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Tohu Bahut, Ep 5 : « J’ai pris dix minutes de mon cours pour leur apprendre que les remarques sexistes sont répré­hen­sibles par la loi »

Tout au long de cette année sco­laire, Causette vous pro­pose de voguer sur la galère de celles et ceux qui ont choi­si le répu­té « plus beau métier du monde » avec sa série « Tohu Bahut » : un rendez-​vous régu­lier avec Diane, jeune prof d'anglais qui débute dans un lycée de la région pari­sienne, la fleur au fusil. Dans cet épi­sode, Diane nous raconte com­ment elle lutte contre le sexisme dans sa salle de classe. 

Tohu Bahut, épi­sode 5

Le rap­port annuel du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) publié fin jan­vier l’a démon­tré : le sexisme ne recule pas en France. Pire, il gagne du ter­rain chez les jeunes hommes. Un constat éga­le­ment véri­fié par Diane1, jeune pro­fes­seure titu­laire dont on suit les aven­tures depuis cinq mois. Au lycée public du Val‑d’Oise (95) où elle enseigne l’anglais, la pro­fes­seure de 24 ans a effec­ti­ve­ment été confron­tée au sexisme à plu­sieurs reprises depuis le début de l’année. Dans sa classe de seconde plus particulièrement. 

Dès le mois de sep­tembre, elle avait par exemple dû reca­drer un groupe de gar­çons à ce sujet. Plusieurs filles étaient venues se plaindre d’eux à Diane au début d’un cours, rap­por­tant des remarques sexistes à répé­ti­tion du style « Tais-​toi, tu es une femme » ou encore des com­men­taires dépla­cés sur leur phy­sique ou leurs tenues ves­ti­men­taires. La pro­fes­seure a confron­té les cinq gar­çons, qui ont alors répé­té avec beau­coup d’aplomb que les hommes sont supé­rieurs aux femmes. Le soir même, Diane a fait remon­ter la situa­tion à sa hié­rar­chie, qui a réagi immé­dia­te­ment. Les gar­çons concer­nés ont été reçus dans le bureau du pro­vi­seur pour une « sévère mise au point ».

Depuis, Diane reste à l’affût. L’un des gar­çons en ques­tion, que nous appel­le­rons Julien, est par­ti­cu­liè­re­ment dans son col­li­ma­teur. Julien sèche régu­liè­re­ment depuis le début de l’année et use d’insolence envers ses professeurEs uni­que­ment. « J’ai remar­qué dès le début que cet élève avait un sérieux pro­blème avec l’autorité fémi­nine, pointe Diane. J’en ai par­lé avec des col­lègues et elles ont toutes le même avis sur cet élève. Il se com­porte mal avec les femmes alors qu’il n’a jamais été pénible avec nos col­lègues masculins. »

« C’est la pre­mière fois de ma car­rière qu’un élève dépasse les limites à ce point. J’ai été vrai­ment secouée par cet évé­ne­ment. Je suis per­sua­dée qu’il n’aurait jamais agis de la sorte avec un homme. »

Diane

Il y a trois semaines, Julien avait déjà séché deux fois lorsqu’il s’est poin­té dans la salle de classe de Diane avec 40 minutes de retard. « Avec 40 minutes de retard sur un cours de 50 minutes, je lui ai dit que je ne l'accepterai pas dans mon cours et qu’il pou­vait se rendre à la vie sco­laire », explique la pro­fes­seure. Furieux, Julien sort de la classe pour y reve­nir cinq minutes plus tard sans frap­per. « Là, il m’a lit­té­ra­le­ment incen­diée, raconte Diane encore cho­quée de l’incident. Il m’a car­ré­ment hur­lé des­sus, en me disant que j’étais mal polie et que je n’avais pas le droit de ne pas l’accepter. » Malgré la peur, Diane, qui, fait deux têtes de moins que Julien, a le cou­rage de s’approcher de lui, de le mettre dehors et de fer­mer la porte. Une fois le cours ter­mi­né, elle en parle à son pro­vi­seur qui sus­pend l’élève pour deux jours. Une semaine après cet inci­dent, elle est encore cho­quée de ce qui s’est pas­sé dans sa classe. « C’est la pre­mière fois de ma car­rière qu’un élève dépasse les limites à ce point, soutient-​elle. J’ai été vrai­ment secouée, d'autant que je suis per­sua­dée qu’il n’aurait jamais agi de la sorte avec un homme. »

