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© Lokz Phoenix pour Causette

Série d’été « familles » 7/​8 : l’incroyable his­toire des enfants Finaly cachés pen­dant la guerre

La famille. Celle qu’on subit, celle qu’on ché­rit, celle qui se brise ou celle qu’on rafis­tole. Tout au long de l’été, chaque ven­dre­di, Causette plonge au cœur de vos récits de lignées et d’hérédités. Dans ce sep­tième épi­sode, on vous raconte une affaire aujourd’hui oubliée qui a pour­tant divi­sé l’opinion publique inter­na­tio­nale et les ins­ti­tu­tions juives et catho­liques au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. Au cœur de ce drame fami­lial, deux petits gar­çons juifs, Robert et Gérald Finaly, cachés pen­dant la guerre chez une dévote catho­lique fran­çaise qui a refu­sé de les rendre à leur famille à la Libération. Amour mater­nel, enlè­ve­ment, inté­rêt finan­cier et conver­sion au catho­li­cisme se mêlent dans cette épo­pée rocam­bo­lesque qui dura dix ans. 

Le 28 juin 1953, les Français·es apprennent dans la presse le dénoue­ment d’une affaire fami­liale rocam­bo­lesque qui divise autant qu’elle pas­sionne depuis la fin de la guerre : après avoir fran­chi la fron­tière espa­gnole, Robert Finaly, 12 ans, et son frère Gérald, 11 ans, rentrent en France où ils retrouvent leur tante. Anticléricaux contre clé­ri­caux, anti­sio­nistes contre sio­nistes, droite contre gauche, Consistoire contre Vatican, l’affaire des enfants Finaly divi­sa pen­dant dix ans l’opinion publique inter­na­tio­nale au point d’être com­pa­rée à l’affaire Dreyfus. Mais celle des Finaly est avant tout une tra­gé­die fami­liale par­mi plu­sieurs mil­lions d’autres qu’a engen­drée la Shoah.

Robert et Gérald Finaly sont nés à la Tronche, près de Grenoble, dans l’Isère. Leurs parents, Fritz et Annie, s’y sont ins­tal­lés en 1939 après avoir fui la per­sé­cu­tion des juifs en Autriche, dont ils sont ori­gi­naires. Lorsqu’ils viennent au monde en 1941 et 1942, la vie pour­suit son cours en zone libre. Fritz – autre­fois méde­cin renom­mé à Vienne – conti­nue d’ailleurs de soi­gner quelques patient·es fidèles sous le man­teau. Malgré la peur et l’insécurité, le couple a confiance en l’avenir. Robert et Gérald sont ain­si cir­con­cis et reçoivent deux pré­noms hébraïques. Un choix mûre­ment réflé­chi de la part des parents Finaly qui témoigne d’une volon­té de les éle­ver dans le judaïsme. 

Cacher les enfants 

Mais très vite, l’étau de l’occupation se res­serre autour de la famille. Sentant que la situa­tion peut bas­cu­ler dans l’inconnu à tout moment, les Finaly se résolvent à confier leurs enfants à la pou­pon­nière Saint-​Vincent de Paul, à quelques kilo­mètres de la Tronche, en février 1944. Un ultime geste qui sau­va cer­tai­ne­ment la vie de Robert et Gérald, puisque Fritz et Annie sont arrêté·es par la Gestapo quelques jours plus tard. Déporté·es à Auschwitz en mars par le Convoi n° 69, il et elle ne revien­dront pas. 

Restent donc les deux gar­çons, qui n’ont que 2 et 3 ans. D’abord cachés chez les reli­gieuses de Notre-​Dame de Sion, une congré­ga­tion catho­lique fon­dée à la fin du XVIIIe siècle dans le but de conver­tir sans relâche les juifs au chris­tia­nisme, les frères – trop jeunes pour l’institution – échouent à la crèche muni­ci­pale de Grenoble. C’est là qu’ils font la connais­sance d’Antoinette Brun, la direc­trice de l’établissement. Une ren­contre qui va ache­ver de trans­for­mer le cours de leur vie. 

