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©Ivan Aleksic

Tohu Bahut, Ep 2 – « J’adore mon métier mais je sais déjà que je ne ferai pas prof toute ma vie »

Pour cette nou­velle année sco­laire, Causette vous pro­pose de voguer sur la galère de celles et ceux qui ont choi­si le répu­té « plus beau métier du monde » avec sa série « Tohu Bahut » : un rendez-​vous régu­lier avec Diane, jeune prof d'anglais qui débute dans un lycée de la région pari­sienne, la fleur au fusil.

Tohu Bahut, épi­sode 2 

Un mois après la ren­trée, nous retrou­vons Diane1 dans un café du XII ème arron­dis­se­ment de Paris, où elle vit. La pro­fes­seure d’anglais de 24 ans ne don­ne­ra pas cours ce jour-​là à ses élèves de seconde, pre­mière et ter­mi­nale : pour la fraî­che­ment nom­mée dans un lycée public du Val d’Oise (95), l’heure est plu­tôt aux reven­di­ca­tions, ce jeu­di 29 sep­tembre. Comme d’autres professeur·es de son éta­blis­se­ment, Diane a répon­du pré­sente à l’appel de la Journée de mobi­li­sa­tion natio­nale inter­pro­fes­sion­nelle et inter­syn­di­cale. Une pre­mière dans sa car­rière de prof débutante.

Avec quelques col­lègues, la jeune femme est des­cen­due dans les rues de Paris pour expri­mer sa colère, après une ren­trée sco­laire per­tur­bée par la crise de recru­te­ment des enseignant·es. Pour la néo­gré­viste, la mobi­li­sa­tion a été l'occasion d'exiger aux côtés des habitué·es du pavé, des efforts sur l’attractivité sala­riale. Les manifestant·es dénoncent une reva­lo­ri­sa­tion du point d’indice2 jugée insuf­fi­sante face à une infla­tion galo­pante et à la flam­bée des prix. 

C’est armée de ces reven­di­ca­tions, quelques heures avant de rejoindre la fer­veur du cor­tège pari­sien place de la Bastille, que Diane a dres­sé pour Causette le bilan de ses pre­mières semaines en tant que pro­fes­seure titu­laire. Si vous avez lou­pé l'épisode 1, c'est ici.

Mise en route. « Bon, je ne retiens pas encore tous les pré­noms des élèves. J’en ai 155, donc c’est com­pli­qué mais ça va venir. Pour l’instant je n’ai pas pris de retard dans mes cours mais heu­reu­se­ment que je les avais pré­pa­rés jusqu’à Noël et que je suis assez orga­ni­sée, parce que le rythme est déjà intense. J’ai déjà pas mal de copies à cor­ri­ger. J’essaye de m’avancer au maxi­mum pour ne pas me retrou­ver sub­mer­gée avant les vacances de la Toussaint. 
Ce qui peut s’avérer dif­fi­cile, c’est qu’à chaque heure de cours, il faut diver­tir les élèves, créer une sorte d’émulation et la main­te­nir pen­dant tout le cours et recom­men­cer l’heure d’après avec d’autres élèves. C’est un exer­cice fati­guant, un peu comme du théâtre fina­le­ment. Parfois je me dis que mes cours sont de vrai one-​woman show ! J’y mets toute ma per­sonne. J'ai l'impression qu'is aiment mes cours. Les ter­mi­nales étaient vrai­ment inté­res­sés lorsqu'on a par­lé de la com­mu­nau­té des Amish.
Autre chose : je vois vrai­ment une grosse dif­fé­rence avec l’année der­nière, je ne me culpa­bi­lise plus pour ce que je ne maî­trise pas. Le soir, je ne res­sasse plus ce qu’il s'est pas­sé dans ma jour­née. Je prends mon temps, même si le rythme va s'accélérer. Mi-​octobre, on va com­men­cer à dres­ser la liste des élèves pour qui ça roule et ceux qui sont en dif­fi­cul­té. Et on va devoir voir les parents de ceux pour qui ça ne va pas. Je n’appréhende pas trop ces rendez-​vous, même si par­fois c’est dif­fi­cile de dire à un parent que ça ne va pas à l'école. »

"Je ne donne jamais beau­coup de devoirs. Je sais que cer­tains élèves ont de longs tra­jets pour ren­trer chez eux et doivent ensuite s’occuper de leurs frères et sœurs."