La pro­fes­seure a revu Julien la semaine d’après. Il est venu la voir à la fin du cours, nous dit-​elle. Mais pas pour s’excuser. « Il m’a dit que j’avais men­ti au pro­vi­seur, qu’il ne m’avait jamais hur­lé des­sus, que j’étais une men­teuse », soupire-​t-​elle. Pour ne pas aggra­ver une situa­tion déjà ten­due, Diane n’ose pas rétor­quer. Elle n’ose pas non plus lui dire qu’il entre­tient un com­por­te­ment sexiste depuis le début de l’année. « Il sait que je suis fémi­niste, on en a déjà par­lé en cours et je sais qu’il m’aurait lan­cé que mon regard est biai­sé par mon fémi­nisme », explique-​t-​elle. La pro­fes­seure laisse cou­ler mais fait une mise au point sur le sexisme avec ses élèves au cours sui­vant. « J’ai pris dix minutes de mon cours pour leur apprendre – parce que cer­tains ne le savaient pas – que les remarques et les actes sexistes sont répré­hen­sibles par la loi et condam­nables par la jus­tice. »

Réponse au sexisme

L’exécutif compte d’ailleurs dur­cir leur répres­sion. Le 19 jan­vier der­nier, le Conseil consti­tu­tion­nel a vali­dé le pro­jet de loi d’orientation et de pro­gram­ma­tion du minis­tère de l’Intérieur (Lopmi) fai­sant de l’outrage sexiste, dans un cer­tain nombre de cas où il appa­raît « aggra­vé », un délit puni de 3 750 euros contre 1 500 euros actuel­le­ment. Parmi ces cas, celui lié au fait que l’outrage sexiste vise l’appartenance au genre ou à l’orientation sexuelle, réelle ou sup­po­sée, de la victime. 

Pour Diane, la réponse au sexisme enra­ci­né chez les jeunes géné­ra­tions – d'après le rap­port du HCE, seul un tiers des 15–24 ans consi­dèrent pro­blé­ma­tique qu'« une femme cui­sine tous les jours pour toute la famille », contre 40 % des plus de 65 ans – doit éga­le­ment venir de l’Éducation natio­nale. Via l’application des trois séances annuelles d’éducation à la sexua­li­té et à la vie affec­tive pré­vues par la loi notam­ment. « Je n’ai pas eu connais­sance de ces séances dans mon éta­blis­se­ment, constate Diane en fouillant dans sa mémoire. J’ai cru entendre mes col­lègues de bio­lo­gie dire que c’était mal par­ti parce que leur pro­gramme ini­tial était trop lourd pour déjà le terminer. » 

Des séances pour­tant « indis­pen­sables » pour la jeune pro­fes­seure. « Les jeunes gar­çons que j’ai face à moi sont les hommes de demain. Il faut les sen­si­bi­li­ser dès main­te­nant au res­pect et au consen­te­ment pour enrayer le sexisme et plus lar­ge­ment les vio­lences faites aux femmes », assure Diane qui voit plus loin que ces séances. Elle aime­rait pou­voir invi­ter des intervenant·es extérieur·es comme des gyné­co­logues ou des représentant·es du Planning fami­lial pour pou­voir par­ler d’avortement par exemple. 

Fascination pour Andrew Tate 

En évo­quant le cas Julien, Diane se sou­vient d’un autre évé­ne­ment sur­ve­nu début jan­vier dans cette même classe. Alors qu’elle évoque avec ses élèves l’arrestation de l’influenceur bri­tan­nique Andrew Tate dans le cadre d’une enquête pour tra­fic d’êtres humains, viol et crime orga­ni­sé, deux jours après que le « sexiste auto­pro­cla­mé » – selon The Guardianavait pris à par­tie la mili­tante éco­lo­giste Greta Thunberg sur Twitter, elle remarque que plu­sieurs gar­çons de sa classe sont com­plè­te­ment fas­ci­nés par le personnage.