« Finaly est le nom d’un des ban­quiers les plus riches de Vienne, Antoinette Brun a for­cé­ment dû faire le rap­pro­che­ment et voir une occa­sion de gagner de l’argent », 

Catherine Poujol, his­to­rienne spé­cia­li­sée dans les rela­tions judéo-​chrétiennes à l’Université de Bruxelles

Grande dévote, celle qui oblige les gar­çons à l’appeler « Maman Brun » est aus­si une farouche anti­na­zie. Elle cache déjà neuf enfants – dont des juifs – chez elle et voit dans les enfants Finaly l’occasion de sau­ver une fois de plus des bam­bins des griffes du nazisme. Mais en plus de cette noble inten­tion, la pieuse femme a éga­le­ment un autre plan en tête : conver­tir les gar­çons au chris­tia­nisme et ain­si sau­ver leurs âmes. « Il y avait aus­si l’appât du gain. Finaly est le nom d’un des ban­quiers les plus riches de Vienne, Antoinette Brun a for­cé­ment dû faire le rap­pro­che­ment et voir une occa­sion de gagner de l’argent, affirme Catherine Poujol, his­to­rienne spé­cia­li­sée dans les rela­tions judéo-​chrétiennes à l’Université de Bruxelles. Elle rece­vait d’ailleurs de l’argent des reli­gieuses pour cacher les enfants. J’ai ren­con­tré plu­sieurs enfants adop­tés par Antoinette qui se sou­viennent chez elle de grandes malles conte­nant des man­teaux de four­rure et des diamants. »

« Elle n’avait aucune fibre mater­nelle, les enfants étaient constam­ment livrés à eux-mêmes »

Yaël Hassan, autrice de “Quand les enfants Finaly devinrent une affaire d’État

Dans un châ­teau à quelques kilo­mètres de Grenoble, les petits Finaly sur­vivent aux der­niers mois de la guerre. Pour autant, ils ne vivent pas une enfance heu­reuse. À la sépa­ra­tion bru­tale avec leurs parents et à l’insécurité de leur cachette s’ajoute en effet le manque d’amour de « Maman Brun ». « Elle n’avait aucune fibre mater­nelle, les enfants étaient constam­ment livrés à eux-​mêmes, explique Yaël Hassan, autrice de Quand les enfants Finaly devinrent une affaire d’État, publié en 2015 aux édi­tions Scrinéo. Ils étaient confiés aux bons soins de leur nour­rice, Marie, seule per­sonne qui s’est véri­ta­ble­ment occu­pée d’eux. » Si Antoinette se sou­cie peu de la vie quo­ti­dienne des jeunes enfants, elle n’oublie pas pour autant de les éle­ver dans la reli­gion catho­lique, dont ils sont évi­dem­ment obli­gés de res­pec­ter les traditions. 

Antoinette refuse de rendre les petits 

Une fois n’est pas cou­tume, le véri­table enfer pour les frères Finaly com­mence au len­de­main de la guerre. Dès la Libération, les trois sœurs du doc­teur Finaly, sur­vi­vantes écla­tées aux quatre coins du monde, s’inquiètent de ce qui est adve­nu de Robert et Gérald. Margarete Fischel, qui vit en Nouvelle-​Zélande, écrit ain­si au maire de La Tronche en février 1945 pour deman­der des nou­velles de ses neveux. En appre­nant leur sort et la dépor­ta­tion de leurs parents, elle entre­prend de les faire rapa­trier auprès d’elle et obtient de ce fait un per­mis d’immigration le 15 mai 1945. Elle en informe immé­dia­te­ment Antoinette Brun. La réponse de cette der­nière est sans appel : « Ce sont des liens d’affection qu’on n’a pas le droit de bri­ser comme cela […], ce sont quand même un peu mes petits ». Selon elle, il serait pré­ma­tu­ré de faire par­tir Robert et Gérald. 

