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©Jean-Paul Talimi

Fausses vic­times des atten­tats ter­ro­ristes : la double peine des vraies victimes

Depuis 2015, ils et elles sont une poi­gnée à s’être fait pas­ser pour des vic­times des atten­tats ter­ro­ristes de Paris ou de Nice avec une méti­cu­lo­si­té gla­ciale. Identification mytho­ma­niaque, per­ver­sion mor­bide, appât du gain… les moti­va­tions diverses de ces imposteur·rices causent des ravages chez les véri­tables victimes.

Le par­cours mytho­mane de Florence M. prend bru­ta­le­ment fin au matin du 13 février 2018. Lorsqu’elle est inter­pel­lée par les forces de l’ordre au domi­cile de sa mère où elle réside à Maisons-​Alfort (Val-​de-​Marne), les men­songes de cette quin­qua­gé­naire s’effondrent en quelques secondes comme un châ­teau de cartes. Le motif de son arres­ta­tion ? Escroquerie. Il faut dire que Florence M. trompe son monde depuis plus de deux ans main­te­nant, adap­tant son dis­cours à son inter­lo­cu­teur. En février 2016, elle s'était pré­sen­tée à la police comme res­ca­pée du Bataclan, avait livré un récit détaillé et empo­ché 25 000 euros du Fonds de garan­tie d’aide aux vic­times. Le 14 novembre 2015, au len­de­main des atten­tats qui avaient fait 131 morts dans Paris, c'est en qua­li­té de proche d’une vic­time bles­sée lors du concert des Eagles of Death Metal qu'elle avait pré­fé­ré inté­grer la com­mu­nau­té des survivant·es du 13 novembre et de leurs proches. Mais voi­là. Aucune des ver­sions n'est vraie, Florence M. n'est vic­time ni directe, ni indi­recte du terrorisme. 

Le 13 novembre 2015, la France connaît l'attentat de masse le plus meur­trier de son his­toire. Une nation entière est alors tou­chée de plein fouet par la tue­rie per­pé­trée par un com­man­do de l’État isla­mique. Quelques mois plus tard, la haine frappe à nou­veau dans l’Hexagone. Cette fois, sur la pro­me­nade des Anglais à Nice, où un homme fauche au volant d’un camion 86 per­sonnes le soir du 14 juillet. Beaucoup d’entre nous connaissent alors quelqu’un, qui connaît quelqu’un, qui était sur place ou aurait pu s’y trou­ver. « Cette proxi­mi­té rela­tive avec les faits que l’on res­sent sou­vent est une impul­sion uni­ver­selle natu­relle pour se rac­cor­der à un évé­ne­ment trau­ma­tique, affirme la psy­cha­na­lyste Virginie Ferrara. Mais cer­taines per­sonnes vont plus loin. » Jusqu’à s'accaparer le sta­tut de vic­time, être indemnisé·e à ce titre et même éprou­ver les mêmes symp­tômes que les vrai·es rescapé·es comme le stress post-​traumatique, l'hypervigilance ou encore les troubles du sommeil. 

Mythomane pro­fes­sion­nelle 

Florence M. est peut-​être le cas le plus inté­res­sant. La sty­liste est une mytho­mane pro­fes­sion­nelle déjà condam­née à trois reprises pour escro­que­rie avant 2015. Ce 13 novembre, cette femme céli­ba­taire et sans enfant voit dans les atten­tats l'occasion de réité­rer. Dès le len­de­main, elle s'invente un ami griè­ve­ment bles­sé dans l'attentat, lui crée une page Facebook et rédige des dizaines de com­men­taires de sou­tien à l'aide d'autres faux pro­fils. Un men­songe qui lui per­met de se fondre tota­le­ment au sein de la com­mu­nau­té des survivant·es, au point de deve­nir l’une des res­pon­sables de l'association Life for Paris quelques mois plus tard. « Avec Life for Paris, Florence a trou­vé une bande de potes, une famille. Elle s’est sen­tie utile pour la pre­mière fois de sa vie », pré­cise à Causette Alexandre Kauffmann, auteur d'un livre-​enquête qu'il lui a consa­cré, La mytho­mane du Bataclan, paru en mai 2021 aux édi­tions Goutte d’or. 

