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Comment les comptes @balanceton… ont libé­ré la parole bien au-​delà du milieu féministe

En 2021, tous les mou­ve­ments de libé­ra­tion de la parole semblent pas­ser par les réseaux sociaux. S'ils s'inspirent des milieux fémi­nistes et LGBTQIA+, ils en dépassent lar­ge­ment le cadre. Harcèlement moral, manque d'éthique, droit du tra­vail non-​respecté… Rares sont les sec­teurs qui n'ont pas leur compte « balance ». 

« Balance ton quoi, un jour peut-​être ça chan­ge­ra. » Dans son titre Balance ton quoi sor­ti en 2018, la chan­teuse Angèle évoque le har­cè­le­ment sexuel et fait écho au #balan­ce­ton­porc, ver­sion fran­co­phone du #metoo appa­ru à l’automne 2017. Deux mots qui per­met­tront de libé­rer la parole des vic­times de har­cè­le­ment et de vio­lences sexuelles dans la socié­té. Deux mots qui ont éga­le­ment fait émer­ger une pra­tique : le call out. Venu des milieux mili­tants LGBTQIA+, il consiste à dénon­cer publi­que­ment des com­por­te­ments ou des lan­gages oppres­sifs. Depuis, chaque fois qu’un pro­blème de socié­té émerge, c’est sous la forme d’un # ou par le biais d’une page Instagram. Sur la pla­te­forme, les comptes « balance » se chiffrent d’ailleurs par dizaines. Avant #balan­ce­ton­porc, le tum­blr paye­ta­sh­nek (dédié aux témoi­gnages de har­cè­le­ment de rue) avait ouvert la voie. Lancé en 2012, il a été fer­mé par sa créa­trice Anaïs Bourdet en 2019. Face à l’ampleur des témoi­gnages, le blog était deve­nu trop lourd à gérer.

Mais la relève est lar­ge­ment assu­rée. La dénon­cia­tion par voix de réseaux sociaux s’est popu­la­ri­sée et dépasse aujourd’hui le cadre du mou­ve­ment fémi­niste. 
Balancetonagency, balan­ce­tas­tar­tup, balan­ce­ta­mai­son, balan­ce­to­nyou­tu­beur, balan­ce­tons­tage, balan­ce­ta­ré­dac… Il n’est plus seule­ment ques­tion de dénon­cer le sexisme et le har­cè­le­ment sexuel, mais aus­si le har­cè­le­ment moral, le droit du tra­vail bafoué et plus géné­ra­le­ment, des condi­tions de tra­vail loin d'être éthiques. Le tout en repre­nant les codes des mou­ve­ments fémi­nistes de libé­ra­tion de la parole. Mais tous ces comptes et hash­tags ont un autre point com­mun : faire bou­ger les choses. C’est avec cet état d’esprit que Louise* créée en sep­tembre 2020 le compte Instagram balan­ce­to­na­gen­cy, spé­cia­li­sé dans ce qui ne tourne pas rond dans le milieu de la publi­ci­té. « J’ai été vic­time de har­cè­le­ment moral et cela m'a conduite au burn-​out. Pendant six mois, j’ai été très mal. Tout le monde savait qu’il y avait du har­cè­le­ment moral et sexuel dans ma boîte. On avait déjà eu un "metoo de la pub"  il y a deux ans, mais qui n’avait pas eu la por­tée qu’on espé­rait. Quand j’ai dû trou­ver une entre­prise en sep­tembre, je vou­lais connaître les agences bien­veillantes, celles qui étaient plus safe. Alors j’ai créé le compte pour savoir quelles entre­prises étaient à fuir. » 64 900 abon­nés plus tard, elle conti­nue de dif­fu­ser les témoi­gnages de celles et ceux pour qui sa page semblent être leur seul moyen de se faire entendre.