Implication. « On vient d’attaquer la période des pre­miers contrôles. Si je suis impres­sion­née par le niveau d’anglais de cer­tains, je sais déjà que pour d’autres, l’année va être longue. Avec 0,5 de moyenne en maths, 4 en his­toire et 8 en anglais, ça va être com­pli­qué. En même temps, beau­coup ne font pas leurs devoirs et n’apprennent pas leurs leçons. Pourtant, je ne donne jamais beau­coup de devoirs. Je sais que cer­tains élèves ont de longs tra­jets pour ren­trer chez eux et doivent ensuite s’occuper de leurs frères et sœurs. Beaucoup de mes élèves n’ont pas des vies for­cé­ment faciles, c'est à prendre en compte. »

Comportements sexistes. « Dans l’ensemble ça se passe bien, sauf avec une classe de seconde assez com­pli­quée. D’ailleurs, j’ai viré deux gar­çons de cette classe lun­di der­nier. Le tra­vail n’est jamais fait, les puni­tions ne sont jamais ren­dues et ils essayent d’esquiver les heures de colle. Ils n’arrêtent pas de par­ler depuis le début de l’année, je leur ai dit six, sept fois d'arrêter, au bout d’un moment j’ai dit stop. Ce n’est pas de gaie­té de cœur que je les vire de cours, mais c’est dif­fi­cile de les sépa­rer dans une salle à 35 quand tous les sièges sont occu­pés. On était à 15 minutes de finir le cours donc ça n’a sûre­ment pas ser­vi à grand-​chose, mais c’était plus pour le côté sym­bo­lique.
Ce qui va être plus com­pli­qué, c’est que ces gar­çons font régu­liè­re­ment des remarques sexistes aux filles. Ce sont d’ailleurs elles qui ont levé la main en début de cours pour se plaindre de réflexions miso­gynes, lan­cées dans un autre cour, du style "Tais-​toi, tu es une femme". Le plus grave c’est qu’en les confron­tant, ils m’ont répé­té avec beau­coup d’aplomb que les hommes étaient supé­rieurs aux femmes. C’est com­pli­qué de faire de la péda­go­gie dans ces cas-​là. Suite à ça, j’ai débar­qué le soir même comme une furie dans le bureau du pro­vi­seur pour lui expli­quer la situa­tion et lui don­ner les noms. Il leur a remon­té les bre­telles mais ça n’a pas suf­fit. En dehors de ça, ça se passe plu­tôt bien mais là il faut être vigi­lant. Au début, ils se tenaient à car­reaux et là, c’est la période ou ils com­mencent à se lâcher. » 

"L’autorité passe aus­si par le phy­sique, ce qui n'est pas simple vu que je suis plus petite que beau­coup d’entre eux. Je me suis cou­pé les che­veux pour me vieillir un peu."

Poser ses limites. « Certains ont un sérieux pro­blème avec l’autorité fémi­nine. Je me suis ren­du compte aus­si que l’éducation bien­veillante ne marche pas à trente-​cinq. Tu ne peux pas faire entendre rai­son à 35 élèves qui ne t’écoutent pas. Donc il faut savoir être ferme et don­ner des sanc­tions. Ce qui est un vrai exer­cice car je n’aime pas crier, je me trouve hor­rible quand je les punis. J’apprends à poser mes limites et à ins­tal­ler mon auto­ri­té, notam­ment en pas­sant par l’humour. Je les tacle mais ce n’est jamais méchant. Bon, par contre, ils ne com­prennent pas tous l’ironie. Mais je serais bien inca­pable d’être vrai­ment sèche. Être prof, c’est comme jouer un rôle et c’est par­fois dur de ren­trer dedans.
L’autorité passe aus­si par le phy­sique, ce qui n'est pas simple vu que je suis plus petite que beau­coup d’entre eux. Je me suis cou­pé les che­veux pour me vieillir un peu et j’ai même hési­té à chan­ger ma garde-robe. »

Lire aus­si I Profs : com­ment font-​ils pour gar­der la foi ?

Cohésion. « Ça n’a clai­re­ment rien à voir avec mon pré­cé­dent lycée. Ici, j’ai vrai­ment l’impression qu’on est une équipe. Quand je suis venue me plaindre du com­por­te­ment sexiste de mes élèves de seconde auprès de mes col­lègues, on m’a tout de suite dit "une remarque comme ça, c’est dehors". Ça m’a ras­su­rée, je ne me suis pas sen­tie défaillante mais sou­te­nue. Il y a beau­coup de trans­pa­rence et de com­mu­ni­ca­tion entre nous. On ose se dire "aujourd’hui avec les pre­mières, c’était le bazar, je n’ai pas pu faire cours". Il y a moins d’histoires d’égo que dans mon ancien éta­blis­se­ment. Ça me fait du bien. C’est beau­coup moins culpa­bi­li­sant. Ne pas réus­sir à faire son cours ou tenir sa classe, ce n'est pas vu comme un échec. »

"Beaucoup souffrent d’anxiété sociale. Une de mes élèves de pre­mière est ter­ri­fiée à l’idée de pas­ser à l’oral, ça m'inquiète pour son épreuve du grand oral."

