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Emma et Sophie, d’Utopia 56, lors d’une maraude sociale à Calais, vont à la rencontre des exilé·es avec du thé (un peu trop infusé) et des documents informatifs. © Louis Witter

Aides aux exi­lées : les femmes au taquet

Parmi les béné­voles de l’aide aux migrant·es et aux réfugié·es, il n’y a qua­si­ment que des femmes. Ce sont elles qui, à tous âges, nour­rissent, orientent et défendent l’humanité des déraciné·es. De Calais à la cam­pagne juras­sienne en pas­sant par la ban­lieue pari­sienne, Causette les a sui­vies sur un bout de chemin.

Comme des bou­lets de canon, elles se pré­ci­pitent hors de la voi­ture lorsque se gare le convoi de CRS qu’elles viennent de pis­ter tout autour de Calais. Il fait deux degrés. C’est une « mise à l’abri », d’après le terme des auto­ri­tés. Une opé­ra­tion qui consiste − en théo­rie − à relo­ger les cen­taines de sil­houettes emmi­tou­flées. Des hommes qui viennent de pas­ser la nuit dehors, dans le meilleur cas sous des tentes. Parfois sim­ple­ment dans des sacs de cou­chage. Il y a deux camions blancs « net­toyeurs », cen­sés récu­pé­rer leurs affaires. Deux tra­duc­teurs, pour com­mu­ni­quer avec ces hommes, tan­tôt Érythréens, tan­tôt Afghans ou Soudanais. Et onze vans de police. Dans cha­cun, six officier·ères, censé·es sécu­ri­ser le tout. Et, face à eux·elles, il y a Emma, 24 ans, petite Ch’ti explo­sive au car­ré blond, un trait d’eye-liner qui lui fait des yeux de pan­thère, accom­pa­gnée d’Ada, Parisienne de 27 ans, longue queue de che­val et pom­mettes rouge feu. Deux béné­voles de Human Rights Observers (HRO) *, là pour s’assurer que tout se passe dans le res­pect de la loi. 

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Emma et Ada, de Human Rights Observers, lors d’une opé­ra­tion de « mise à l’abri »
à Calais. La police les bloque à l’écart de l’action pour les empê­cher de fil­mer. © L.W.
Des meufs face aux keufs 

La petite valse a ain­si lieu tous les deux jours à Calais. Tous les deux-​trois jours à Grande-​Synthe. Les filles de HRO (ce ne sont que des jeunes femmes de « 20–25 ans ») sont neuf pour tout cou­vrir. Elles s’organisent par deux. Se lèvent à 6 h 30. Pistent le convoi, filment et docu­mentent, seules, l’omniprésence des forces de l’ordre. Et « l’entrave à obser­va­tion » qu’elles exercent en leur refu­sant l’accès à l’opération. Puis elles passent leur après-​midi dans un pré­fa­bri­qué de 15 mètres car­rés à syn­thé­ti­ser ce qu’elles ont consta­té, à ana­ly­ser les vidéos. Car, au vu de leurs obser­va­tions, l’asso consi­dère qu’il s’agit « d’expulsions ». D’après son rap­port annuel, en 2020, 97,6 % des opé­ra­tions « n’ont pas été sui­vies de mise à l’abri effec­tive ». La note annuelle de 2021 indique 1 226 expul­sions, 141 arres­ta­tions et « au moins » 5 794 tentes et bâches sai­sies. Ce matin-​là, de 8 heures à 13 heures, le convoi déloge dix endroits. Confisque quinze tentes, selon le décompte du com­mis­saire en fin de mati­née. Sur envi­ron quatre-​vingts hommes croi­sés, aucun n’est accom­pa­gné pour être « mis à l’abri ». Ils partent ou s’écartent en réa­li­té de quelques mètres, laissent faire les véhi­cules « net­toyeurs ». Et retrouvent leur coin de boue ou de bitume. De loin (« péri­mètre de sécu­ri­té » oblige), Emma et Ada font tout pour fil­mer. Elles notent chaque phrase, chaque détail, pour lais­ser une trace de ce qu’il se passe à Calais, pour la jus­tice ou pour les médias. Elles incarnent aus­si la seule riposte face au train-​train des CRS. « Quelle est la rai­son de ce péri­mètre ? Que font les tra­duc­teurs ? Avez-​vous pour ordre de ne pas lais­ser les per­sonnes exi­lées où elles vivent ? » crient-​elles. Silence. Elles haussent le ton, font dans l’ironie, pour ren­ver­ser le rap­port de force. « Quand on pense à la voca­tion de ces per­sonnes qui sont deve­nues poli­ciers pour défendre les gens ! » Puis rede­viennent graves. « C’est en écou­tant les ordres qu’on va par­fois trop loin », met en garde Emma. 
Cet après-​midi-​là, elles devront aus­si gérer, sur le por­table de l’asso (tout en ten­tant de se réchauf­fer, col­lées au radia­teur), les appels au secours d’un homme, épui­sé de la route, qui dit renon­cer à l’Angleterre et vou­loir en finir.

