Série « Nouveaux départs » – « Avant ce déclic, j’étais en couple avec la bou­teille et Sophie était la spec­ta­trice impuis­sante de cette relation »

Série d’été « Nouveaux Départs », 6/​9

Cet été, Causette s'intéresse aux nou­veaux départs et aux tour­nants que peut prendre la vie. À 34 ans, Julie Hamez souffre d’une addic­tion à l’alcool depuis l’âge de 15 ans. Après avoir tou­ché le fond il y a deux ans, elle a pris un nou­veau départ avec sa com­pagne, Sophie, res­tée auprès d’elle en dépit des souf­frances et des dif­fi­cul­tés. Si la dépen­dance de Julie aurait pu maintes fois les sépa­rer, elle les a au contraire sou­dées pour toujours.

Capture d’écran 2023 08 09 à 16.07.19
Julie Hamez (à gauche) et Sophie Baudouin ©DR

"La pre­mière fois que j’ai bu une goutte d’alcool, j’avais à peine 15 ans. Je venais d’apprendre que mon père vou­lait divor­cer. Du jour au len­de­main, notre foyer aimant a explo­sé. Le soir-​même, j’ai atten­du que mes parents et mon petit frère dorment pour des­cendre et ouvrir le pla­card où étaient ran­gées les bou­teilles. À la mai­son, l’alcool n’était pas le bien­ve­nu. Ma mère avait gran­di avec un père alcoo­lique, elle ne sup­por­tait pas ça. À 15 ans, je n’avais jamais posé mes lèvres sur un verre d’alcool, pas même lors d’une fête de famille. 

Ce soir-​là, tapie dans l’ombre, je jette mon dévo­lu sur une bou­teille de rhum brun dont on se sert pour cui­si­ner. Une fois le dégoût de la pre­mière gor­gée pas­sé, je me sou­viens avoir éprou­vé un pro­fond sou­la­ge­ment et m'être endor­mie, apai­sée. J’ai recom­men­cé ma com­bine de nom­breuses fois, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’alcool dans le pla­card. Mes parents n’ont jamais rien su. Avec le recul, je pense que c’était davan­tage un acte de rébel­lion. L’alcool était tel­le­ment tabou dans notre famille que c’était une façon d’exprimer ma souf­france. C’est aus­si à cette époque que j’ai com­men­cé à me sca­ri­fier. J’étais mal dans ma peau. Un an plus tôt, je m'étais ren­du compte de mon atti­rance pour les filles mais j’ai refou­lé mon homo­sexua­li­té pen­dant cinq ans.

Ma consom­ma­tion d’alcool est deve­nue qua­si quo­ti­dienne quand j’ai pris mon indé­pen­dance à l’âge de 19 ans. En paral­lèle de mes études de lettres, j’ai pris un petit bou­lot pour payer mon loyer. Cet argent me ser­vait aus­si à ache­ter de l’alcool. Presque chaque soir, je buvais des bières et plu­sieurs verres de mar­ti­ni rouge. Je n’avais pas vrai­ment conscience de l’addiction, pour moi ça res­tait dans la norme. Par contre je buvais tou­jours seule. C’était un peu mon truc à moi. Je sor­tais avec des amis, mais je pré­fé­re­rais être chez moi pour pou­voir boire en toute liber­té. Là-​encore, per­sonne ne s’en est ren­du compte. Sur le coup, il y avait la gri­sante sen­sa­tion de gar­der un secret. Aujourd’hui, je pense qu’il y avait sur­tout une forme de honte et de culpa­bi­li­té. L'alcoolisme au fémi­nin est mal vu, c'est plu­tôt une addic­tion soli­taire. Il y a aus­si le fait qu'une femme qui boit est ren­voyée à ses pul­sions sexuelles. J'avais aus­si cette crainte d'être consi­dé­rée comme une fille facile. 

Si je ne voyais pas l'addiction, j’ai consta­té assez rapi­de­ment les consé­quences de l'alcool sur ma san­té, sur­tout men­tale. Il a ampli­fié mes angoisses. C’est aus­si à ce moment-​là que j’ai pris goût aux psy­cho­tropes. Je pre­nais des som­ni­fères pour pou­voir dor­mir et comme leur effet était agréable, ça me fai­sait déli­rer et perdre pied, j’en pre­nais pour res­sen­tir ces moments de plai­sir. J’éprouvais ce besoin de ne plus être dans la réa­li­té, de m’enfuir dans un monde différent.

Petit à petit, l’alcool s’est invi­té de plus en plus tôt dans ma jour­née et à l’âge de 22 ans, ça a com­men­cé à vrai­ment dérailler. À l’époque, j’étudiais dans une école de jour­na­lisme à Lille. Dans mon groupe d’amis, les soi­rées étaient fré­quentes. Puis dans la rédac­tion où j’ai tra­vaillé, les apé­ros étaient presque quo­ti­diens. La gueule de bois, c’était une nor­ma­li­té. Après une décep­tion amou­reuse, je plonge com­plè­te­ment dans l’alcool et les médicaments.

Régulièrement, je m'évanouis, saoule, et me réveille cou­verte de bleus, l’appartement sens des­sus des­sous et sans aucun sou­ve­nir. Je me suis ouvert l’arcade sour­ci­lière et cas­sée un orteil, une fois. J’ai aus­si per­du énor­mé­ment de poids. Malgré les consé­quences sur ma san­té, je vivais avec le besoin de me pro­cu­rer de l’alcool en per­ma­nence. Au tra­vail, je ne pen­sais qu'à une chose : aller ache­ter de l’alcool avant de ren­trer chez moi. Tous les soirs, on pre­nait l’apéro puis quand je ren­trais, je conti­nuais, seule. Boire était deve­nu une obses­sion. Et puis, tard dans la nuit, venait le cock­tail infer­nal : alcool et médi­ca­ment avant de som­brer presque incons­ciente jusqu'au len­de­main matin. 