Premier conseil d’enseignants. « J’ai vécu mon pre­mier conseil d’enseignants la semaine der­nière. Ça a duré deux heures, j’en suis res­sor­tie les­si­vée. On a fait remon­ter toutes les choses qui ne vont pas au sein du lycée. Par exemple, ils ont recru­té des profs contrac­tuels pour bou­cher les trous mais on n’a tou­jours pas d’infirmière et d'assistante sociale. C’est en cours de recru­te­ment appa­rem­ment, mais ça m’inquiète un peu car la plu­part des élèves ont été fra­gi­li­sés par la crise du Covid. Je l’ai remar­qué dans mes classes : beau­coup souffrent d’anxiété sociale. Une de mes élèves de pre­mière ren­contre un psy­cho­logue chaque semaine. Elle est ter­ri­fiée à l’idée de pas­ser à l’oral. Ça m’inquiète un peu pour l'épreuve du grand oral du bac. Pour l’instant, rien n’a été orga­ni­sé pour elle. 
On a aus­si fait remon­ter la mau­vaise orga­ni­sa­tion des emplois du temps. Moi, par exemple, j'ai quatre heures de trou le mer­cre­di mais on m’a clai­re­ment dit qu’on ne pour­rait rien faire. 
On s’est aus­si plaint des mul­tiples chan­ge­ments de salle. Parfois, j’ai trois heures de cours et je change de salle à chaque fois. Aller d’un bout à l’autre du lycée, ça me fait perdre du temps. Le pro­vi­seur a assu­ré qu’il amé­lio­re­rait les choses. On a aus­si par­lé des pro­blèmes tech­niques, comme les cou­pures de cou­rant régu­lières et les ordi­na­teurs qui ne fonc­tionnent pas cor­rec­te­ment, tout comme les vidéo­pro­jec­teurs d’ailleurs. On passe notre vie à faire venir le tech­ni­cien pour régler les pro­blèmes. Et dans le même temps, le pro­vi­seur nous demande de faire atten­tion à notre quo­ta de pho­to­co­pies pour l’environnement. C’est bien gen­til mais on fait com­ment avec des vidéo­pro­jec­teurs qui ne fonc­tionnent pas ? On regrette un peu le manque de trans­pa­rence et de com­mu­ni­ca­tion de ce coté-là. » 

Rythme intense. « Je suis très épa­nouie dans mon éta­blis­se­ment et dans ce que je fais mais je suis quand même épui­sée phy­si­que­ment, je viens déjà de tom­ber malade. Ce n’est pas à cause des deux heures de tra­jets par jour ( j’en pro­fite pour cor­ri­ger mes copies) mais plus à cause du rythme géné­ral de la reprise de la ren­trée. J’adore mon métier mais je sais déjà que je ne ferai pas prof toute ma vie parce que les condi­tions sont dures et que ce n’est pas assez bien payé. Ma par­ti­ci­pa­tion à la mani­fes­ta­tion, c'est pour expri­mer ma colère. D’ailleurs je viens de me syn­di­quer à la CGT, c’était impor­tant pour moi de pou­voir faire entendre ma voix. Je sais que le mois de sep­tembre est le plus char­gé pour les profs donc je vais m’accrocher. »

Tohu Bahut, épi­sode 1 : « Quand le pro­vi­seur a énu­mé­ré la liste des profs qui man­quaient encore, je me suis dit, punaise, on n’est pas rendu ! »


Causette a déci­dé de don­ner la parole pen­dant toute une année à cette pro­fes­seure débu­tante pour com­prendre les rouages d'un métier exer­cé avec pas­sion et pour­tant si décrié. D'un com­mun accord, nous avons choi­si de rendre son témoi­gnage ano­nyme, afin qu'elle soit plus libre de ses propos.

  1. le pré­nom a été modi­fié[]
  2. Le gou­ver­ne­ment a reva­lo­ri­sé le point d’indice des fonc­tion­naires de 3,5% à par­tir du 1er juillet 2022. Il était gelé depuis cinq ans. []
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