Une dizaine d’ONG

C’est d’habitude les copines de l’antenne calai­sienne d’Utopia 56 (« 80 % de meufs » ici, estime l’association, par­mi une dou­zaine de volon­taires) qui s’occupent de ce genre de situa­tions. Leur cré­neau : aider les migrant·es à accé­der à leurs droits et à l’assistance d’urgence. Leur télé­phone, allu­mé vingt-​quatre heures sur vingt-​quatre, sonne quand « les gars », comme elles disent, sont per­dus en mer, ont besoin d’une cou­ver­ture pour pas­ser la nuit ou n’arrivent pas à com­mu­ni­quer avec le 115 pour deman­der un héber­ge­ment d’urgence. Une dizaine d’ONG se com­plètent de la sorte et dis­tri­buent repas, vête­ments ou aide en tout genre. Elles coha­bitent toutes – dont HRO et Utopia 56 – dans l’Entrepôt, le han­gar des assos. Sidonie, Calaisienne de 50 ans, occupe le petit local à l’entrée. Elle est un peu la gar­dienne des lieux. 

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Anne (lunettes), cofon­da­trice du pro­gramme Sara, et Helen, en balade avec des réfu­giés et deman­deurs d’asile afghans et un Yéménite, père de famille. © L.W.

On dirait Janis Joplin en mou­moute vio­lette. Elle observe le va-​et-​vient des volon­taires et les couve de loin. Elle est entrée à L’Auberge des migrants – l’asso qui cha­peaute l’Entrepôt – après avoir vu une famille pas­ser sa der­nière nuit dehors, près de son jar­din, avant la tra­ver­sée de la Manche. Depuis 2015, elle y passe son temps. « Certains gar­çons viennent me deman­der : “Sido, pour­quoi il n’y a que des femmes ici ?” Je leur réponds juste : “Tu as raison.” »

En 2020, 97,6% des opé­ra­tions d'expulsion visant à trou­ver un héber­ge­ment aux exi­lées “n'ont pas été sui­vies de mise à l"abri effective”


Rapport annuel de l'ONG Human Rights Observer

De l’autre côté de l’Hexagone, Nicole, 70 ans, petit bon­net noir et fram­boise en guise de coiffe, dirige un convoi plus joyeux que celui de HRO. Une dizaine de voi­tures sont réunies sur le par­king du vil­lage d’Arbois (Jura), 3 265 habi­tants (« plu­tôt 2 000 », cor­rige Nicole). On s’y reprend à trois fois pour cal­cu­ler com­bien de places il reste pour emme­ner les réfugié·es (ou ceux ou celles en attente de papiers) voir « la cas­cade ». Tel est le pro­gramme de Solidarité avec les réfu­giés d’Arbois (Sara), ce dimanche : une balade orga­ni­sée par les habi­tantes (là encore, les fon­da­trices de Sara sont sept femmes, âgées de 30 à 70 ans pas­sés), sui­vie d’une galette des rois . Elles ont fon­dé l’asso en 2016. Nicole en était. Au départ, pour aider une famille débou­tée. C’est de l’école que c’est par­ti, quand les enfants ont com­pris que leurs copains ris­quaient d’être expul­sés et ont deman­dé de l’aide aux parents. Le pro­fil des réfugié·es varie selon l’actualité inter­na­tio­nale. « Maintenant, ce ne sont plus des familles qui arrivent, mais qua­si que des jeunes hommes d’Afghanistan. Ils s’emmerdent et vou­draient vivre dans de grandes villes. » Ils atter­rissent en pays franc-​comtois, dans des HLM en coloc, après affec­ta­tion de l’Office fran­çais de l’immigration et de l’intégration. Alors les béné­voles s’adaptent à cette « nou­veau­té ». Elles tentent d’organiser des ses­sions de sport et de répa­ra­tion de vélos. Marylin, prof de fran­çais, emmi­tou­flée dans un pull blanc mou­che­té de taches roses, a deman­dé à ses ados « d’inviter les jeunes Afghans à dîner à la mai­son pour qu’ils soient entre jeunes de leur âge ». 