Dès 2016, Florence M. est en effet char­gée du recueil des témoi­gnages des nouveaux·elles adhérent·es. Pendant des mois, elle va entendre leurs récits, jusqu'à connaître le dérou­lé des évé­ne­ments par cœur, minute par minute. Une plon­gée dans l’horreur qui lui per­met­tra un peu plus tard de construire un men­songe solide auprès du Fonds de garan­tie. Plus loin dans l'aberrant, Florence sera même char­gée de débus­quer les menteur·ses par­mi les per­sonnes qui sou­haitent entrer dans l’association. « N’étant pas une vic­time directe, sa démarche était très appré­ciée des membres, elle pou­vait gar­der la tête froide », affirme Alexandre Kauffmann. Florence M. met en effet toute son éner­gie au ser­vice de l’association. Elle par­ti­cipe acti­ve­ment aux com­mé­mo­ra­tions, orga­nise des concerts, des soi­rées, devient un sou­tien sans faille pour les rescapé·es qui n’imaginent pas une seule seconde que la mytho­mane tient une autre par­ti­tion auprès de la justice. 

6 400 vic­times d’attentats sont prises en charge depuis 2015 par le Fonds de garan­tie d'aide aux victimes 

Florence M., donc. Mais aus­si Alexandra D., Cédric R., Jean-​Luc B., Laura O., Christophe T., Serge D., Audrey G., Sasa D. et sa com­pagne Vera V.… Au final, on compte plus d’une ving­taine de per­sonnes qui se sont décla­rées être des vic­times ou des proches de vic­times des atten­tats de Paris et de Saint-​Denis en novembre 2015 et de Nice en juillet 2016. À ce jour, vingt-​et-​une per­sonnes ont été condam­nées pour escro­que­rie, ten­ta­tive d’escroquerie et faux témoi­gnages par la jus­tice fran­çaise depuis jan­vier 2016. Seize pour les atten­tats du 13 novembre, cinq pour les atten­tats du 14 juillet. Des cas de fraudes mar­gi­naux, com­pa­rés aux 6 400 vic­times d’attentats prises en charge depuis 2015, mais une ques­tion lan­ci­nante : qu’est-ce qui motive ces fausses victimes ?

Appât du gain 

L’indemnisation finan­cière est le pre­mier enjeu de ces per­sonnes, qui voient dans les atten­tats un moyen de « se faire » de l’argent faci­le­ment. Créé en 1990, le Fonds de garan­tie d’aide aux vic­times indem­nise l’intégralité des pré­ju­dices phy­siques et psy­chiques cau­sés par des actes de ter­ro­risme. Les vic­times peuvent ouvrir un dos­sier auprès de l’institution dès lors qu’ils·elles sont inscrit·es sur la liste unique des vic­times (LUV) éta­blie par le par­quet. Pour ce faire, un dépôt de plainte et une preuve de pré­sence sur les lieux sont néces­saires. « Après le 13 novembre 2015, on a deman­dé à ce que le dépôt de plainte soit sim­pli­fié, indique à Causette Arthur Dénouveaux, res­ca­pé du Bataclan et pré­sident de l’association Life for Paris depuis sep­tembre 2017. C’était impor­tant de faci­li­ter les démarches pour des vic­times suf­fi­sam­ment trau­ma­ti­sées pour qui il peut être très dou­lou­reux d’entamer le pro­ces­sus judi­ciaire. Beaucoup n’ont d'ailleurs pas encore fran­chi le pas. » Meurtri·es dans leur chair et leur psy­ché, des cen­taines de survivant·es sai­sissent le Fonds dès la fin de l’année 2015. 

