Cinquante ans jour pour jour après le procès de Bobigny, dans lequel Gisèle Halimi a prononcé sa plaidoirie historique en faveur de l’avortement, le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis a rendu « femmage » à l’avocate et militante féministe en apposant une plaque à son effigie dans l’ancien tribunal.
La salle d’audience est restée dans son jus. Le mobilier en formica, vestige des années 70, n’a pratiquement pas bougé. Seuls les murs défraîchis et la moquette élimée nous rappellent que nous sommes ici dans l’ancien tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis), qui ne sert plus depuis 1987, année de l’inauguration de l’actuel palais de justice.
Aujourd’hui, le bâtiment, niché au cœur de l’ancienne cité administrative du parc départemental de la Bergère, est bien isolé dans ce secteur en pleine restructuration. Pourtant, le 8 novembre 1972, s’est déroulé dans l’une de ses trois salles correctionnelles, le procès historique de l’avortement qui a contribué, au même titre que le manifeste des 343 paru dans L'Obs en 1971, à faire basculer l'opinion en faveur du droit à l'avortement.
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Cinquante ans jour pour jour après cette audience, l’ancien tribunal a rouvert ses portes. Une plaque au nom de l’avocate féministe Gisèle Halimi y a été dévoilé ce 8 novembre par Stéphane Troussel, président (PS) du Département de la Seine-Saint-Denis en présence d’élu·es, de juristes, de militantes féministes et de l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira. « Nous souhaitons rendre femmage à cette femme et à son combat pour l’avortement », explique Stéphane Troussel.
Conserver la mémoire du lieu
Gisèle Halimi est décédée le 28 juillet 2020, et sa cliente, Marie-Claire Chevalier, le 23 janvier 2022. Maintenant que les protagonistes du procès disparaissent peu à peu, ce lieu historique risquait de tomber dans l’oubli. Ces derniers temps, le bâtiment est occupé par le service des eaux et assainissement du département. Stéphane Troussel, voudrait conserver « la mémoire » de l'histoire judiciaire, politique et sociétale qui s'y est jouée en y installant dans les prochaines années un endroit dédié à la défense des droits des femmes.
L’histoire de la ville de Bobigny est intimement liée à ce procès historique. « Les deux sont indissociables, souligne Claire Dupoizat, adjointe au maire déléguée à la culture et à l’égalité entre les hommes et les femmes, interrogée par Causette. La dynamique du procès a entraîné une culture de lutte contre les violences faites aux femmes qui est toujours très vive dans le département. » Gisèle Halimi est d’ailleurs devenue à titre posthume en 2021 citoyenne d’honneur de la ville de Bobigny. « Nous militons pour sa panthéonisation [à laquelle l'Elysée se refuse] désormais », a lancé l’élue.
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Il faut s’imaginer, cinquante ans en arrière, Michèle Chevalier, Lucette Dubouchet, Renée Sausset et Micheline Bambuck assises à droite, sur le banc des accusés. Le 8 novembre 1972, ces quatre modestes employées de la RATP comparaissent ici devant la justice pour avoir aidé Marie-Claire, la fille de Michèle à avorter quelques semaines plus tôt. La jeune fille de 16 ans est tombée enceinte à la suite d’un viol. Son violeur, Daniel P., soupçonné d’avoir participé à un vol de voitures, est arrêté. Dans l’espoir que les policiers le laissent tranquille, il dénonce l’avortement de Marie-Claire. La jeune mineure et ses « complices » sont arrêtées et inculpées. Pour se défendre, elles choisissent l’avocate de renom et militante engagée pour le droit à l’avortement, Gisèle Halimi.
Le procès de Marie-Claire s’ouvre à huit clos le 11 octobre 1972 devant le tribunal pour enfants. Joseph Casanova, alors président du tribunal relaxe la jeune fille. Deux mois plus tard, s’ouvre celui des quatre « complices ». « Cette petite salle a été choisie plutôt que celle de la cour d’assises, car on voulait limiter le public », explique Hélène Caroux, historienne et chargée d’inventaire du patrimoine contemporain au conseil départemental.
Tribune contre l’interdiction de l’avortement
L’affaire s’est rapidement transformée, sous l’impulsion de Gisèle Halimi, en une véritable tribune contre l’interdiction de l’avortement. Dans la France des années 70, l’article 317 du code pénal de 1810 incrimine toujours l’avortement et les femmes qui y ont recours ainsi que les complices. Seules les femmes qui ont les moyens peuvent avorter à l'étranger. Les plus précaires comme Marie-Claire Chevalier doivent se résoudre à prendre de gros risques en avortant dans la clandestinité et dans des conditions sanitaires bien souvent désastreuses.
Le procès, abondamment couvert par les médias de l’époque, soulève ces inégalités et amplifie la mobilisation pour le droit à l’avortement. Une mobilisation qui monte en puissance depuis quelques années déjà, portée notamment par les féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF). Grâce en partie à la plaidoirie flamboyante de Gisèle Halimi qui fait voler en éclats une loi d’un autre âge, Michèle Chevalier est condamnée à 500 francs d’amende avec sursis. Un an de prison avec sursis pour Micheline Bambuck tandis que Lucette Dubouchet et Renée Sausset sont relaxées. Elles encouraient jusqu’à cinq ans de prison. Le retentissement médiatique, sociétal et politique du procès de 1972 a révélé le changement progressif des mentalités en France et ouvert la voie à l’accès à l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Deux ans plus tard, le Parlement adopte la loi Veil qui légalise l’IVG.
Inscrire l’IVG dans le marbre
Cinquante ans plus tard, difficile d’imaginer là où vivotent désormais des herbes folles, la scène de liesse qui s’est produite devant le tribunal. « Ce procès exemplaire a marqué l’histoire de nos luttes en arrachant la première des libertés, le droit à disposer de son corps », souligne Maria Cornaz-Bassoli, secrétaire nationale de l’association fondée par Gisèle Halimi, Choisir la cause des femmes.
L’hommage à Gisèle Halimi a également été l’occasion de rappeler l’importance de protéger aujourd’hui le droit à l’avortement. « C’est toujours un procès d’actualité », soutient Nathalie Recoules, vice-présidente du tribunal de grande instance de Bobigny en énonçant la liste des pays où le droit à l’interruption volontaire de grossesse est encore, ou à nouveau, interdit. L’occasion aussi de militer au passage pour la panthéonisation de Gisèle Halimi ainsi que pour l’inscription de l’IVG dans le marbre de la Constitution. « Il faut continuer le combat de Gisèle Halimi, la lutte n’est pas terminée et il ne faut jamais relâcher notre attention quant aux droits des femmes », lance Stéphane Troussel, président du Département de la Seine-Saint-Denis.
Quelques minutes avant le dévoilement de la plaque commémorative, l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira a pris la parole pour évoquer le combat de son amie Gisèle. « Elle a fait entrer la société, et son sexisme bien confortablement installé, dans cette cour d’audience, a‑t-elle déclaré, émue. Elle a montré que le droit est une matière vivante qui doit s’adapter à l’évolution de notre société. En cela, elle m’inspire encore, elle nous inspire encore. »
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