Des migrant·es engagé·es

Aucune mili­tante ni aucune orga­ni­sa­tion que nous avons ren­con­trées ne cherche à savoir pour­quoi la part de femmes est si éle­vée par­mi les béné­voles de l’aide aux exilé·es, tant la réponse paraît évi­dente. « La culture du care », résument-​elles, dès que la ques­tion leur est posée. Djeneba, 37 ans, répond plus concrè­te­ment. Elle fait par­tie de United Migrants. La spé­ci­fi­ci­té de cette asso : tous et toutes les adhérent·es sont migrant·es. Ils et elles s’organisent pour vivre en auto­ges­tion dans des squats en Île-​de-​France. Cela tient grâce à un sys­tème de délégué·es, des personnes-​phares dési­gnées pour leur impor­tance au sein des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés des squats. Djeneba est en passe de deve­nir l’une des dix délégué·es du squat de Vitry-​sur-​Seine (Val-​de-​Marne). 250 per­sonnes y vivent. Ivoirienne, elle repré­sen­te­ra l’Afrique de l’Ouest. Un timide sou­rire s’esquisse lorsqu’on énu­mère les réus­sites qui l’ont menée là. L’installation de douches chaudes avec ver­rou pour les femmes et les enfants. La récolte d’argent pour rému­né­rer l’aide au ménage. Ce, mal­gré les conflits dans le squat. Djeneba dit qu’il suf­fit de gérer « les dis­cus­sions ». « Beaucoup » d’habitant·es « passent » dans son petit salon et en res­sortent apaisé·es. « La solu­tion aux pro­blèmes, c’est sou­vent de deman­der par­don », résume-​t-​elle. Voilà sa réponse. Alors qu’elles ne sont que 10 % des membres du squat, les femmes consti­tuent ain­si 30 % des délégué·es.

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Djeneba, pro­bable future délé­guée du squat de Vitry (94), tenu par United Migrants. Derrière elle, deux fri­gos et
des vivres, pour offrir à boire à ses visi­teurs et ses visi­teuses. © L.W.

À Calais, « être une femme faci­lite les choses », ajoute une seconde Emma, plus grande que la pre­mière. Cette étu­diante en anthro­po­lo­gie à Toulouse, vêtue de Doc Martens et d’un pan­ta­lon rouge pattes d’eph’, est béné­vole chez Utopia 56. Avec Sophie, sa consœur rou­quine ori­gi­naire de Lyon, elle assure ce jour-​là la maraude sociale : une tour­née pour dépo­ser des docu­ments infor­ma­tifs. Ils sont tra­duits en huit langues, de l’arabe au tigri­gna. Elles trim­ballent une grosse bon­bonne de thé avec elles, pour ne pas débar­quer les mains vides sur les « lieux de vie ». C’est le mot des assos pour dési­gner les zones où habitent « les gars ». Le terme est plus digne que « bidon­ville ». Plus réa­liste, aus­si. « Bidonville » sup­pose un toit. Ici, on ne parle que de deux-​trois bouts de bois dans la boue. Chaque jour, une autre asso – le Woodyard et ses « cou­peuses de bois », comme on les sur­nomme (bien que leur effec­tif soit, pour le coup, mixte) − leur porte des brouettes de 8 kilos de bûches à tra­vers les dunes, la gadoue, pour qu’ils puissent se faire du feu. « Si un homme incon­nu se pointe sur leur lieu de vie, reprend Emma, il peut y avoir une méfiance de l’ordre de “c’est qui ce mec ?” Quand c’est une meuf, c’est “wel­come”. On nous pro­pose tou­jours de nous asseoir. » Lorsqu’elle va aux per­ma­nences du Secours catho­lique, où gri­gnotent et soufflent une cen­taine d’hommes, c’est une star. On la prend dans les bras. On la taquine. Elle rigole : « Parfois, je dois dire : “Euh, mais non, fré­rot.” » Puis elle rigole de nouveau.