C’est ain­si que des escrocs ont pu s'immiscer dans le flot. Et bien sou­vent, des per­sonnes qui n’en sont pas à leur coup d’essai. Sasa D. et sa com­pagne Vera V., mul­ti­ré­ci­di­vistes, ont décla­ré aux enquê­teurs pari­siens avoir été souf­flés par une explo­sion le soir du 13 novembre au Stade de France (Seine-​Saint-​Denis). Un faux témoi­gnage agré­men­té d'un dépôt de plainte et d'un cer­ti­fi­cat médi­cal qui leur per­met alors d'empocher 60 000 euros. L’histoire aurait pu s'arrêter là et le couple mytho­mane ne jamais être mis en cause. Mais quelques mois plus tard, Sasa D. et Vera V. voient de nou­veau dans le drame l'occasion d’assouvir leur soif de cupidité.

Quand les deux amants – qui vivent à Cannes – apprennent l’attentat de Nice le 14 juillet 2016, il et elle prennent immé­dia­te­ment la route en direc­tion de l’hôpital Pasteur de Nice pour se faire à nou­veau por­ter comme vic­times. Coïncidence incon­ce­vable ou men­songe mor­bide ? Ce second dos­sier d’indemnisation met en tout cas la puce à l’oreille au Fonds de garan­tie qui fait part de ses doutes à la jus­tice. Après enquête, le couple d’escrocs recon­naît les faux témoi­gnages et est condam­né à quatre et six ans de pri­son ferme le 19 avril 2017. 

« Une vic­time peut refu­ser de se faire exa­mi­ner par un expert et ain­si, elle ne touche qu’une somme for­fai­taire. Dans ce cas, un escroc ne se fera jamais attraper »

Arthur Dénouveaux, res­ca­pé du Bataclan et pré­sident de l’association Life for Paris depuis sep­tembre 2017

Le Fonds de garan­tie d’aides aux vic­times, inter­ro­gé par Causette, assure s’être « for­te­ment mobi­li­sé contre la fraude depuis 2016 et qu’il s’agit de cas mar­gi­naux ». Arthur Dénouveaux n’en est pas si sûr. « Une vic­time peut refu­ser de se faire exa­mi­ner par un expert et ain­si, elle ne touche qu’une somme for­fai­taire [bap­ti­sée pré­ju­dice excep­tion­nel spé­ci­fique des vic­times d’actes de ter­ro­risme d’un mon­tant de 30 000 euros, ndlr]. Dans ce cas, un escroc ne se fera jamais attraper. »

Un men­songe comme une deuxième peau

Au-​delà de l'appât du gain, il existe un enjeu plus com­plexe, qui concerne, lui, le pro­fil psy­cho­lo­gique de ces mytho­manes : certain·es d’entre eux·elles nour­rissent une « obses­sion », selon les mots de la psy­cha­na­lyste Virginie Ferrara, pour obte­nir le sta­tut de vic­time. Pour le com­prendre, il faut s'intéresser au trai­te­ment des vic­times d’attentat. « Auparavant les vic­times du ter­ro­risme étaient invi­si­bi­li­sées, sou­ligne Gérôme Truc, socio­logue spé­cia­liste des réac­tions sociales aux attaques ter­ro­ristes. Il faut attendre les années 1980 et le com­bat de Françoise Rudetzki [vic­time d’un atten­tat à la bombe en 1983 et fon­da­trice du Fonds de garan­tie des vic­times, ndlr] pour que soit recon­nu le sta­tut de vic­times civiles de guerre. Mais on a vrai­ment vu un tour­nant après le 11 sep­tembre 2001. Les vic­times ont alors gagné une cen­tra­li­té et une visi­bi­li­té dans nos socié­tés occi­den­tales, ce qui peut appro­fon­dir une faille nar­cis­sique chez des gens qui veulent se sen­tir exis­ter dans la col­lec­ti­vi­té, qui veulent d’une cer­taine manière être recon­nus, sacra­li­sés et peut-​être par­ti­ci­per à l’Histoire en disant “Moi aus­si, j’y étais”. »

On a tous et toutes en mémoire la lec­ture dou­lou­reuse des por­traits des vic­times du 13 novembre 2015 publiés dans la presse pen­dant les semaines qui ont sui­vi les atten­tats. « Il y a une telle attente média­tique et socié­tale autour des atten­tats ter­ro­ristes que ces per­sonnes ont éga­le­ment envie d’en faire par­tie, d’avoir eux-​aussi de la “lumière” », pour­suit le sociologue. 

