourri.
Précisément… Levante raconte l’histoire de Sofia, une jeune sportive prometteuse qui décide d’avorter illégalement (l’avortement étant criminalisé au Brésil). Vous avez tourné votre film en 2022, alors que Jair Bolsonaro, président populiste d’extrême droite, était encore au pouvoir. Racontez-nous…
L.H. : Oui, nous avons tourné en février/mars 2022, donc avant les élections présidentielles en octobre de cette même année, qui ont vu la victoire de Lula (figure historique de la gauche au Brésil). Bien sûr, la fièvre électorale était de mise, on le voit à travers les slogans, collages et dessins que j’ai filmés sur les murs. Mais nous ne pouvions pas savoir, alors, que Bolsonaro serait éjecté. C’était encore une époque paranoïaque, où il fallait faire attention aux informations que l’on partageait. Ainsi, au vu du sujet de mon film – l’avortement -, un sujet hyper délicat et tabou au Brésil, il me fallait travailler avec des gens de confiance, qui ne devaient pas seulement être motivés par l’idée de faire un film, mais aussi par la cause que mon film défendait. C’était vraiment une question de sécurité, et pour toute l’équipe ! Il ne faut pas oublier qu’à partir du moment où Bolsonaro est arrivé au pouvoir, le 1er janvier 2019, toutes les violences ont été légitimées…
Ce climat de peur vous a‑t-il fait réfléchir, voire renoncer à votre projet, à un moment donné ?
L.H. : Toute la question est de savoir si on doit se laisser paralyser par la peur, ou pas. Moi je crois que j’ai tranché… Vous savez, en tant que féministe, je me confronte chaque jour, dans ma vie, dans mon travail, à des sujets qui ont à voir avec la violence et l’abjection. Je vous donne juste un exemple : lorsque je faisais mes recherches pour mon film, en 2015, j’ai appris que l’avortement clandestin était la 5e cause de la mortalité féminine au Brésil. C’est un problème énorme et qui est complètement passé sous silence ! Comment pourrai-je ne pas en parler ?
Avez-vous le sentiment qu’avec le retour de Lula au pouvoir les choses changent, ou vont changer, notamment sur ce sujet ?
L.H. : Il y a eu un énorme changement, sur bien des sujets, depuis son retour au pouvoir, c’est sûr. Ne serait-ce parce que, désormais, la violence n’est plus légitimée. Après… L’avortement, qui est toujours pénalement réprimé, sauf en cas de viol ou de malformation congénitale du fœtus, reste le sujet le plus "touchy" au Brésil. Lula est en faveur de sa décriminalisation, mais il a aussi été très attaqué pour ça pendant sa campagne, il a donc fait un pas en arrière depuis. De fait, le Sénat reste très conservateur, c’est compliqué. Et le poids de la religion est prégnant. Les évangéliques, notamment, constituent une force croissante dans mon pays, plus de 30%. Mais tous ne sont pas fondamentalistes : là encore, cela mérite d’être nuancé ! Tout n’est pas forcément noir ou blanc. Disons que, pour moi, c’est moins un problème de religion que d’information… En tout cas on avance, pas à pas. Un vote important se prépare actuellement sur ce sujet au sénat…
Ce qui est fort dans Levante, et résonne d’autant plus politiquement, c’est la façon dont le groupe fait corps autour de Sofia. Son équipe de volley, très inclusive, est solidaire avec elle. Pareil du côté de sa petite amie, et même de son père. Pourquoi avoir opté pour cette ambiance positive, et même joyeuse, alors que vous traitez d’un sujet dramatique ?
L.H. : Parce que le collectif est la seule façon de battre le fascisme pour moi. L’histoire récente du Brésil a été marquée par un sentiment persistant de tragédie. La peur, la solitude, la tristesse ont paralysé les gens, spécialement celles et ceux désigné.es comme marginaux. Et puis le Covid est arrivé, au pire moment de l’époque Bolsonaro, isolant encore un peu plus celles et ceux qui n’avaient pas le droit à la parole. C’est alors que j’ai eu besoin de m’échapper en écrivant une histoire sur la vie, le désir, l’envie. Et c’est alors que l’idée d’un film rempli d’espoir et d’action est née. Une idée qui s’est formidablement nourrie, par la suite, de l’énergie positive de mon casting. C’est-à-dire de l’humour et de la jeunesse de mes actrices. A travers elles, par cette notion de groupe, un futur est possible… Voilà ce que j’ai voulu raconter !
Cette joie n’est-elle pas compromise, malgré tout aujourd’hui, au vu de l’élection de Javier Milei, nouveau président d’extrême-droite en Argentine… Pays frontalier avec le Brésil ?
L.H. : Javier Milei est effrayant ! Mais c’est là que l’on mesure le pouvoir politique de la joie. J’en ai pris d’autant plus conscience face au bombardement de mauvaises nouvelles qui, chaque jour, en Amérique du sud et ailleurs, veut compromettre cette joie justement, c’est-à-dire ce désir persistant d’exister envers et contre tout. Voilà pourquoi il faut rester vigilant.es, et cela à plein temps. Et voilà pourquoi le cinéma est un outil puissant !
Levante, de Lillah Halla. Sortie le 7 décembre.