Des pri­vi­lèges différents

Pour sa consœur Charlotte, coor­di­na­trice natio­nale d’Utopia 56, « si c’étaient majo­ri­tai­re­ment des femmes en migra­tion, ça crée­rait quelque chose de dif­fé­rent pour les béné­voles ». La seule dif­fé­rence entre les femmes exi­lées et les volon­taires étant les pri­vi­lèges, « tu t’identifies for­cé­ment plus » et l’absurdité des inéga­li­tés te saute à la gueule. « Tu te retrouves face à un rap­port de domi­na­tion inévi­table et fla­grant. » Les assos de l’Entrepôt ont conscience de cette vio­lence sym­bo­lique. Sur un énorme pan­neau, dans le han­gar, un écri­teau l’annonce : « NO WHITE SAVIOR ». Le fait d’être des femmes béné­voles face à des hommes, en posi­tion de domi­na­tion, eux, par le genre, rééqui­libre en quelque sorte la balance sym­bo­lique. Ça « flui­di­fie la pos­ture », résume Charlotte. 

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Emma et Sophie, d’Utopia 56, sur un lieu de vie avec un jeune homme. Ses com­pa­gnons sont par­tis se réchauf­fer et man­ger au Secours catho­lique. © L.W.
Pas de rela­tions amoureuses

Les filles deviennent une bonne copine le temps d’un café. Interdit d’aller plus loin. Nikolaï, du bureau natio­nal, raconte les camps de réfugié·es à Lesbos (Grèce): « Des jeunes femmes enta­maient des rela­tions proches avec des per­sonnes exi­lées. Ça a créé beau­coup de pro­blèmes. Des hommes se sont muti­lés ou ont fait des ten­ta­tives de sui­cide pour mon­trer leur amour fort. Quand tu connais les codes de pays comme l’Afghanistan, tu com­prends que cela peut pro­vo­quer des com­por­te­ments à risque. On est donc très stricts. »

“La pre­mière année, je l'ai pas­sée à pleu­rer. Depuis qu'on a ren­con­tré Helen, ça n'est plus jamais arrivé”

Khadija, 30 ans, venue du Bangladesh avec son mari et leur fils de 2 ans

Les femmes plus âgées, elles, deviennent un peu mères poules. Helen est fière de l’être. Après une vie à Vancouver, cette Canadienne a fini à Arbois et chez Sara. Elle est deve­nue la pro­tec­trice de Khadija, 30 ans, et de son mari. Leur petit de 2 ans l’appelle « grand­ma ». Le couple est arri­vé du Bangladesh avant sa nais­sance. Elle ter­mi­nait son mas­ter 2 de phi­lo, lui était jour­na­liste. Un drame est arri­vé. Ils ont dû fuir. « La pre­mière année, témoigne Khadija, je l’ai pas­sée à pleu­rer. Je m’asseyais sur le banc du vil­lage et je regar­dais les gens pas­ser sans com­prendre la langue. On allait au super­mar­ché à pied car on n’a pas le per­mis. Depuis qu’on a ren­con­tré Helen, ça n’est plus jamais arri­vé. Elle nous emmène à qua­rante kilo­mètres pour que l’on puisse ache­ter du halal. » Egsona, 26 ans, est pour sa part venue du Kosovo avec mari et enfants après avoir subi « des sévices » de sa famille, qui n’acceptait pas son époux. Elle adore Arbois et Arbois l’adore. « Je mets une heure trente pour ache­ter une baguette de pain parce que je parle avec tout le monde. » Ses pre­miers SMS à Nicole, elle lui a envoyés « pour de l’aide, avec les papiers de l’école, par exemple ». Maintenant, « c’est pour l’inviter à boire un café. Elle est comme une maman. Une fois, elle m’a engueu­lée parce que je lais­sais trop le petit devant les écrans ! » Nicole fait les gros yeux. Egsona explose de rire.

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17 heures : l’heure du thé et de la chor­ba à Calais, dans le garage de Brigitte. © L.W.