Car toutes les fausses vic­times ne demandent pas d’argent. C’est même pour cela que leur nombre est dif­fi­cile à quan­ti­fier : elles ne peuvent pas être pour­sui­vies et donc recen­sées tant qu’elles n’ont pas ten­té d’escroquer le Fonds de garan­tie. À l’image de Florence M., qui n’a pas tout de suite cher­ché à être indem­ni­sée. « Ce qu’elle vou­lait au départ c’est être utile, appar­te­nir à un groupe et ain­si rompre avec sa soli­tude », pré­cise Alexandre Kauffmann. 

Victimes de la vie 

S’il existe une mul­ti­tude de pro­fils dif­fé­rents, ils et elles ont pour point com­mun d’être tous et toutes, des « vic­times » de la vie. « Alexandra D., par exemple, a por­té plainte vingt et une fois avant les atten­tats du 13 novembre, pour vols et agres­sions sexuelles, pré­cise Alexandre Kauffmann. Elle a vu dans son men­songe un moyen d'être enfin recon­nue en tant que vic­time. » Florence D., elle aus­si, se consi­dère réel­le­ment comme telle. Son enfance est mar­quée par un père absent qui quitte très vite le foyer fami­lial et une mère dépres­sive. Elle enchaîne ensuite les dés­illu­sions amou­reuses, com­plexée par un syn­drome de Cushing qui rend son visage bouf­fi et lui fait prendre beau­coup de poids. Malheureuse, Florence M. tente même en 2012 de mettre fin à ses jours.

« J’ai seule­ment envie de dire à ces per­sonnes, “Vas‑y, prends ma place dans le cou­loir avec les terroristes” »

David Fritz-​Goeppinger, vic­time du Bataclan

« Ce sont sou­vent des per­sonnes qui se sentent mal dans leur corps et dans leur tête, elles ne sont pas heu­reuses, sou­ligne le socio­logue Gérôme Truc. Être enfin recon­nues en tant que vic­time ou proche de vic­time par l’État et la socié­té leur per­met de répa­rer le pré­ju­dice du manque de recon­nais­sance et d’affection qu’elles ont connu toute leur vie. » Pour la psy­cha­na­lyste Virginie Ferrara, « les fausses vic­times ont des per­son­na­li­tés fra­giles, ce sont des per­sonnes sou­vent dépres­sives qui pré­sentent pour la plu­part des troubles de la per­son­na­li­té et des troubles de l’attachement. S'inventer une vie est alors pour elles le seul moyen de sor­tir de leur réa­li­té qu’elles trouvent trop fade à leur goût. » Une situa­tion que l’on retrouve par exemple chez Audrey G., jeune femme qui pré­tend avoir été tou­chée au pied par une balle au Bataclan. Si elle n’a pas été pour­sui­vie par la jus­tice car elle n’a jamais ten­té d’escroquer le Fonds de garan­tie, cela ne l’a pas empê­chée de se pro­me­ner la nuit autour du Bataclan seule avec sa fille de 5 ans et de racon­ter avec aplomb à un veuf qu’elle avait vécu les der­niers ins­tants de la femme de ce der­nier, tuée au Bataclan. 

Dégâts consi­dé­rables

Véritable détresse psy­cho­lo­gique, désir mor­ti­fère de se rac­cro­cher à un drame natio­nal ou mani­pu­la­tion gla­ciale ? La fron­tière est floue. Reste que les dégâts, eux, sont bien réels pour les vraies vic­times.« Avec leur men­songe, ils ont sali la mémoire des gens qui sont morts ce soir-​là, déplore David Fritz-​Goeppinger, lui-​même otage du Bataclan. Le sta­tut de vic­time, je ne le sou­haite à per­sonne. À ces gens qui nous ont tra­his, j’ai seule­ment envie de dire, “Vas‑y, prends ma place dans le cou­loir avec les ter­ro­ristes”. » Le sen­ti­ment de tra­hi­son est d’autant plus fort que ces fausses vic­times ont toutes gra­vi­té autour de l'association Life for Paris dès les pre­mières semaines de sa créa­tion. « Elles ont fait irrup­tion à l’intérieur même d’un sanc­tuaire où on essayait de se recons­truire à l'abri des regards indis­crets, rap­pelle le pré­sident de l’association, Arthur Dénouveaux. Toutes vou­laient faire quelque chose pour aider, elles pos­taient de manière assez régu­lière sur les réseaux sociaux, par­ti­ci­paient aux com­mé­mo­ra­tions, à nos apéros-​thérapies et don­naient éga­le­ment beau­coup d’interviews avec énor­mé­ment de détails. »