Véritable amour mater­nel ou ambi­tions per­son­nelles et désir de conver­tir les enfants ? L’ambiguïté de l’affaire Finaly réside dans ces lignes. Comme une chatte qui pro­tège ses petits, Antoinette tente d’éloigner la famille Finaly. Alors que les tantes des enfants mul­ti­plient les démarches auprès du minis­tère des Affaires étran­gères, du maire de La Tronche et de la Croix-​Rouge, elle par­vient à se faire nom­mer tutrice à titre pro­vi­soire au début de l’année 1948 « dans l’intérêt des enfants ». En tant que repré­sen­tante légale, elle peut ain­si les faire bap­ti­ser la même année à l’église de Vif (Isère). Pratique cou­rante pour sau­ver les enfants juifs de la dépor­ta­tion deve­nue dis­cu­table, une fois la guerre terminée. 

Le scan­dale éclate 

Antoinette pen­sait peut-​être que les tantes des enfants fini­raient par perdre espoir et se las­ser, mais Margarete porte plainte le 7 juillet 1949, bien déci­dée à rame­ner ses neveux auprès d’elle. Une longue pro­cé­dure abou­tit trois ans plus tard à une déci­sion juri­dique : Maman Brun doit rendre les enfants sans attendre. Mais lorsque Moïse Keller, un ami de la famille se rend au domi­cile de cette der­nière pour les récu­pé­rer, les deux frères ont dis­pa­ru. Restée qua­si­ment confi­den­tielle jusqu’ici, l’affaire éclate et bien­tôt toute la France est au cou­rant que deux petits enfants juifs bap­ti­sés après la guerre ont été enle­vés par des catho­liques refu­sant de les rendre à leur famille juive. L’affaire Finaly pas­sionne les débats et divise la socié­té. Partout, des mani­fes­ta­tions anti­clé­ri­cales sont orga­ni­sées. « J’ai ren­con­tré des gens qui ont mani­fes­té en Algérie, en Tunisie ou encore en Belgique pour la libé­ra­tion des enfants », indique Catherine Poujol. La famille reçoit le sou­tien du Consistoire cen­tral, de la presse de gauche, laïque et répu­bli­caine ain­si que de l’opinion inter­na­tio­nale tan­dis que, de son côté, Antoinette reçoit le sou­tien de la droite conser­va­trice et du pape Pie XII.

L’errance 

Entre 1949 et 1953, les enfants sont constam­ment bal­lot­tés d’un endroit à l’autre sous dif­fé­rentes iden­ti­tés pour ne pas éveiller les soup­çons. Les sœurs de Notre-​Dame de Sion cachent ain­si Robert et Gérald dans dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions catho­liques fran­çaises et euro­péennes. Grenoble, Milan, Lugano, Colmar, Le Mans, Marseille, jusqu’au Pays basque espa­gnol. « Aujourd’hui, ils évoquent très peu ces années d’errance, sou­ligne Catherine Poujol, qui les a ren­con­trés à plu­sieurs reprises. Robert m’a cepen­dant racon­té une anec­dote de leur périple dif­fi­cile dans les Pyrénées. Ils ont mar­ché pen­dant des heures dans la neige jusqu’au refuge où les pas­seurs leur ont don­né de l’anisette. Le petit Gérald, ivre, a dû faire le reste du che­min sur les épaules du pas­seur. C’était un sou­ve­nir heu­reux dans ce pro­fond iso­le­ment. » 

Âgés d’une dizaine d’années, les enfants ne com­prennent sûre­ment pas la tra­gé­die diplo­ma­tique qui se jouait alors autour d’eux. « D’autant qu’ils sont éle­vés dans la pro­pa­gande anti­sio­niste, ajoute Catherine Poujol. On leur répète que les juifs vou­laient les enle­ver pour les emme­ner cas­ser des cailloux sur les bords des routes en Israël, ils étaient ter­ro­ri­sés et n’avaient évi­dem­ment pas envie d’y aller. » 

L’accord secret 

Le rapt prend une réelle tour­nure reli­gieuse et diplo­ma­tique lorsque les grands rab­bins de France s’adressent au minis­tère de l’Intérieur. Ils craignent en effet de devoir entrer en conflit avec l’Église si les enfants ne reviennent pas. Si le gou­ver­ne­ment fran­çais ne bouge pas le petit doigt, il est favo­rable – car anti­clé­ri­cal – au retour des enfants. Au terme d’une intense épo­pée et d’un infer­nal bal­let diplo­ma­tique entre les auto­ri­tés clé­ri­cales et le grand rab­bi­nat, un accord secret est fina­le­ment trou­vé : res­ti­tu­tion des enfants par l’Église en échange du retrait des plaintes de la famille Finaly contre les res­pon­sables du rapt. Les enfants sont rame­nés dans le secret en France le 25 juin 1953. Robert et Gérald âgés de 11 et 12 ans s’envolent pour Israël un mois plus tard, où vit désor­mais la majo­ri­té de leur famille. 