Brigitte aus­si aime quand les gars l’appellent « maman ». Son anec­dote pré­fé­rée : quand, après avoir pas­sé la fron­tière, Adama a ren­con­tré Moussa à Londres, qu’ils ont réa­li­sé être tous les deux pas­sés par sa mai­son et se sont cha­maillés pour savoir qui était « son fils numé­ro un ». Cette Calaisienne, la soixan­taine, ancienne ani­ma­trice au rayon fruits et légumes d’un super­mar­ché, ne fait par­tie d’aucune asso. Un jour, elle a sim­ple­ment ouvert son por­tail lorsqu’un homme lui a deman­dé de l’eau. Elle ne l’a jamais fer­mé. Chaque jour, elle charge les télé­phones des gars dans son garage (« J’ai quatre-​vingts câbles ») et, lorsqu’il fait froid, pré­pare le thé (à la menthe) et de la chor­ba, une soupe typique du Maghreb (« Ils aiment ça avec des mer­guez »), prête à 17 heures pré­cises. On peut les dégus­ter dans son garage ou son patio. Depuis, tout le monde connaît sa mai­son bleue. Elle ren­drait vraies les paroles de la chan­son de Maxime Le Forestier : « On s’y retrouve ensemble après des années de route et on vient s’asseoir autour du repas, tout le monde est là, à 5 heures du soir. »

“Elle est comme une maman. Une fois, elle m'a engueu­lée parce que je lais­sais trop le petit devant les écrans !”

Egsona, 26 ans, venue du Kosovo avec mari et enfants, à pro­pos de Nicole

Ce jeu­di, elle est à la popote depuis 14 heures. Elle a ache­té les cour­gettes à plus de 3 euros le kilo. Elles étaient à 1,95 euro dans un autre maga­sin, mais elle n’avait pas le temps d’y retour­ner. « Quand c’est l’Aïd, la mar­mite de mou­ton me coûte 50 euros. » Les jours de fête, elle ouvre son salon. « À la finale de la Coupe d’Europe, on était vingt et un à man­ger, j’ai fait un cous­cous. » D’après Sido, de l’Entrepôt, là où les jeunes répondent à l’urgence, « les dames » comme Brigitte « connectent les hommes à la vraie vie. Elles leur rap­pellent la famille ».

Essuyer des critiques 

Dans le café du coin de la rue, on tacle Brigitte. En enten­dant son pré­nom, le patron, ancien flic, réagit : « Pourquoi je paie­rais mon élec­tri­ci­té, moi, pour char­ger mon télé­phone et pas eux ? » Une cliente : « Il paraît qu’elle renonce à ses vacances tel­le­ment ça lui revient cher, et qu’elle n’a pas por­té plainte après avoir été cam­brio­lée. » Brigitte s’en fout. Elle part au soleil dans deux semaines et pré­cise que la voi­ture qui a été for­cée était celle d’un client de son mari, pas la leur. Ce qui l’affecte, ce sont les ­tra­ver­sées. « Les gar­çons me déposent les bou­teilles d’eau vides que je leur ai don­nées en des­sous de la boîte aux lettres. C’est comme ça que je sais qu’ils sont ­par­tis. Ils ne me le disent jamais à l’avance, pour me pré­ser­ver. » 

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Brigitte cui­sine pour ses pro­té­gés. © L.W.
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Chez Khadija, Nicole (au centre), de l’asso Sara, tra­duit les bro­chures de l’Office fran­çais de l’immigration à la jeune femme, qui lui avait envoyé un SMS pour affi­ner ensemble son pro­jet de recon­ver­sion pro­fes­sion­nelle. © L.W.
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Chez Egsona, autour d’un café, on se rap­pelle le « joli man­teau blanc » qu’elle por­tait lors de son rendez-​vous à la pré­fec­ture. © L.W.

Nicole, la Jurassienne, a pour sa part « failli arrê­ter », éprou­vée par le mara­thon des papiers et le spec­tacle de souf­france de ses oisillons. Comme Maxa, 20 ans, exi­lé depuis ses 13 ans. « Il a été en Libye. » Dans le milieu, on sait qu’il est qua­si impos­sible d’y pas­ser sans subir de viol. « Il a du mal à res­ter calme. » Sara, l’association, lui a trou­vé une nou­velle for­ma­tion en métal­lur­gie, qu’il com­mence le len­de­main. Pour lui, Nicole veut « se défon­cer. Ça nour­rit ma vie ». 

