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© Lokz Phoenix pour Causette

Série d’été « familles » 8/​8 : les mer­veilleuses aven­tures de l'oncle Jean

La famille. Celle qu’on subit, celle qu’on ché­rit, celle qui se brise ou celle qu’on rafis­tole. Tout au long de l’été, chaque ven­dre­di, Causette plonge au cœur de vos récits de lignées et d’hérédités. Dans ce hui­tième épi­sode et der­nier épi­sode, Manon raconte les aven­tures de son oncle Jean, le « per­son­nage » de sa famille.

"Toute famille a ses spé­ci­mens. Des fortes per­son­na­li­tés, des indi­vi­dus rocam­bo­lesques ou dif­fé­rents, rares donc pré­cieux. Dans la mienne, il s’agit de mon oncle Jean, le demi-​frère de ma mère. 

Jean a eu mille vies, mille pas­sions, mille acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles, pas mille femmes mais presque. A peine son désir accom­pli, il se lasse et doit s’en trou­ver un nou­veau pour ne pas dépé­rir. Je crois qu’au fond, Jean trompe une mélan­co­lie intrin­sèque par des pro­jets inédits tout azimut.

Le cou­sin ger­main de Jean s’appelle Jean et ils sont nés à quelques mois d’écart en 1942. Il faut dire qu’à l’époque, Jean était de loin le pré­nom le plus coté et que cha­cune des sœurs enceintes se trou­vait de part et d’autre de la Méditerranée. Installée en zone libre dans le sud-​est de la France, ma grand-​mère avait bien envoyé à son aînée une lettre lui révé­lant le pré­nom qu’elle avait don­né à son deuxième enfant et pre­mier fils. Mais le temps que la mis­sive par­vienne jusqu’en Algérie, ralen­tie par la guerre, le cou­sin Jean était déjà né et ins­crit à l’état civil. Cette anec­dote n’explique en rien les tri­bu­la­tions de mon Jean à moi mais je l’aime bien. Peut-​être parce qu’elle ins­crit l’histoire de ma famille dans la grande. L’Histoire avec un grand H, c’est aus­si celle qui fera mou­rir le père de Jean, che­mi­not, à la suite de l’attaque d’une voie fer­rée par des résis­tants à l’occupation italienne. 

Après la guerre, ma grand-​mère élève seule ses deux enfants à Toulon, avant de ren­con­trer mon grand-​père, l’homme avec qui elle aura ma mère au début des années 50. Jean est un enfant mali­cieux et rêveur, le même que l’adulte qu’il est en fait deve­nu. A 15 ans, il se fait coiffe les che­veux en banane pour res­sem­bler à Elvis Presley et se la teint en blond avec de l’eau oxy­gé­née. A son réveil le matin sui­vant, la banane gise sur l’oreiller – il avait sans doute trop for­cé sur l’eau oxy­gé­née. Comme de nom­breux jeunes hommes du coin, il s’engage sur les chan­tiers navals de la Seyne-​sur-​Mer – il y for­ge­ra ses idéaux com­mu­nistes en péné­trant le milieu syn­di­cal ouvrier – avant d’intégrer la marine mar­chande. Il rap­por­te­ra de ses mis­sions en Afrique des ciga­rettes de contre­bande des­ti­nées à un juteux petit tra­fic en France mais aus­si un petit singe empor­té en douce de ses supé­rieurs dans l’intérieur de sa veste. Petit singe qui devien­dra bien encom­brant au bout de quelques mois et qu’il finit par confier à ma grand-​mère. C’est à peu près à ce moment-​là qu’il ren­con­tra Nicole, son pre­mier grand amour séduite grâce à des séré­nades révo­lu­tion­naires. Nicole était issue d’une grande famille ouvrière par­ti­cu­liè­re­ment active sur le front des droits des cols bleus. 