Un suc­cès qui semble ins­pi­rer puisque dans la fou­lée, d’autres comptes seront créés. En novembre un groupe de col­lègues jour­na­listes lance balan­ce­ta­ré­dac’ avec une envie : « En voyant le suc­cès de balan­ce­to­na­gen­cy, on s'est dit qu'il fal­lait qu'on fasse pareil pour le monde des médias », raconte à Causette un membre fon­da­teur. En décembre balancetastart-​up appa­rait. Dans quel but ? « Une prise de conscience » assène du tac au tac Coline*, créa­trice du compte ayant long­temps évo­lué dans ce milieu, avant de conti­nuer : « J'aimerais qu’on arrête d’idéaliser les start-​up, qu’on ouvre les yeux : c’est un milieu avec très peu d’accompagnement en tant que sala­rié sur nos droits et beau­coup d’abus. » 160 000 per­sonnes sont aujourd'hui abon­nées à la page. En jan­vier der­nier, c'est le monde du luxe qui se voit dédier un compte, sui­vi par 13 900 abonné·es : balan­ce­ta­mai­son. La moti­va­tion d'Agathe vient des récits que lui font ses amis de ce monde. Sidérée, elle sou­haite « don­ner la parole et per­mettre aux vic­times de se sou­la­ger. Avec le sou­tien de la com­mu­nau­té et de cer­tains acteurs du sec­teur, j’espère qu’on arri­ve­ra à faire chan­ger les choses. » Sur chaque compte, le modèle se répète : un·e salarié·e ano­nyme du sec­teur raconte dans les détails les agis­se­ments pro­blé­ma­tiques voire fran­che­ment illi­cites dont il ou elle a été témoin ou vic­time dans son entre­prise, et récolte le sou­tien atter­ré de la com­mu­nau­té qui suit le compte.

Des comptes Instagram plus effi­caces que les CSE

Peu importe le sec­teur, leur com­bat est le même : don­ner aux employé·es une manière de s’exprimer sans se com­pro­mettre. Car les médias, la pub, le luxe, ou les start-​ups ont en com­mun d’être des milieux où le réseau est indis­pen­sable pour se faire une place. Parler des agis­se­ments dépla­cés de per­sonnes sou­vent haut pla­cées revien­drait à se com­pro­mettre dura­ble­ment. D’autant que les pos­si­bi­li­tés de par­ler en interne sont qua­si­ment inexis­tantes. Tous les ingré­dients sont réunis pour créer l’omerta. C’est ce qu’explique Sophie*, alter­nante pen­dant un an dans l’agence de pub Les Gros Mots. Hurlements de la direc­trice, crises de pleurs de col­lègues surmené·es, chro­no­mé­trage des pauses, jour­née de tra­vail à ral­longe, har­cè­le­ment moral et sexuel d’un des co-​fondateurs de l’entreprise… Les com­por­te­ments pro­blé­ma­tiques sont légions, mais les lieux d’écoute au sein de l’entreprise semblent inexis­tants : pas de syn­di­cats et une res­pon­sable des res­sources humaines qui « était du côté des boss, elle avait le même com­por­te­ment qu’eux ». Sophie se tourne alors vers balan­ce­to­na­gen­cy. « On est plus dans les années 80 de la pub. Franchement, on ne peut pas lais­ser pas­ser ça aujourd’hui », observe Sophie pour expli­quer à Causette son choix de témoi­gner. C’est aus­si ce que raconte Julien*, qui a témoi­gné lui aus­si sur balan­ce­to­na­gen­cy, prin­ci­pa­le­ment en tant qu'observateur direct de cette culture du har­cè­le­ment dans son entre­prise. Comme Sophie, il évoque l’absence de relais au sein des entre­prises : « Il n’y a pas de culture du syn­di­cat et des comi­tés sociaux et éco­no­miques (CSE) dans la pub. Dans mon entre­prise, il y avait bien un CSE dont je fai­sais d'ailleurs par­tie [une obli­ga­tion légale au-​delà de 11 sala­riés, ndlr] mais notre champ d'action est limi­té. Si la per­sonne ne veut pas por­ter plainte, on ne peut pas faire grand chose. Il n’y a même pas de repré­sen­tants syn­di­caux. Et puis, c’est un milieu où il y a un turn-​over très impor­tant. Les vic­times finissent par par­tir. » Alors le fait de témoi­gner sur un même espace, bien que vir­tuel, per­met de se recon­naître, de s’unir et de s’entraider.