À la dif­fé­rence des vraies vic­times, les fausses cherchent en effet la lumière en per­ma­nence, notam­ment dans les médias. « On a vu une dif­fé­rence avec les vraies vic­times qui ont sou­vent beau­coup de mal à s’exposer, sou­tient le socio­logue Gérôme Truc. Quand elles ont racon­té une fois, deux fois leur his­toire, elles n’ont ensuite plus envie d’en par­ler pen­dant un moment. »

Ce n’est pas le cas d’Alexandra D.. Comme une grande majo­ri­té, la tren­te­naire est ins­crite depuis 2016 sur la liste unique des vic­times. Ce qui lui a per­mis de rece­voir jusqu’à 20 000 euros de la part du Fonds de garan­tie entre jan­vier 2016 et mai 2017 ain­si que de béné­fi­cier d'un coû­teux séjour de recons­truc­tion thé­ra­peu­tique en 2016. Son visage a été aper­çu dans les nom­breuses inter­views qu’elle a don­nées à la presse jusqu'à son arres­ta­tion en 2018. Photographiée en novembre 2017 dans le cadre d'une dépêche de l’AFP sur les vic­times ayant recours au tatouage comme « thé­ra­pie », elle exhi­bait d'ailleurs fiè­re­ment le sien, la devise de Paris Fluctuat nec mer­gi­tur (il est bat­tu par les flots mais ne sombre pas) tatouée à l’encre noire sur le bras pour ne pas oublier cette nuit-là. 

Le soir du 13 novembre, Alexandra D. pré­tend être à la ter­rasse du Carillon, l’une des ter­rasses pari­siennes atta­quée par le com­man­do ter­ro­riste où treize per­sonnes seront tuées. Aux jour­na­listes, cette femme sans emploi n’hésite pas non plus à mon­trer une cica­trice sur son coude, ves­tige selon elle d'une balle de kalach­ni­kov. Or, si Alexandra est bien une habi­tuée des lieux, elle n’y était pas ce soir-​là. C'est parce qu'elle n'a pas vou­lu faire exa­mi­ner cette cica­trice trop nette – fina­le­ment liée à un acci­dent de kite­surf – que la jus­tice com­mence à dou­ter de sa ver­sion. La jeune femme est condam­née à deux ans de pri­son dont six mois fermes pour escro­que­rie le 16 octobre 2018. À son pro­cès, Alexandra D. affir­me­ra comme pour se jus­ti­fier : « Il était pré­vu que j'aille à la ter­rasse du Carillon. Mes plans ont chan­gé, à vingt minutes près. »

Indécence 

Au-​delà d’afficher leur pré­ten­due souf­france, ces mytho­manes n’hésitent pas non plus à relan­cer com­pul­si­ve­ment le Fonds de garan­tie pour per­ce­voir leurs indem­ni­tés. Cédric R., ancien ambu­lan­cier de 29 ans a pré­ten­du boire un verre au Bataclan café le soir du 13 novembre 2015. Comme Alexandra D., Cédric R. a même fait tatouer sur son corps la « dou­leur » de cette soi­rée repré­sen­tée par une Marianne sur fond de Bataclan. La loca­li­sa­tion de son télé­phone por­table démon­tre­ra lors de son pro­cès en décembre 2017 qu’il était en réa­li­té chez lui à une tren­taine de kilo­mètres de Paris lorsque les ter­ro­ristes sont entrés dans la salle de concert. 

