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© Lokz Phoenix pour Causette

Série d’été « familles » 5/​8 : « Pour mes parents immi­grés turcs, je n’étais qu’une fille, ils n’attendaient rien de moi »

La famille. Celle qu'on subit, celle qu'on chérit, celle qui se brise ou celle qu'on rafistole. Tout au long de l'été, chaque vendredi, Causette plonge au cœur de vos récits de lignées et d'hérédités. Dans notre cinquième épisode, la journaliste et écrivaine Claire Koç, née Çigdem en Turquie il y a 37 ans, raconte le combat qu’elle a mené pour se défaire du carcan patriarcal et traditionnel imposé par ses parents, immigrés turcs arrivés en France au milieu des années 80. Un témoignage qu’elle relate également dans un livre Claire, le prénom de la honte, publié en février 2021 chez Albin Michel.

“J’ai vu le jour en 1983 sous le prénom turc de Çigdem, à Mazgirt, au fin fond des montagnes anatoliennes à l’est de la Turquie. Çigdem fut mon prénom pendant vingt-cinq ans car depuis 2008, je m’appelle Claire et je suis « officiellement » française. J’emploie des guillemets car pour moi je suis Française depuis toujours, malgré ce que pense ma famille. 

Persécutés par les Turcs sunnites, mes parents, musulmans alévis1, ont quitté leur petit village de bergers en 1984 pour le pays de Marianne, où ils ont obtenu facilement le statut de réfugiés politiques. J’avais alors un an lorsqu’on posa nos valises à Rennes avant d'atterrir dans la cité Nucléaire de Strasbourg. À l’époque, on s’entassait à cinq, mes parents, mes deux frères et moi dans ce petit appartement de ce quartier social, où vivaient depuis les années 60 des milliers de familles, turques pour la plupart. Si toute leur vie mes parents n'auront de cesse de rêver - en vain - du moment où ils pourraient repartir dans leurs montagnes, la France avait tout de l’Eldorado. D’ailleurs, leur intégration s’est plutôt bien passée dans les premières années. Mon père avait même entamé son ascension sociale, en fondant sa propre entreprise de maçonnerie. Quant à ma mère, elle gagnait sa vie en faisant du ménage à droite à gauche. Une assimilation plutôt douce donc, jusqu’à l’arrivée de la parabole, à la fin des années 80. C’est drôle comme une télévision peut radicalement changer le cours des choses.

Difficile assimilation 

Eux qui jusque-là apprenaient le français avec le petit écran ont cessé du jour au lendemain de visionner les programmes tricolores pour ne regarder que les chaînes turques. Alors qu’on était à des milliers de kilomètres de l’Anatolie, on était plus au courant de ce qu’il se passait en Turquie que dans le pays où l’on vivait. Avec la télévision par satellite, ma famille s’est mise à l’heure turque et mes parents ont définitivement pris leur distance avec le mode de vie à la française. Un basculement dans le communautarisme vécu également par de nombreuses familles d’origine turque dans ma cité strasbourgeoise, où l’islam rigoriste pointa le bout de son nez au début des années 90. 

Terminé alors l'acclimatation au français. Chez nous, une fois le seuil de la porte franchi, la France était tenue de rester sur le palier, bien rangée à côté des souliers. On parlait et on mangeait uniquement turc. Mes parents n’avaient pas plus de relations avec la France à l’extérieur de l’appartement. Aucun ami français, aucune vie sociale. Terminé aussi les supermarchés français, ma mère faisait désormais exclusivement les courses dans des épiceries turques. La seule sortie culturelle qu’on s’accordait, c’était le ciné une fois par an, le jour de la programmation turque. 

Quand j’y pense, je n’ai aucun bon souvenir de mon enfance, hormis dans ma chambre, où je m’étais créé mon propre univers. Je me souviens avoir accroché un poster de Véronique Sanson au-dessus de mon lit. J’étais d’ailleurs persuadée que c’était ma mère. Je me revois demander à la dame blonde du papier glacé de venir me chercher parce que je ne me sentais pas à ma place dans cette famille. J’étais tiraillée entre mon obsession d’être intégrée en son sein et ma soif d’en apprendre davantage sur la culture française. 

Un amour pour la France

Depuis toute môme, j’aime la France et je me sens résolument Française. Contrairement à mes parents et mes frères, c’est à mes yeux mon seul pays. Sans doute car, arrivée à l’âge d’un an, je n’ai des souvenirs que d’ici. Un amour pour mon pays qui s’est heurté aux traditions familiales toujours enclavées à l’est de la Turquie. Lorsque j’évoquais, petite, le désir d’en connaître davantage sur la culture d’ici, mes parents et mes frères me reprochaient immédiatement de faire ma « sale Française ». Ce qu’ils voulaient, c’est que je reste bien sagement à la place qu’on m’avait assignée, que je reste une “étrangère” pour toujours. 

A l’adolescence, malheureusement pour eux, j’ai eu une prise de conscience. J’ai réalisé que personne ne viendrait me sauver du carcan patriarcal dans lequel je pourrissais depuis toujours. Il n’y avait que moi et moi seule qui pouvais me sortir de mon  horizon se résumant pour l’heure à la barre HLM similaire à la nôtre qui s’élevait tristement en face de chez nous. J’ai aussi pris conscience que ça ne se passait pas comme ça chez mes  copines. Je les regardais souvent jouer en bas des tours à travers l'entrebâillement des volets. Je m’interrogeais : « comment font-elles pour finir le ménage aussi vite et ainsi avoir le temps de jouer ? » J’ai compris après, qu’en fait, elles avaient tout le loisir de s’amuser car tout simplement elles ne faisaient pas le ménage, elles. Elles ne vivaient d’ailleurs pas du tout de la même manière que moi. Elles avaient le droit de porter des jupes, de mettre du maquillage, de sortir. 

En somme, tout ce que m'interdisaient mes parents, qui m’ont élevée dans les préceptes conservateurs de leur village natal au sein duquel les femmes n’avaient aucune liberté. Une contradiction lorsque je sais qu'ils ont eux-mêmes fui ce village en raison des persécutions sunnites. Je n’ai jamais compris ce basculement dans l’islam rigoriste mais pour coller à la tradition, la femme se devait d’être invisible. Pas question de sortir avec des copines et encore moins avec des garçons. J’ai grandi avec l’idée qu’une fille bien ne doit avoir aucune relation avant le mariage. Les rares fois où j’ai pu sortir, mon père et mon frère aîné pouvaient m’appeler ou plutôt me harceler jusqu’à quinze fois par jour pour savoir où j’étais, avec qui et quand je rentrais. 

“ Je n’étais qu’une fille, mes parents n’attendaient rien de moi.”

Ils préféraient que je reste sagement à la maison pour faire la vaisselle, les poussières, passer l’aspirateur pendant que mes frères rêvaient, eux, de devenir les prochains Zidane sur le stade de la cité. J’étais également tenue de préparer leurs affaires de foot, en bonne petite ménagère. L’inégalité de traitement entre mes frères et moi était colossale. Parce qu’ils ont eu la chance de naître garçons, ils ont pu faire le tour du monde, partir étudier à l’étranger, sortir, alors que moi j’étais assignée à résidence au sein du foyer. C’était tellement injuste mais après tout, je n’étais qu’une fille, mes parents n’attendaient rien de moi. Contrairement à mon grand frère, je n’avais pas le droit d’aller au collège du centre-ville. Je suis donc allée au collège de la cité pour que mes parents puissent continuer à me surveiller de près. De toute façon, les études pour une fille ce n’était pas très important. J’ai eu à peine le droit de passer mon bac pro et j’ai dû me battre ensuite pour entrer à la fac. 

 Faire ses propres choix

J’ai été très docile pendant longtemps mais lorsque j’ai eu 18 ans, j’ai réalisé que ce n’était plus acceptable. Je me souviens avoir osé porter une jupe un peu moulante qui m’arrivait aux genoux. « T’es habillée comme une pute ! » me lance alors mon père fou de rage. Là, je me suis dit “mais comment un père peut se comporter de cette façon avec son enfant parce que c’est une fille ?” Je voulais seulement m’habiller comme je veux, sortir avec mes amis, vivre ma vie, faire mes propres choix. 

Dans ma famille, la violence était quotidienne. Tout était prétexte à me descendre plus bas que terre : les réprimandes physiques, les insultes, les humiliations. Lorsqu’on te répète tous les jours « tu es nulle », « tu es la meilleure après les autres » ou encore « une fille bien ne fait pas ça », tu perds totalement confiance en toi, si bien que pendant très longtemps je n’osais même pas prendre la parole en public. Un comble pour une journaliste télé. 

Un mariage forcé 

J’ai rencontré mon premier petit copain à la fac en 2000. C’était un français, d’origine turque. Immédiatement, j’ai pensé bêtement que cela ferait plaisir à mes parents. Au bout d’un mois de relation, je me suis confiée à mon grand frère en lui faisant promettre de garder le secret. Promesse rapidement envolée, le soir même mes parents étaient au courant de notre histoire. La réaction de mon père ne s’est pas fait attendre : nous devions absolument nous marier. Je ne sais pas comment j’ai réussi à le faire patienter quatre ans, le temps de terminer ma licence de langue mais ce fut quatre années de reproches, d’insultes et de nouvelles humiliations. J’étais la honte de ma famille.

Chez mes parents, où je vivais encore à ce moment-là, on m'appelait « Mme l’universitaire », « Mme je sais tout » parce que j’osais poursuivre mes études au lieu de faire des enfants. On finit par se marier finalement le 26 mai 2004 dans la tradition turque et je pars m’installer chez lui. Aujourd’hui, je réalise que c’était un mariage forcé même si à l’époque, je pensais naïvement que mon époux était ouvert d’esprit. Très vite, je réalise que je viens de passer de l’autorité de mon père et de mes frères à celle de mon mari. D’ailleurs, je me souviens très bien que le soir du mariage, mon père m’embrasse sur le front et se tourne ensuite vers mon époux en prononçant ces mots lourds de sens : « maintenant, c’est ton honneur ».

“Mon mari me demande de lui dire précisément où je suis afin de m’appeler de la cabine téléphonique la plus proche pour pouvoir vérifier.”

Rapidement, mon mari me demande d’arrêter les études pour avoir des enfants et que je reste à la maison. Je me sens de nouveau piégée et enfermée dans un carcan traditionnel, autoritaire et patriarcal. Comme lorsque j’étais jeune fille avec mon père, mon mari m’appelle jusqu’à cinquante fois par jour quand je sors. Il me demande de lui dire précisément où je suis afin de m’appeler de la cabine téléphonique la plus proche pour pouvoir vérifier. Au bout d’un an et demi de mariage, je prends la décision de me séparer. Je crois que je savais au fond de moi qu’il était encore possible de me libérer de mes chaînes. 

Il ne l’accepte pas mais me ramène quand même chez mes parents tout en m’insultant copieusement de “pute” et autres “salope” . Malgré sa colère, mon père m’accueille mais très vite, les rumeurs se propagent dans la cité. La honte et le regard des autres les poussent à me demander de m’installer ailleurs. Il ne fallait pas me le dire deux fois. Je prends un appartement dans le centre-ville de Strasbourg que je paye avec mon alternance au journal local et un crédit étudiant. Même si mes parents maintiennent le lien en continuant de passer à l’improviste, je peux enfin me fondre dans la masse et être la jeune française que j’ai toujours voulu être. Je pars ensuite m’installer à Paris où je prends pour de bon mon indépendance financière et familiale. 

Le début de ma liberté 

À 25 ans, même si j’ai passé les vingt-quatre premières années de ma vie en France et que par conséquent je suis autant Française que la voisine d’en face née dans le 15ème, il me manque une dernière chose : des papiers officiels. J’avais besoin que mon identité française soit écrite noir sur blanc. J’avais aussi l’envie de participer à la vie citoyenne du pays qui m’a offert la possibilité d’être une femme libre. Je lance alors ma demande de naturalisation en 2006. La procédure dure deux ans durant lesquels je n’en parle à personne, car pour moi, c’est totalement anodin. L’administration française me demande quand même si je désire choisir un prénom français. Je saute alors sur l’occasion. Il faut dire que j’en ai marre de devoir répéter et épeler Çigdem. Je souhaite un prénom simple, facile à prononcer et pour lequel je n’aurais ni à me justifier ni à subir de jugement. J’opte naturellement pour « Claire » que je trouve très élégant. 