Si l’accueil est triom­phal, le choc est phé­no­mé­nal pour les deux frères qui ont vécu cachés presque toute leur vie. « C’était l’inconnu total pour eux, sou­ligne Yaël Hassan. Après tant d’années d’errance, ils débarquent dans un pays et dans une famille qu’ils ne connaissent pas, ça devait être très per­tur­bant. » Parce que la conver­sion à une autre reli­gion n’existe pas dans le judaïsme, les deux frères sont res­tés juifs, et ce, mal­gré leur bap­tême. Chez leur tante, ils s’assimilent rapi­de­ment. Ils apprennent l’hébreu et quelques mois plus tard font leur bar-​mitzvah, qui marque défi­ni­ti­ve­ment la rup­ture avec le catholicisme. 

« Ils ne res­sentent pas de colère car ils partent du prin­cipe qu’elle leur a sau­vé la vie »

Yaël Hassan, autrice de Quand les enfants Finaly devinrent une affaire d'État. 

Si une ambi­guï­té évi­dente demeure sur les véri­tables inten­tions d’Antoinette Brun, Robert et Gérald n’ont jamais réus­si à lui en vou­loir. « Ils ne res­sentent pas de colère, car ils partent du prin­cipe qu’elle leur a sau­vé la vie », sou­tient Yaël Hassan, qui a pu ren­con­trer les deux frères en 2013 pour l’écriture de son livre. Antoinette, elle, n’a jamais été inquié­tée par la jus­tice fran­çaise selon les condi­tions fixées par l’accord. Elle a conti­nué à vivre à Grenoble où elle est res­tée direc­trice de la crèche muni­ci­pale jusqu’à sa retraite. « Robert m’a racon­té qu’au moment de prendre l’avion pour Israël, il a don­né les quelques sous qu’il avait dans sa poche à Moïse Keller en disant : “C’est pour maman Brun”, confie Catherine Poujol. Je sais aus­si qu’il est plu­sieurs fois des­cen­du lui rendre visite à Grenoble lorsqu’il étu­diait la méde­cine à Genève. » Antoinette Brun meurt le 25 octobre 1988 à l’âge de 95 ans, après avoir adop­té onze enfants en trente ans.

Loin des souvenirs 

De leur côté, les frères Finaly, aujourd’hui âgés de 79 et 81 ans, ont construit leurs vies loin de l’agitation média­tique et loin de leurs sou­ve­nirs. Robert, qui vit dans le sud d’Israël, est deve­nu méde­cin pédia­trique comme son père, et Gérald, qui s’est ins­tal­lé tout au Nord, s’est enga­gé dans l’armée israé­lienne. Une dis­tance géo­gra­phique après des années de huis clos. S’ils accordent au compte-​gouttes quelques inter­views pour racon­ter leurs his­toires, « tous deux ont tout de suite eu la volon­té de tour­ner la page sur leur enfance volée et gâchée, affirme Yaël Hassan. Ils ne veulent plus entendre par­ler de cette his­toire, leur propre famille n’a d’ailleurs rien su pen­dant très longtemps. »

Si les enfants Finaly ont été pen­dant dix ans au centre d’une affaire aus­si dou­lou­reuse que rocam­bo­lesque, hors de ques­tion pour eux de se consi­dé­rer aujourd’hui comme des vic­times. Pour Robert et Gérald Finaly, l’Église catho­lique, les années d’errance et Maman Brun ne sont rien d’autre aujourd’hui que des loin­tains sou­ve­nirs d’enfance bien enfouis dans leur mémoire. 

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