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Vincent Bodier donne des cours de coguidage à Toulouse. © Simon Renou

Danse de couple : le cogui­dage, cette pra­tique qui pul­vé­rise les rôles genrés

Est-ce que la danse de couple doit forcément être guidée par un homme et suivie par une femme ? À Toulouse, la réponse est non. A rebours des traditions patriarcales, des cours de danse forró en coguidage sont un terrain idéal pour expérimenter un rapport charnel à l’égalité. Reportage.

Musique brésilienne et corps chaloupant… L’ambiance est festive quartier saint-cyprien, au cœur de la ville rose. Le cours de forró de Vincent Bodier a déjà commencé. Ce n’est pas encore les fêtes mais une vingtaine de personnes se déhanchent déjà à la Candela, lieu connu des toulousains afficionados des danses de couples. La particularité de cet atelier ? L’apprentissage de Vincent est basé sur le coguidage. « Au lieu d’être un monologue, la danse devient une discussion. Cela transforme complètement nos interactions », affirme ce trentenaire anciennement joueur de poker professionnel. « À l’origine du forró, le lead guide et le follow suit », précise le professeur. « En coguidage, l’un propose le mouvement et l’autre est libre d’interpréter à sa guise. Et quand on est bon, on ne sait même plus qui guide et qui suit ! » s’enthousiasme ce Toulousain qui ose bouger les lignes.

Au début, Vincent transmettait sa danse à l’ancienne. « "Les garçons vous faites ainsi, les filles comme cela…", imite-t-il. Après des cours de pédagogie, j’ai découvert la méthode des précurseuses Sarah Colings, Sheila Santos, Camilla Alves… » Le forró est une danse populaire apparue dans les villages du Nordeste au Brésil au début du XXème siècle puis s’est popularisé dans le reste du pays. Le coguidage est apparu il y a quelques années seulement en même temps que la mondialisation de la pratique. Il devient de plus en plus populaire dans les festivals et de nombreuses passes ont été ajoutées aux mouvements classiques des origines.

Une pratique qui contraste avec la récente polémique ayant touché les cours de de danse de salon de Sciences Po Paris. La professeure a démissionné à la suite d'accusations de sexisme de la part d’étudiant·es, du type « deux femmes qui dansent ensemble, c'est moche ». L’IEP parisien a dénoncé sur Twitter « des propos sexistes, discriminatoires, dégradants et minimisant les violences sexistes et sexuelles ». La professeure a quant à elle rétorqué dans les colonnes du Figaro Étudiant : « Je ne veux pas utiliser “leader” et “follower”. Sinon, c’est considérer qu’il y a une notion de soumission entre les deux rôles… » Pour Vincent, le concept de coguidage va bien au-delà. « Canaliser cette pression de performance, ce truc d’être l’homme et de devoir meubler… Ça a été une révolution pour moi et je n’ai plus voulu transmettre autrement que comme cela. »

Des femmes guidant des hommes

« Aujourd’hui, nous allons étudier la caminada en mode roots », lance Vincent à ses élèves. À l’instar d’un cours classique, le professeur montre la passe à ses élèves qui répètent le mouvement. L’originalité ici, c’est que chacun essaye le mouvement en tant que lead, puis en tant que follow. Cela ajoute de la difficulté mais après plusieurs essais, chacun semble maîtriser le pas. Jovial, Francisco justifie son choix d’étudier avec Vincent : « En connaissant les pas du follow, je peux mieux guider par la suite. J’apprends aussi à être plus sensible à l’autre. J’avais l’habitude de serrer trop fort la personne avec qui je dansais. Je m’en suis rendu compte en dansant avec un autre homme. Maintenant, je suis moins rigide. »

Lors de son apprentissage, Vincent rappelle : « Si vous souhaitez faire tourner votre follow, vous présentez votre main. Vous ne l’obligez pas à faire le mouvement, au risque de lui faire une clé de bras… » L’air entendu, certaines femmes acquiescent. « Mon objectif est de rendre les leaders plus doux et les follows plus entreprenants », justifie-t-il. La stratégie semble gagnante même si tout n’est pas joué. « Je préfère être guidée par des femmes », avoue Lucile, un grand sourire aux lèvres. « Bien sûr, cela dépend des personnes mais les filles sont pour la plupart moins directives en tant que lead. Les hommes se laissent aussi moins faire en tant que follow » se désole-t-elle.