Au cours sui­vant, la pro­fes­seure orga­nise un débat d’une heure sur la dan­ge­ro­si­té des conte­nus véhi­cu­lés par les influenceur·euses comme Tate. Au tableau, elle écrit plu­sieurs ques­tions comme : « Peut-​on connaître le suc­cès sans être quelqu'un d'horrible ? », « Si vous étiez connu, raconteriez-​vous à votre com­mu­nau­té les mau­vais choix /​actions que vous faites ? », ou encore « Vérifiez-​vous les infor­ma­tions qu'on vous par­tage sur inter­net, en par­ti­cu­lier si c'est un influen­ceur que vous appré­ciez ? ». Le débat a été inté­res­sant, dit-​elle. « C’était un cours d’anglais mais j’ai fini par le faire en fran­çais pour être sûr qu’ils com­prennent bien à quel point la mas­cu­li­ni­té toxique véhi­cu­lée par ce genre de dis­cours des­sert les hommes », sou­ligne la prof. Plusieurs gar­çons se sont ren­du compte que les conte­nus de cet influen­ceur sont extrê­me­ment misogynes. 

Quelques jours plus tard, Diane pro­fite de son heure de vie de classe avec les élèves de pre­mière dont elle est pro­fes­seure prin­ci­pale pour évo­quer le sexisme sous une autre forme. La fin du deuxième tri­mestre en mars étant le moment où les élèves de pre­mière doivent choi­sir leur option pour l’an pro­chain, elle en a pro­fi­té pour abor­der la place des filles dans les filières scien­ti­fiques. Leur nombre chute en effet mas­si­ve­ment dans les par­cours scien­ti­fiques depuis la réforme du lycée géné­ral menée par Jean-​Michel Blanquer en 2019. « C’est une période char­nière qui déter­mine ce qu’ils étu­die­ront en ter­mi­nale mais sur­tout ce qu’ils feront après le bac, explique Diane. C’est pour cela que j’ai bien dit aux filles de la classe qu’elles ont toute la légi­ti­mi­té pour choi­sir des options scien­ti­fiques. » Pour l’heure, sur une quin­zaine de filles, seules une ou deux ont pour pro­jet d’embrasser une car­rière scien­ti­fique après le lycée. 

Résultat d’une édu­ca­tion genrée 

Comme beau­coup de ses confrères·consoeurs, Diane juge la réforme Blanquer res­pon­sable de l’érosion de la pré­sence des filles dans les filières scien­ti­fiques mais pointe éga­le­ment l’influence de l’éducation gen­rée. « Je suis pro­fes­seure d’anglais : je suis le résul­tat vivant de cette édu­ca­tion », lance-​t-​elle en riant, rap­pe­lant au pas­sage, que sa mère aus­si était pro­fes­seure de langue. Dans le lycée de Diane, la majo­ri­té des profs de lettres et de langue sont des femmes tan­dis que les matières scien­ti­fiques et spor­tives sont majo­ri­tai­re­ment ensei­gnées par des hommes. Ce sont ces sté­réo­types sexistes que Diane essaye de décons­truire auprès de ses élèves. « Je dis tou­jours aux filles qu’elles ne doivent pas s’empêcher de faire ce qu’elles veulent, on a besoin de femmes scien­ti­fiques », insiste-t-elle. 

Diane se veut opti­miste : s’il y a encore beau­coup de tra­vail de décons­truc­tion à mener chez les gar­çons, la majo­ri­té des filles de ses classes osent s’affirmer lorsque leurs cama­rades font preuve de sexisme à leur égard. « La plu­part des filles sont fémi­nistes et cer­taines militent même en dehors du lycée, indique la pro­fes­seure. Elles n’y vont pas avec le dos de la cuillère pour leur ren­trer dedans et elles savent qu’elles peuvent comp­ter sur moi en cas de pro­blème. » Et pour ne lais­ser aucun doute sur le posi­tion­ne­ment de leur pro­fes­seure, un sti­cker en anglais col­lé sur son ordi­na­teur donne le ton. En fran­çais, il signi­fie : « J’en ai rien à foutre de ta mas­cu­li­ni­té fragile ». 

Retrouvez les autres épi­sodes de la série Tohu Bahut : 

Tohu Bahut, Ep 4 – « Certains élèves ont l’impression d’être lais­sés sur le bas-​côté de la société »

Tohu Bahut, Ep 3 – « J’ai un élève mal­en­ten­dant qui ne béné­fi­cie pas d’AESH, c'est un miracle qu’il n’ait pas encore décroché »

Tohu Bahut, Ep 2 – « J’adore mon métier mais je sais déjà que je ne ferai pas prof toute ma vie »

Tohu Bahut, épi­sode 1 : « Quand le pro­vi­seur a énu­mé­ré la liste des profs qui man­quaient encore, je me suis dit, punaise, on n’est pas rendu ! »

  1. Le pré­nom a été modi­fié[]
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