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Les Ètudiants en grËve ont improvisÈ une crÍche ‡ intÈrieure de la Sorbonne occupÈe, ‡ Paris, le 20 mai 1968, pendant les ÈvÈnements de mai-juin 1968. Children play and paint in a child care centre improvised in the Sorbonne occupied by the striking students, in Paris, 20 May 1968, during the May-June 1968 events in France. Starting as a student revolt, the events culminated in mass workplace occupations and a general strike of 10 million workers. (Photo by UPI / AFP)

Crèches sau­vages de Mai-​68 : la révo­lu­tion des loupiots

En mai 1968, une « crèche sau­vage » s’organise à la Sorbonne, comme dans d’autres uni­ver­si­tés occu­pées, pour accueillir les enfants. Jeux et ate­liers, bras­sage des âges, pré­sence des hommes… En rup­ture avec les tra­di­tions hygié­nistes de la petite enfance, cette gar­de­rie impro­vi­sée annonce une révo­lu­tion des berceaux.

C’est un entre­fi­let dans France-​Soir qui l’a mise sur la piste. En mai 1968, Françoise Lenoble-​Prédine débarque dans un Paris enfié­vré. Des CRS lui indiquent la Sorbonne, et la voi­là qui s’aventure dans la fac occu­pée depuis le début du mois, en quête de ce que le jour­nal annonce comme une crèche créée par les étudiant·es. L’institutrice de mater­nelle, la ving­taine à l’époque, élève seule ses deux enfants. L’initiative l’intrigue. Sur place, la gar­de­rie se résume à un local vide. Nul res­pon­sable, nul bébé. Une jour­na­liste au Monde passe la tête : elle aus­si cherche la crèche…

Françoise Lenoble-​Prédine, qui tra­vaille depuis ses 15 ans, a été « édu­quée dans l’idée que cha­cun doit tou­jours faire ce qu’il peut pour le bien de tous », raconte-​t-​elle. Elle charge la repor­ter d’acheter du lait au cas où des bam­bins arri­ve­raient. Sage pré­cau­tion, car quand l’article du Monde paraît, le 30 mai, la crèche de la Sorbonne tourne bel et bien. « Les locaux sont amé­na­gés ain­si : récep­tion des parents et phar­ma­cie ; cui­sine (on y pré­pare les repas, on y sté­ri­lise les bibe­rons) ; nur­se­rie (on y change et on y couche les bébés) ; dor­toir pour les plus grands ; salle de jeux et enfin bibliothèque-​atelier (des­sin, pein­ture, décou­page, bien­tôt marion­nettes) », décrit le repor­tage1. De tous âges, les enfants des étudiant·es et des riverain·es défilent, comme les béné­voles. « C’était deve­nu un refuge », relate Françoise Lenoble-​Prédine. Propulsée res­pon­sable, elle y vit jour et nuit jusqu’à peu avant l’évacuation, le 16 juin 1968.

Bien-​être de l’enfant

Des ini­tia­tives simi­laires éclosent aus­si aux Beaux-​Arts, à Censier ou à Nanterre, et prennent le nom de « crèches sau­vages ». « Le terme fait réfé­rence à leur appar­te­nance aux mou­ve­ments de gauche de l’époque et leur absence de recon­nais­sance par la pro­tec­tion mater­nelle et infan­tile [PMI], éclaire Elsa Neuville, doc­to­rante qui étu­die leur héri­tage au Laboratoire de recherche his­to­rique Rhône-​Alpes. Elles visent d’abord à com­bler un besoin de modes de garde, les crèches étant insuf­fi­santes à une période de forte hausse du tra­vail des femmes hors du domi­cile. C’était un pro­blème pour les étu­diantes qui n’étaient sou­vent pas prio­ri­taires. » Ces gar­de­ries défendent aus­si une uto­pie : « Organisées autour du bien-​être de l’enfant, elles pensent sa place dans la socié­té. » Nées en 1844, les crèches ont d’abord pour­sui­vi un objec­tif social – per­mettre aux mères ouvrières de tra­vailler – et hygié­niste : nour­rir, peser, vac­ci­ner dans un uni­vers asep­ti­sé. Au XXe siècle, la com­pré­hen­sion des nour­ris­sons fait un bond de géant. Melanie Klein, René Spitz, John Bowlby, Donald Winnicott… Médecins et psy­cha­na­lystes élèvent le bébé au rang de per­sonne, dont les besoins sont aus­si affec­tifs. Mais, dans les années 1960, les enfants des crèches souffrent encore de retards, faute d’être sti­mu­lés. « Les ins­ti­tu­trices les appe­laient les petits “cré­chards” ou “cré­cheux” », se sou­vient Danielle Rapoport, alors psy­cho­logue pour la PMI. En 1968, elle réside près de la Sorbonne et observe les idées des crèches sau­vages se pro­pa­ger aux autres : « Les direc­trices allaient voir ce qu’il s’y fai­sait. Le plus extra­or­di­naire, c’est que la crèche sau­vage était un lieu de vie, pas un dépôt d’enfants. »