Voir un cadavre

Les filles de Calais doivent se pro­té­ger dif­fé­rem­ment. Lors des maraudes de nuit, lorsqu’elles sont seules à répondre au télé­phone SOS et à venir en aide à une foule d’hommes dans le noir. Ou face à l’horreur. Sophie, la rou­quine d’Utopia 56, se sou­vient d’un coup de fil : « Deux gars coin­cés dans un camion fri­go­ri­fique. » Ils visaient l’Angleterre mais se sont retrou­vés sur un par­king aux Pays-​Bas. Elle a dû « prendre cinq minutes » pour se remettre de l’appel. « On n’est pas cen­sées gérer ça à 24 ans ! » La grande Emma, elle, a vu son pre­mier cadavre. Il ten­tait de fran­chir la fron­tière sous un camion. Ses copains ont appe­lé les béné­voles lorsqu’ils l’ont retrouvé.

Au squat de Vitry, les délé­guées doivent sur­tout pré­ser­ver leurs places. « Au début, les hommes ne nous lais­saient pas venir dans les réunions », témoigne Aster, 29 ans, délé­guée de la com­mu­nau­té éry­thréenne. Il a fal­lu batailler. Il a aus­si fal­lu défendre les chambres des mères et de leurs enfants lorsque de nou­veaux arri­vants ont ten­té de les délo­ger. « On montre que nous sommes fortes. » Quand ils·elles ne paient pas de leur per­sonne, certain·es béné­voles paient car­ré­ment cash. Cela arrive à Nicole. Mais ce n’est rien si l’on pense au prix de l’exil, nuance-​t-​elle. « L’inflation touche aus­si les pas­seurs. J’ai appris que le tarif a aug­men­té de 10 000 euros à 13 000 euros pour venir d’Afghanistan. Il paraît que c’est 3 000 euros pour pas­ser sous un camion en Albanie. » 

Du tra­vail gra­tuit et coûteux

La fac­ture pèse tout de même lourd pour les jeunes. Sophie a dû avan­cer 200 euros de pneus lorsque la « go fast » d’Utopia 56 deve­nait « une menace » sur la route. Quant à Max, l’un des quelques mecs de l’ONG, il allait oublier de deman­der un rem­bour­se­ment des 50 euros de bon­bonnes d’eau payées de sa poche. Alice, l’une de leurs consœurs, diplô­mée en droit huma­ni­taire, parle de « tra­vail gra­tuit ». On pour­rait presque dire « payant ». « La der­nière fois, on a pas­sé la nuit à deux à rem­plir des cha­riots et à cher­cher des chaus­sures taille 46 dans les stocks, à la suite d’un nau­frage. Je me suis deman­dé pour­quoi il n’y avait que nous pour aider ces mecs mouillés. La réponse de la socié­té à la migra­tion, c’est deux meufs de moins de 30 ans qui font ça gra­tui­te­ment. » 

L’idée fait aus­si cra­quer Marylin, notre ensei­gnante arboi­sienne. Elle a d’abord papo­té du sujet sans grande théo­rie. S’est éclip­sée. Puis, dix minutes plus tard, est reve­nue en furie. Elle dit avoir « trou­vé » pour­quoi les femmes sont qua­si seules sur le front. « Peut-​être parce que les hommes n’osent pas. Ou qu’ils n’ont pas de couilles ! » Eux pensent au chan­ge­ment « par la loi, dit-​elle. Nous, on rame derrière ».

Alors il faut décom­pres­ser. Il y a les thés de Brigitte, les cafés de Nicole, qui fait la tour­née de ses protégé·es à Arbois dès que pos­sible. Ou les soi­rées calai­siennes. Chez Utopia 56, une ten­ta­tive de fête s’achève sur les coups de minuit avec une mar­mite de pâtes. Trop de fatigue. Ça se passe au « châ­teau », l’une des mai­sons où vivent en coloc les béné­voles. Le sur­nom vient des condi­tions de vie répu­tées par­ti­cu­liè­re­ment bonnes. On y dort à 5–6 par chambre, sur des lits super­po­sés ou des mate­las au sol, pour 150 euros par mois. Cela « inquiète » Sido. « Ici, ils se brûlent les ailes. Ça a besoin de pico­ler pour se détendre. Ils fument plus, dorment moins. C’est une spi­rale. Mais ils m’épatent. » Elle n’envisage pas de déser­ter son rôle de gar­dienne du phare. « Les béné­voles m’empêchent d’être une vieille conne. »

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Sophie, d’Utopia 56, invi­tée à prendre le thé par un homme qui rêve d’Angletere.

* HRO est un pro­jet fon­dé en 2017 par L’Auberge des migrants, ONG créée, elle, en 2008, à Calais.

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