Car tout en res­pec­tant l'anonymat, ces comptes mettent en lien des gens qui ont vécu des expé­riences simi­laires. Parfois même, sans le savoir, au sein de la même entre­prise. Se crée alors une com­mu­nau­té, élé­ment essen­tiel dans tout mou­ve­ment qui sou­haite por­ter un com­bat et défendre une cause. C’est ce qu’explique Laurence Allard, maî­tresse de confé­rences en sciences de la com­mu­ni­ca­tion, cher­cheuse à l'université Sorbonne Nouvelle et spé­cia­liste des pra­tiques expres­sives digi­tales : « Ce qui est impor­tant dans les comptes "balance", c’est jus­te­ment l’effet col­lec­tif. On dit les choses, mais on les dit ensemble. Par la publi­ci­sa­tion, on se pro­tège. Cela per­met de créer ce fil de mil­liers de tweets avec des témoi­gnages qui se répondent. » Le fait de se ras­sem­bler donne plus de cou­rage, plus de force et donc plus de poids. « C’est David contre Goliath », résume Julien quand il évoque le dés­équi­libre entre les vic­times et leur bour­reau. Il fut un temps où pour inver­ser ce rap­port de force, on mani­fes­tait ou on signait des péti­tions, à l'invitation des syn­di­cats notam­ment. En 2021, on se ral­lie autour d’un tag. Pour Laurence Allard, « le "faire nombre" est impor­tant parce qu’il faut se mon­trer plus fort que l’adversaire. Aujourd’hui, il prend le biais de "faire tweet" ou de "faire tags". »

Un effet "balance" qui com­mence à por­ter ses fruits 

Mais une fois la parole libé­rée et la com­mu­nau­té créée autour d'elle, ces témoi­gnages se traduisent-​ils par une action judi­ciaire aux prud'hommes ? La plu­part des per­sonnes tournent la page une fois qu'elles ont témoi­gné. « Les gens ne veulent pas être poin­tés du doigt. Tant qu'ils sont pro­té­gés par l'anonymat ils acceptent de racon­ter. Le pro­blème c'est qu'on ne peut pas dépo­ser plainte de manière ano­nyme », note Julien. Donc : les vic­times qui décident d'aller jusqu'au prud'homme res­tent une mino­ri­té. Du côté des entre­prises, l'effet de ces comptes Instagram mobi­lise les res­sources humaines ou les patrons pour mieux faire, se sen­tant sur­veillés. « Aujourd’hui les entre­prises ont peur de se retrou­ver sur ces comptes. Pas mal de per­sonnes me disent que dans leur boite ça c’est beau­coup cal­mé, qu'il y a moins de remarques », s'enthousiasme Louise.

Cela fait main­te­nant 15 ans que les réseaux sociaux existent et bien plus que le sexisme, le racisme, le har­cè­le­ment font par­tie de nos vies. Alors pour­quoi une telle fleu­rai­son de balance ces der­niers mois ? Pour la cher­cheuse, la cause n’est pas à cher­cher du côté du médium, mais de son public. « Il y a une nou­velle vague de fémi­nistes. Il y a de plus en plus de tra­vaux, les études de genres ont fini par s’institutionnaliser. Cette géné­ra­tion de jeunes femmes en a pro­fi­té et uti­lise les réseaux sociaux pour por­ter la cause. » Exemple avec un « Un jour un chas­seur », crée par six jeunes femmes dans le but de sen­si­bi­li­ser sur les com­por­te­ments abu­sifs liés à la chasse. « Nous nous sommes ins­pi­rées, pour les publi­ca­tions de "unjou­run­chas­seur", de plu­sieurs comptes Instagram fémi­nistes et de leurs tech­niques de libé­ra­tion de la parole des femmes, et de dénon­cia­tion des vio­lences sexistes et sexuelles. » Il sem­ble­rait que même quand il paraît ne pas être au cœur du sujet, le mou­ve­ment fémi­niste n'est jamais bien loin. 

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