Françoise Lenoble-​Prédine porte en elle l’expérience dou­lou­reuse des crèches des mai­sons de mères céli­ba­taires. « On ne pou­vait voir nos enfants qu’équipés comme à l’hôpital. Ils étaient iso­lés par âge, le plus sou­vent cou­chés, avec pour seule ani­ma­tion les mouches au pla­fond, alors que la décou­verte de l’espace est pri­mor­diale dans le déve­lop­pe­ment, détaille-​t-​elle. À la Sorbonne, je met­tais en action ce pour quoi je m’étais bat­tue à titre indi­vi­duel. Je mélan­geais petits et grands pour créer une ému­la­tion, il y avait plein d’ateliers, les hommes étaient pré­sents. Cela se fai­sait naturellement. »

Expériences d’autogestion

Dans Grands Soirs et Petits Matins, docu­men­taire au cœur de « 68 », le réa­li­sa­teur William Klein en cap­ture des images. On y lit le conte de La Vache orange à même le sol, des jouets mar­tèlent le par­quet. Jeux, patouillage, appren­tis­sage de l’autonomie : ces prin­cipes, deve­nus fami­liers, éba­hissent les visi­teurs de l’époque. Parmi eux, Françoise Dolto dira le bien qu’elle pense de l’expérience : « Ce lieu de vie des enfants de tous âges de ce mois fou a été un para­dis pour beau­coup et, pour cer­tains, la meilleure psy­cho­thé­ra­pie d’enfants que j’aie jamais vue. » L’héritage des gar­de­ries sau­vages se lit dans la décen­nie 1970 et son « prin­temps des crèches »2. Les crèches de la PMI évo­luent, d’autres voient le jour. Ainsi, le col­lec­tif parents-​enfants La Ribambelle, créé à Angers à par­tir de 1976, est le pre­mier à sol­li­ci­ter une recon­nais­sance offi­cielle pour ce mode de garde aty­pique. Inspirés par la Sorbonne, entre autres expé­riences d’autogestion, des parents accueillent leurs enfants à tour de rôle, avec l’aide de per­ma­nentes. Les enfants visitent le mar­ché en char­rette, jouent au jar­din, des musi­ciens se pro­duisent à la crèche… « On vou­lait qu’ils soient au plus près de la vie pour leur per­mettre de déve­lop­per leurs pos­si­bi­li­tés et leur créa­ti­vi­té », résume Rita Sauloup, la cofon­da­trice. Convaincre la mai­rie, la CAF et la PMI pren­dra trois ans.

En 1970, Françoise Lenoble-​Prédine crée quant à elle une asso­cia­tion des « centres de la petite enfance », puis intègre des minis­tères où elle pousse ses idées : impor­tance du pas­sage de la crèche à la mater­nelle, rôle des hommes auprès des enfants, ber­ceaux trans­pa­rents jusque dans les hôpi­taux. En 1981, un décret qu’elle a pré­pa­ré offre un cadre juri­dique aux crèches paren­tales. Elles sont aujourd’hui 262 et accueillent 4 500 enfants.

  1. Article de Georgette Gabey dans Le Monde, 30 mai 1968.[]
  2. Le Printemps des crèches. Histoire et ana­lyse d’un mou­ve­ment, de Liane Mozère. Éd. L’Harmattan. Voir aus­si Le Printemps des crèches, docu­men­taire
    de Perrine Kervran, dis­po­nible en réécoute sur le site de France Culture.[]
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