Mais en novembre 2015, l’urgence pour l’association Life for Paris n’est pas d’enquêter mais d'accueillir et d’accompagner les vic­times. « On ne pou­vait pas remettre en ques­tion la parole d'une per­sonne qui raconte sa soi­rée du 13 novembre », se sou­vient Arthur Dénouveaux. Alors, lorsque Cédric demande des témoi­gnages aux survivant·es pour consti­tuer son dos­sier auprès du Fonds, ils sont plu­sieurs à appuyer sa demande. « J’ai ren­con­tré Cédric en jan­vier 2016 à une com­mé­mo­ra­tion, raconte à Causette, David Fritz-​Goeppingher. Il est venu me voir en me disant : “Je sais qui tu es, je t’ai vu dans la ruelle quand tu étais sus­pen­du dans le vide, accro­ché à la fenêtre”. Je ne me suis pas méfié et je l’ai cru. Peut-​être car c’était impor­tant que quelqu'un légi­ti­mise ces faits que j’avais encore tel­le­ment de mal à croire. Alors comme un con, je lui ai répon­du, “Ah, mais c’était toi le mec au tee-​shirt blanc”. »

« Un jour, Cédric me demande d’écrire une lettre pour le Fonds de garan­tie dans laquelle je déclare l’avoir vu dans le pas­sage Amelot le soir du 13 novembre, je l’ai fait. »

David fritz-​Goeppinger, ancien otage du Bataclan 

David ne le sait pas encore, mais il vient de mettre un pied dans l’engrenage men­son­ger de Cédric R.. Très vite, les deux hommes se rap­prochent jusqu’à deve­nir amis. « C’était un mec sym­pa, il a même orga­ni­sé un apé­ro chez lui où il a invi­té soixante per­sonnes dont beau­coup de membres de l’asso. Je me sou­viens de son dis­cours dans lequel il disait qu’il était très heu­reux de faire par­tie de notre com­mu­nau­té. » Cédric R. revient sou­vent sur les détails mor­ti­fères des atten­tats. Mais dans cette période où les rescapé·es ont plus que jamais besoin de bien­veillance et de sou­tien, tous et toutes boivent ses paroles. Il parle même avec effroi d’une femme enceinte qui a pris trois balles juste devant lui pour le sau­ver… l’enquête mon­tre­ra qu’aucune vic­time ne cor­res­pond à sa des­crip­tion. « Un jour, il me demande d’écrire une lettre pour le Fonds de garan­tie dans laquelle je déclare l’avoir vu dans le pas­sage Amelot le soir du 13 novembre, je l’ai fait. » 

Cédric R. four­nit la lettre de David, des cer­ti­fi­cats médi­caux et son Rib en mai 2016. Mais rien n’y fait, sa demande est reje­tée, son dos­sier n’étant pas assez solide selon le Fonds de garan­tie. Cédric appel­le­ra alors l’organisme à dix-​huit reprises avant d’être démas­qué par la jus­tice quelques mois plus tard. David tombe de dix étages lorsqu’il apprend que son ami est un men­teur. « Je me suis sen­ti tra­hi, mani­pu­lé et évi­dem­ment cou­pable d’avoir écrit cette lettre », affirme celui qui a dû écrire un « contre-​témoignage » pour ne pas que sa propre parole soit décré­di­bi­li­sée. Cédric R., de son côté, a été condam­né à deux ans fermes dont dix-​huit mois avec sur­sis en décembre 2017. À son pro­cès, il déclare s’être vrai­ment consi­dé­ré comme une vic­time, finis­sant par avouer presque à demi-​mot qu’il « aurait aimé y être », sans expli­quer les rai­sons qui l'ont pous­sé à ce geste.

Lorsqu’elles sont démas­quées par la jus­tice ou par les membres de l’association, ces mytho­manes ne semblent pas voir le mal qu’elles ont pu cau­ser. Durant son pro­cès en mars 2018, Florence M. déclare ne pas com­prendre pour­quoi les membres de l’association Life for Paris lui en veulent, elle qui « consacre [sa] vie depuis 2015 à leur venir en aide ». Comme Cédric R., Florence M. a vrai­ment cru à son men­songe. « J’ai com­men­cé à avoir les mêmes symp­tômes, à avoir peur des gens, à ne pas pou­voir aller dans cer­tains quar­tiers, j’ai cru que j’étais une vic­time », assurera-​t-​elle à un expert psy­chiatre. Pour escro­que­rie et abus de confiance, Florence M. est condam­née en 2018 à quatre ans et demi de pri­son ferme. 