Je me suis fait hos­pi­ta­li­ser pour la pre­mière fois à l’âge de 26 ans. Pour l’anecdote, mon abs­ti­nence a débu­té un soir de nou­vel an. Je me disais que si j’arrivais à tenir et à ne pas boire un 31 décembre, j’y arri­ve­rais ensuite. J’ai tenu pen­dant onze mois. Des cra­quages et une nou­velle rup­ture amou­reuse ont fait céder la digue et j’ai replon­gé. Je ne me sen­tais plus capable de vivre seule, alors je suis retour­née chez ma mère en 2018. J’ai aus­si com­men­cé un sui­vi psychiatrique.

C’est à ce moment-​là que j’ai ren­con­tré Sophie. L’alcool, je lui en ai par­lé très tôt. Je devais être de nou­veau hos­pi­ta­li­sée et je ne me voyais pas lui men­tir. Mais je ne me suis pas trop éta­lée sur l’ampleur de l’addiction. Elle m’a sou­te­nu tout de suite. À mon retour de l’hôpital et sans élé­ment déclen­cheur, l’addiction est pour­tant reve­nue pro­gres­si­ve­ment. Pour la pre­mière fois depuis long­temps, j’étais plei­ne­ment heu­reuse, mais l’addiction était tou­jours là, tapie en moi. J’avais tou­jours ce besoin de fuir la réa­li­té. J’étais en couple avec la bou­teille et Sophie était la spec­ta­trice impuis­sante de notre relation.

On fai­sait chambre à part. Je pas­sais mes jour­nées à boire, à man­ger et à prendre des médi­ca­ments. J’enchaînais les arrêts de tra­vail et j’ai fait plu­sieurs ten­ta­tives de sui­cide. Je crois que, parce que Sophie me démon­trait son amour, j’ai ima­gi­né que je ne pou­vais pas la perdre. Donc je m’autorisais à pous­ser mes limites tou­jours plus loin. J’avais tort, Sophie a com­men­cé à cher­cher un appar­te­ment pour par­tir. Pas pour me quit­ter, mais pour quit­ter ce quo­ti­dien de souf­frances que je lui fai­sais subir. Ce fut mon déclic. J’ai eu un ins­tinct de sur­vie, ou plu­tôt de vie. J’ai com­pris que si elle par­tait, ce serait sûre­ment la fin pour moi.

J’ai de nou­veau été hos­pi­ta­li­sée, je suis sor­tie la veille du confi­ne­ment en mars 2020. Pendant mon hos­pi­ta­li­sa­tion, j’ai com­pris que les choses pour­raient être dif­fé­rentes cette fois. J’ai com­men­cé à vivre. En fait, j’ai réa­li­sé que je n’avais jamais vrai­ment vécu par le pas­sé. À la sor­tie, j’ai repris mon tra­vail d’art thé­ra­peute avec beau­coup plus d’envie. Je me suis impli­quée dans des pro­jets et j’ai appris à prendre du plai­sir au quo­ti­dien. Nous avons démé­na­gé il y a un an pour une petite mai­son dans les Pyrénées. Le cadre est magnifique. 

J’ai le sen­ti­ment qu’on a pas­sé un cap ensemble : par exemple, quand j’ai envie de consom­mer, je lui en parle tout de suite. J'ai appris à dépas­ser mon sen­ti­ment de honte, de culpa­bi­li­té. Ensemble, nous avons publié un livre sur notre par­cours, pour par­ler des aidants dont on parle peu et qui souffrent tout autant, mais aus­si pour mon­trer que de belles his­toires peuvent sor­tir de situa­tions très sombres. Pour mon­trer qu'on peut avoir une belle vie mal­gré l'alcoolisme.

On a vrai­ment tou­ché le fond ensemble et on est remon­té à la sur­face ensemble. Aujourd’hui, nous appre­nons encore à nager. Je sais que je devrais me battre toute ma vie contre ma dépen­dance à l’alcool. Finalement, je suis un peu comme une équi­li­briste qui doit faire atten­tion à ne pas tom­ber. Le fil de ma vie est fin certes, mais le fait que Sophie soit là, qu’elle ait confiance en moi, ça m’aide à gar­der l'équilibre."

Ensemble, jusqu’à la lie : l’amour plus fort que l’alcool, Julie Hamez et Sophie Baudouin, mai 2022.

Épisode 1 – Refaire sa vie en famille à plus de 5500 km

Épisode 2 – « J’ai envie de trans­mettre à ma fille que le bon­heur est un choix et qu’on a le droit de tout quit­ter pour être libre et heureuse »

Épisode 3 – Marie Gervais, ancienne vic­time de vio­lences conju­gales : « On peut construire une autre his­toire sur les cendres de la première »

Épisode 4 – « Je suis deve­nu celui qu'enfant j'avais tou­jours vou­lu être » : le comé­dien trans Amir Baylly nous raconte sa transition

Épisode 5 – Série « Nouveaux départs » – « Au début, la musique n'était qu'un hob­by » : com­ment la chan­teuse Silly Boy Blue a fait de sa pas­sion son métier

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés