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Sylvia Beach © Capture d'écran Youtube

1922, la série d'été : Sylvia Beach, la remar­quable édi­trice der­rière la pre­mière publi­ca­tion du chef‑d'oeuvre « Ulysse » de James Joyce

Série d'été : Il y a un siècle, les femmes 2/​4

Le 2 février der­nier, Ulysse, le roman légen­daire de l'irlandais James Joyce, fêtait ses cent ans de publi­ca­tion. Pourtant, rares sont celles et ceux qui connaissent l’aventure édi­to­riale qu’a tra­ver­sé ce monu­ment de la lit­té­ra­ture, menée par un couple de deux femmes à qui Joyce doit tant : l'éditrice amé­ri­caine Sylvia Beach et la tra­duc­trice en fran­çais Adrienne Monnier. 

Elle fut la toute pre­mière à oser publier la ver­sion inté­grale ori­gi­nale d’un livre pour­tant pros­crit en Angleterre et aux Etats-​Unis pour « obs­cé­ni­té ». Un bijou de la lit­té­ra­ture du XXe siècle : Ulysse, par le célé­bris­sime auteur irlan­dais James Joyce. Mais qui pour­rait citer son nom, alors que cette intré­pide édi­trice, qui a pro­fon­dé­ment mar­qué l’intelligentsia pari­sienne de son temps, semble être tom­bée dans l’oubli ? Sylvia Beach, tout aus­si auda­cieuse que le fameux livre qu’elle publie le 2 février 1922, n’est pour­tant pas de celles que les connaisseur·euses de l’Histoire lit­té­raire ont effacées. 

Née à Baltimore, aux Etats-​Unis en 1887, Nancy Woodbridge Beach entre­tient sa pas­sion pour les mots dès le plus jeune âge. Fervente lec­trice, la jeune femme adopte le nom de Sylvia Beach en 1911, alors qu'elle est l’assistante d’un pro­fes­seur d’anglais à l’université de Princeton. Après plu­sieurs voyages en Europe, elle pose défi­ni­ti­ve­ment ses valises à Paris en 1916, où elle s’affranchit de l’austérité et du puri­ta­nisme amé­ri­cain pour vivre sa vie comme elle l’entend. La jeune femme fume, découvre Paris seule, étu­die la lit­té­ra­ture fran­çaise, et ren­contre Adrienne Monnier, fon­da­trice de la librai­rie La Maison des Amis des Livres, au 7 rue de l’Odéon. Là-​bas, Sylvia se lie immé­dia­te­ment d’amitié avec Adrienne, avant que les deux jeunes femmes déve­loppent une fas­ci­na­tion réci­proque l’une pour l’autre au point de tom­ber amou­reuses. Elles s'installent ensemble dans l’appartement d’Adrienne, rue d’Odéon.

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Plaque com­mé­mo­ra­tive en hom­mage à Sylvia Beach, devant sa fameuse librai­rie au 12 rue de l'Odéon © Flickr

Sylvia intègre pro­gres­si­ve­ment les cercles intel­lec­tuels très pri­sés des auteur·rices parisien·nes, puis en 1919, l’Américaine inau­gure sa propre librai­rie, Shakespeare and Company, qui démé­na­ge­ra en 1921 au 12 rue de l’Odéon, juste en face de la bou­tique de son amante. Rapidement, elles deviennent à elles deux le cœur bat­tant de « l’Odéonie », ce mou­ve­ment de lettres éta­bli dans le Quartier Latin sous la hou­lette de Sylvia, qui influen­ce­ra la vie lit­té­raire des années folles. Et c’est aus­si ensemble que le couple s'embarque, au début des années 1920, dans une épo­pée édi­to­riale périlleuse : celle de la publi­ca­tion puis de la tra­duc­tion du chef‑d'œuvre de James Joyce, Ulysse. Toutes deux sont conquises par l'histoire du petit employé juif, Léopold Bloom, qui erre le temps d'une jour­née à Dublin. Divisé en dix-​huit épi­sodes qui font écho, de façon paro­dique, aux exploits d'Ulysse dans l'Odyssée d'Homère, le livre dépeint la bana­li­té du quo­ti­dien pour pro­po­ser une réflexion sur des sujets plus pro­fonds comme l'art ou la mort, et émet sur­tout une cri­tique du monde moderne. 

Lire aus­si : 1922, la série d'été : "La Garçonne", le sul­fu­reux roman fémi­niste dont les fémi­nistes se seraient bien passées

L’immense tâche de publier et de tra­duire Ulysse

Sylvia Beach fait la ren­contre de l’auteur irlan­dais en 1920, lors d’une soi­rée entre ami·es artistes. A l’époque, la jeune libraire déve­loppe pro­gres­si­ve­ment son réseau, et s’appuie d’abord sur les conseils et les savoirs-​faire de sa com­pagne Adrienne. Joyce, quant à lui, s'est déjà fait une répu­ta­tion après la publi­ca­tion en 1914 du son recueil de nou­velles, Les Gens de Dublin, dans lequel il dresse le por­trait de sa ville natale. « J’avais peur de voir ce si grand homme », avoue Sylvia lors d’une inter­view publiée par l’INA en 1963. « Il par­lait d’une façon très cour­toise et sen­sible, pas du tout fière. Il n’était pas du tout dif­fi­cile à appro­cher. J’ai vu après, quand je l’ai mieux connu, que c’était l’écrivain le plus facile, excep­té Paul Valéry, peut-​être », se remémore-​t-​elle avec un sou­rire. Joyce s’amuse du nom de sa librai­rie, Shakespeare and Company, et décide de lui rendre visite le len­de­main. « Il m’a racon­té com­ment ses édi­trices amé­ri­caines avaient été arrê­tées par la police de New York et traî­nées devant le tri­bu­nal pour avoir publié Ulysse », rap­porte Sylvia Beach dans l’émission « Pour un club de tra­duc­teurs » de 1948.

En effet, ce clas­sique de la lit­té­ra­ture mon­diale a d’abord été édi­té sous forme de feuille­tons de 1918 à 1921 aux Etats-​Unis, par deux femmes prêtes à prendre le risque d’une telle publi­ca­tion : Margaret Anderson et Jane Heap. Frappé par la cen­sure, ce roman d’une grande moder­ni­té est vite consi­dé­ré comme obs­cène, à cause d’un épi­sode durant lequel le per­son­nage prin­ci­pal se mas­turbe en contem­plant le corps d’une autre pro­ta­go­niste à la plage, et est inter­dit de publi­ca­tion en 1921. Il ne sera d’ailleurs offi­ciel­le­ment publié aux Etats-​Unis qu’en 1934 par Random House, et qu’en 1936 en Grande-Bretagne. 

« J’ai déci­dé de faire impri­mer mille exem­plaires. Joyce ne m’encourageait pas beau­coup car il me disait "jamais vous ne ven­drez un exem­plaire d’Ulysse, ce livre est si ennuyeux !” »

Sylvia Beach en 1948 dans l'émission « Pour un club de traducteurs »

Mais alors, quel serait « le seul pays où l’on pou­vait expri­mer les choses de l’esprit avec liber­té » ? Nul doute pour Sylvia, il s’agit de la France. Face à une telle mer­veille de la lit­té­ra­ture, l’Américaine ne peut croire que l’ouvrage ne sera publié nulle part. La libraire, trait d’union entre Paris et le monde anglo-​saxon, pro­pose alors à Joyce de l’éditer elle-​même, avec les moyens du bord. « Je n’avais pas un sou et pas d’expérience. Heureusement, Adrienne Monnier était là et m’a conseillée. J’ai déci­dé de faire impri­mer mille exem­plaires. Joyce ne m’encourageait pas beau­coup car il me disait "jamais vous ne ven­drez un exem­plaire d’Ulysse, ce livre est si ennuyeux !” » Mais elle, elle y croit. Le 2 février 1922, à l’occasion du qua­ran­tième anni­ver­saire de James Joyce, Sylvia Beach fait paraître son roman pour la pre­mière fois, dans sa librai­rie. Elle assume tous les dan­gers finan­ciers liés à la publi­ca­tion d'une œuvre aus­si sul­fu­reuse et fait même par­ve­nir cer­tains exem­plaires aux Etats-​Unis via la contre­bande. « Je deman­dais des conseils à Ernest Hemingway. Il m’a dit d'écrire à quelqu’un à Chicago, qui ferait entrer les exem­plaires par le Canada, et c’est ce qui est arri­vé », confie-​t-​elle avec malice

De son côté, Adrienne Monnier s’acharne à faire paraître Ulysse en fran­çais. Elle fait une pre­mière ten­ta­tive de tra­duc­tion en 1921, avec l’aide de l’écrivain Valéry Larbaud. Mais le style est si com­plexe et les pas­sages si dif­fi­ci­le­ment tra­dui­sibles que l’entreprise semble presque insur­mon­table. A par­tir de 1924, elle s’attèle une nou­velle fois à la tâche et confie la tra­duc­tion au jeune poète Auguste Morel, pour être ensuite relu par les tra­duc­teurs Stuart Gilbert et Valéry Larbaud, puis enfin, James Joyce en personne.

Deux femmes libérées

En ces années folles d'après guerre, Sylvia et Adrienne évo­luent dans un uni­vers artis­tique avant-​gardiste et débri­dé, mais tou­jours impré­gné de la miso­gy­nie et du conser­va­tisme moral qui règne à cette époque dans la socié­té fran­çaise. Il reste peu de traces de leur his­toire d’amour : quelques pho­tos des deux amantes et quelques lettres échan­gées, qui témoignent selon la jour­na­liste Stéphanie Bee d’une pas­sion trans­for­mée en une ten­dresse plus loin­taine au fil des années. Les ves­tiges de leur idylle sont abor­dés pour la pre­mière fois par l’historienne Laure Murat, dans son ouvrage Passage de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie lit­té­raire à Paris dans l’entre-deux-guerres, publié en 2003. Le couple attire les curieux·ses et de jeunes amateur·rices éclairé·es, tant par l’audace dés­in­hi­bée et le carac­tère hors-​norme de leur rela­tion, que par leurs pré­cieux savoirs et leurs expé­riences du milieu lit­té­raire. Shakespeare and Co, deve­nu un salon mul­ti­cul­tu­rel de l’intelligentsia artis­tique, ver­ra se ren­con­trer des écrivain·es du monde entier, à l’instar de F. Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, Paul Valéry, André Gide, et bien sûr, James Joyce. Sylvia sera contrainte de fer­mer défi­ni­ti­ve­ment sa fameuse librai­rie en 1941, mena­cée par l'Occupation alle­mande de lui confis­quer ses livres. 

Une chose est sûre, Sylvia Beach fait par­tie de ces femmes de l’ombre dont le nom com­mence len­te­ment à se faire connaître, tant elle a été une figure incon­tour­nable de la scène lit­té­raire des années folles. Sans elle, Ulysse n’aurait pas vu le jour. Du moins, il n’aurait pas été aus­si lu. Sans sa confiance indé­fec­tible pour Joyce, l’Irlandais n’aurait sans doute pas connu la consé­cra­tion lit­té­raire qui a été la sienne après la publi­ca­tion d’Ulysse. Le roman­cier a d’ailleurs pen­dant long­temps entre­te­nu son propre mythe d’un écri­vain soli­taire et ingé­nieux mais incom­pris des éditeur·rices. Pourtant, der­rière l'ascension et l’image d’un homme tor­tu­ré, se cachent bien le tra­vail de nom­breuses femmes, dont celui de l’incroyable Sylvia Beach, essen­tielle pour éta­blir James Joyce comme l’un des auteurs les plus influents du XXe siècle. 

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