Faire face aujourd'hui 

Pour se pro­té­ger de poten­tielles fausses vic­times, Life for Paris,, qui compte aujourd’hui 800 adhérent·es, mul­ti­plie désor­mais les véri­fi­ca­tions auprès de ses membres. « Après avoir eu affaire à plu­sieurs cas, on a com­pris où étaient nos failles, déclare le pré­sident Arthur Dénouveaux. Après l’histoire de Florence, on a tous dû refour­nir des preuves de notre pré­sence sur les lieux, ça nous a ras­su­rés et, d’un côté, ça a même ren­for­cé notre cohé­sion. » De son côté, le Fonds de garan­tie d’aide aux vic­times assure à Causette conci­lier « la bien­veillance, qui conduit à pré­su­mer la bonne foi des vic­times, avec l’indispensable vigi­lance face au risque de fraude »

Six ans après les atten­tats du 13 novembre, beau­coup de vic­times ne se sont pas encore mani­fes­tées. Et alors que s’est ouvert, le 8 sep­tembre, le procès-​fleuve qui dure­ra neuf mois et qu’elles devraient être nom­breuses à se consti­tuer par­ties civiles, une ques­tion se pose. Faut-​il craindre que de nouveaux·velles usurpateur·rices se mêlent à elles ? Le pré­sident de Life for Paris se veut opti­miste. « Nous ne sommes plus dans l’urgence de 2015, on est beau­coup plus vigi­lants aujourd’hui. Je ne pense pas que nous allons voir arri­ver de nou­veaux faux témoi­gnages, par contre on reçoit actuel­le­ment beau­coup de nou­velles adhé­sions et on espère que le pro­cès don­ne­ra le cou­rage néces­saire à celles qui ne se sont pas encore manifestées. »


Difficile recon­nais­sance des victimes 

Si les per­sonnes pré­sentes au Bataclan ou sur les ter­rasses pari­siennes sont auto­ma­ti­que­ment recon­nues comme vic­times des atten­tats de novembre 2015, il est plus com­pli­qué de déter­mi­ner celles de l’attentat de Nice et donc d’y débus­quer les mytho­manes. « Avec Nice, on a une grande dif­fi­cul­té à déter­mi­ner le péri­mètre des vic­times. On uti­lise la géo­lo­ca­li­sa­tion, mais il ne faut pas oublier que c’est une ville entière qui a été trau­ma­ti­sée ce soir-​là », affirme le socio­logue Gérôme Truc. 30 000 per­sonnes étaient en effet pré­sentes le soir du 14 juillet 2016 sur la pro­me­nade des Anglais. Pour faire preuve de leur bonne foi, les vic­times doivent alors appor­ter des preuves de leur pré­sence sur les lieux de l’attentat : témoi­gnages, pho­tos, don­nées de géo­lo­ca­li­sa­tion, tex­tos, cer­ti­fi­cats médi­caux… « C’est tou­jours un véri­table par­cours du com­bat­tant de se faire recon­naître comme vic­time, 20 % nont pas encore tou­ché dindem­ni­sa­tion et lorsque de nou­velles vic­times arrivent, cest aujourd'hui très dif­fi­cile pour elles de prou­ver qu'elles étaient là », témoigne d’ailleurs Jean-​Claude Hubler, l’ancien vice-​président de l’association des vic­times de l'attentat de Nice, Promenade des anges. 
Comment alors comp­ta­bi­li­ser les vic­times ? Sur quels cri­tères consi­dé­rer qu’une per­sonne est une vic­time de l’attentat et quelle limite don­ner à la fonc­tion de vic­time ? Le pro­cès du 13 novembre 2015 a mis ces ques­tions en lumière dès le deuxième jour d’audience, lorsque les juges ont refu­sé que plu­sieurs per­sonnes se consti­tuent par­ties civiles au motif qu’elles n’étaient pas direc­te­ment pré­sentes ou visées par les terroristes…

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