Octave en a lui aussi fait les frais. « En bal de danse traditionnelle, j’ai déjà subi un partenaire homme pas du tout à l’écoute. J’ai même dû arrêter la danse sur le coup. » Heureusement, cela ne l’a pas refroidi des hommes pour autant. « Oui je préfère danser avec les femmes mais j’aime bien danser avec les hommes aussi. En tant que follow, j’aime me laisser porter, me livrer au mouvement proposé. Cela fait du bien et permet de rentrer dans l’univers de l’autre. » À propos des normes hétéros dans la danse, Francisco confie : « Lorsqu’on m’a proposé de danser avec un homme, j’y allais un peu à reculons mais c’est absurde. Faire un câlin à un autre homme, cela ne veut rien dire… Avec les cours de Vincent, je me suis détendu et cela me va très bien très guidé par une femme, ou par un homme. »

Attention au consentement

Le cours est terminé et la soirée se poursuit par un bal où les habitué·es sont invité·es à rejoindre le groupe d’apprenant. Si l’ensemble des hommes m’ont déclaré préférer danser avec des femmes, dans les faits, ils dansent aussi entre eux. Je remarque que leurs mouvements sont d’ailleurs plus énergiques que lorsque deux femmes dansent ensemble. Une danseuse en invite une autre : « Est-ce que tu veux guider ? ». Lucile m’explique qu’en bal, le coguidage rend plus égalitaires les rapports entre les sexes. « Maintenant, je peux choisir avec qui je danse, s’enthousiasme-t-elle. Auparavant, si personne ne m’invitait, je restais faire le piquet toute la danse. Désormais, je m’autorise à inviter et cela change tout. » Cjern, elle, danse depuis deux ans dans les cours de Vincent. Avant, elle dansait la salsa mais cela ne lui a pas plu. « Je ne vois pas pourquoi ce serait forcément aux hommes de choisir les mouvements », s’émeut-elle.

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Les femmes sont connues pour être plus réceptives et moins directives dans leurs guidage. © Simon Renou

Cjern fait valoir que les questions d’égalité genrées ne se manifestent pas seulement dans le guidage. « Vincent est très sensible aux questions de harcèlement discret », témoigne-t-elle. « Respecter l’espace de chacun, que ce soit au niveau du toucher ou du souffle, cela vaut surtout pour les hommes, déplore-t-elle. Mais c’est chouette d’entendre cela en tant que femme. » 

Évidemment, les oppressions sexuelles ne s’arrêtent pas à l’entrée des bals. Octave est lui aussi très sensible à ces questions : « Quand je ne connais pas la personne, et même souvent lorsque je la connais, je lui demande si elle souhaite qu’on soit collé en abrasso. Être à l’écoute du consentement de l’autre, cela demande d’éveiller ma sensibilité à chaque instant. »

"Éropolitique"

Dans son livre La conversation des sexes, philosophie du consentement, la philosophe Manon Garcia appelle à érotiser l’égalité. Pour elle, le patriarcat « empêche les partenaires de se reconnaitre mutuellement comme sujet de désir et de plaisir, (…) de considérer la personne non comme un moyen, mais comme une fin. » Dans Des Paillettes sur le compost, la philosophe écoféministe Myriam Bahaffou créé le néologisme éropolitique. Le plaisir y sert « un but politique de renversement féministe ». La danse de couple en coguidage n’est-elle pas un terrain idéal pour expérimenter un rapport charnel de l’égalité ? Une révolution féministe ?

A la fin du cours, Florence me lance : « Je vais passer pour la mauvaise féministe mais moi je n’aime pas guider. Ici, c’est un des rares endroits où je peux lâcher prise. Dans la journée je suis institutrice. J’ai trop de charge mentale avec tous ces enfants à m’occuper. » Elle ajoute : « Dans l’intimité, c’est comme dans la danse. Si j’ai l’énergie, je veux bien prendre l’initiative. Mais j’adore quand je n’ai aucune décision à prendre. »

Penser de nouveaux rapports sociaux dans la danse de couple ne semble pas imposer aux participants une idéologie ou une manière de faire. Au contraire, c’est laisser le choix aux participants de choisir comment ils et elles souhaitent relationner, en dehors des normes de genre. Vincent Bodier assume sa portée politique : « Si dans mes cours ou dans mes bals, je n’ai pas de soucis à danser avec un homme ou être guidé par une femme, c’est une forme de militantisme. Transmettre et sensibiliser à ce que tout cela soit possible, c’est mon action à moi. »

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