Çigdem devient officiellement Claire le 6 juin 2008 à 10h30. Avec l’accession à la nationalité française, je me suis sentie réparée. La naturalisation était pour moi la fin d’une véritable quête identitaire, j’étais enfin celle que j’étais au fond de moi. J’ai couru le soir même chez mes parents pour leur annoncer la bonne nouvelle. S’ils s’en fichaient, au fond, que mes papiers soient turcs ou français, étant eux-mêmes naturalisés, ils ont été extrêmement choqués de mon changement de prénom. Leur réaction a été d’une violence inouïe. « Claire ?! t’es sérieuse ? La honte ! Qu’est-ce que c’est que ce prénom de merde ! » me lança mon frère furieux. Ils n’ont jamais accepté mon prénom et faisaient exprès de mal le prononcer en m’appelant « Kilaire », qu’on peut traduire par « sale » en turc. 

“À leurs yeux, tout en moi puait la France.”

Après cela, on a continué à se parler mais c’était toujours conflictuel entre nous. J’étais toujours « la Française d’apparence et de papier », la « sale Française » qui renie ses origines. À leurs yeux, tout en moi puait la France. La rupture est définitivement consommée en 2016 lorsque je rencontre mon conjoint actuel au sein de ma boîte. Un Français, sans origine, plus âgé que moi et chrétien qui plus est. En somme, toutes les conditions requises pour déplaire à mes parents. Quelques semaines avant notre mariage, je décide quand même de me rendre chez eux avec mon futur époux pour forcer les présentations, en espérant qu'ils acceptent enfin mon bonheur. Je me souviendrai toute ma vie de cet instant. Mon père a surgi de son canapé en furie, il était agressif, violent pour finir par me claquer la porte au nez. C’est la dernière fois que je l’ai vu. 

Alors que toute la famille de mon mari était présente le jour de notre mariage, de mon côté, il n’y avait donc personne. C’était très dur. Je me suis rendu compte qu’ils n’avaient finalement été présents que pour les mauvais moments, jamais pour les événements heureux. Lorsque mon fils est né en 2018, personne ne s'est déplacé pour le rencontrer. Pas un mot, pas un appel. J’envoyais des photos en cachette à ma mère qui restaient lettres mortes. J’ai quand même passé des vacances avec l’un de mes frères l’été dernier, ce fut un désastre. Tout ce que je faisais, c'était mal. Tout était de nouveau prétexte à m’insulter et m'humilier. 

“J’avais écrit mon livre dans l’espoir qu’il comprenne qu’il n’y a rien de grave à vouloir s’assimiler à un pays qui n’est pas celui de ses origines”

Mon père est mort du Covid en 2021, quinze jours avant la sortie de mon livre. Le choc fut d’autant plus violent que j’ai appris son décès par le texto d’une tante en Turquie. N’ayant aucune information, j'ai dû appeler moi-même l’hôpital pour apprendre qu’il est enterré dans ses montagnes anatoliennes. J’avais écrit mon livre dans l’espoir qu’il comprenne qu’il n’y a rien de grave à vouloir s’assimiler à un pays qui n’est pas celui de ses origines. Et que c’est dommage de renier son enfant parce qu’il a choisi de suivre un chemin qui n’est pas le vôtre. J’avais aussi l’espoir et le désir de pouvoir le prendre dans mes bras, qu’il rencontre son petit-fils et que nos relations s’apaisent enfin, mais je n’aurai jamais cette chance.

Après son décès, j’ai cru que, libérée de l’autorité de son mari, ma mère reviendrait vers moi. Naïve j’étais car elle n’a jamais répondu à mes nombreux coups de téléphone et sms. Je sais qu’elle et mes frères sont au courant pour mon livre mais je ne sais pas s’ils l’ont lu. Aujourd’hui, je ne ressens plus de colère pour les années de souffrance que j’ai vécues. Je me suis libérée du joug patriarcal sous lequel j’ai grandi. Je suis désormais une femme libre, forte et indépendante. J’ai construit ma propre famille, je suis apaisée et je n’attends plus rien d’eux hormis qu’ils trouvent à leur tour la paix. 

Malgré ce que je peux parfois entendre à mon sujet, je ne ressens aucun problème avec mes origines, je ne les renie absolument pas, elles font partie de moi. Je peux par exemple passer des après-midis entiers à cuisiner des plats turcs et je compte bien transmettre cette culture à mon fils. Seulement, à la différence de mes parents et de mes frères,  je fais une distinction entre mes origines et mon identité française, qui s’est construite tout au long de ma vie. ”  

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  1. L’alévisme est une minorité musulmane turque au mode de vie libéral dans un pays majoritairement sunnite[]
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