2cv et pied de grue

Ses explo­ra­tions mari­times sur les grands car­gos de com­merce lui don­nèrent un cer­tain goût des flots. Il mit alors toutes ses éco­no­mies dans l’achat d’un voi­lier pour offrir de nou­veaux hori­zons à Nicole mais le fier mono­coque qui mouillait à la Seyne ne dépas­sa jamais la baie de Saint-​Mandrier, à trois kilo­mètres, avec Jean à la barre. Au bout de quelques ten­ta­tives infruc­tueuses pour faire voguer l’engin sur la mer d’huile varoise, mon oncle pré­fé­ra répondre à l’appel d’un bon cama­rade lui pro­po­sant de rejoindre l’Inde en 2cv. C’était le début des années 70 et tout sem­blait pos­sible à qui s’en don­nait les moyens.

Arrivés en Anatolie je ne sais par quelle grâce divine, les deux com­pères se sépa­rèrent : le vague à l’âme avait sou­dain sai­si le coeur de Jean, qui déci­da de rejoindre Nicole à Majorque, où elle pas­sait des vacances avec des amis beat­niks autoch­tones. Le pro­blème, c’est qu’il vou­lait lui faire la sur­prise, sans savoir que l’adresse à laquelle il lui écri­vait depuis qu’elle était par­tie ne cor­res­pon­dait qu’à une boîte-​aux-​lettres de ville. Comme il n’avait aucun moyen de trou­ver la mai­son de cam­pagne où vivaient ces baba cools, il fit un pied de grue par­ti­cu­liè­re­ment patient devant la boîte-​aux-​lettres. Au bout de trois jours, Nicole et ses amis vinrent rele­ver le cour­rier et, de mémoire, les retrou­vailles n’en furent que plus belles.

Probablement parce qu’ils étaient trop jeunes, Jean et Nicole ne res­tèrent pas très long­temps ensemble après la nais­sance de mes cou­sins. Jean enchaî­na alors les pas­sades et les métiers. Il fut tour-​à-​tour épi­cier, maraî­cher, éle­veur de cailles, éle­veur de shar-​peï. Oui, ces chiens plis­sés, affec­tueux et malodorants. 

Vengeresse fro­ma­gère

A un moment, il se mit avec une fro­ma­gère et se lan­ça avec elle dans le fro­mage de chèvres. J’ai quelques sou­ve­nirs de Nathalie, notam­ment parce qu’elle ravis­sait l’enfant que j’étais avec ses chèvres frais. Mais Nathalie est celle par qui le drame a failli péné­trer dans notre famille. Vagabond, volage, séduc­teur, Jean se las­sa de Nathalie au pro­fit d’Irma, avec qui il est encore aujourd’hui. Il rom­pit. Mais Nathalie cher­cha par tous les moyens de le rete­nir, un com­por­te­ment qui aujourd’hui pour­rait aisé­ment être qua­li­fié de har­cè­le­ment. Un jour, elle l’appela, pré­tex­tant une fuite d’eau dans sa mai­son. Jean s’y rend, elle lui offre un verre et ensuite, c’est le trou noir. Trou noir jusqu’au moment où Jean se réveille en suf­fo­quant, coin­cé dans une voi­ture en feu. Il par­vient à déta­cher ses mains liées et à ouvrir la fenêtre côté pas­sa­ger pour s’exfiltrer du véhi­cule. Il court au tra­vers une sorte de plaine iso­lée avant de voir au loin la voi­ture exploser.

Mon oncle n’a jamais vou­lu por­ter plainte - « Tu com­prends, c’est de ma faute, elle était amou­reuse et je suis par­ti pour une autre. » Depuis, Jean a trou­vé une sta­bi­li­té de vie avec Irma, le couple pour­suit une douce vie dans la cam­pagne du Vaucluse, entou­ré de petits-​enfants, de chats, de per­ruches et de dindes. Car oui, Jean élève désor­mais des dindes.

Je ne vous ai racon­té là qu’une infime par­tie de ses aven­tures. Si je l’aime tant, c’est parce qu’à bien­tôt 80 ans, il a conser­vé cet élan de vie rare, mal­gré les épreuves qui n’ont pas man­qué de se pré­sen­ter, et nour­rit tou­jours de fabu­leux plans sur la comète pour entre­prendre et pro­fi­ter au mieux de ce que la vie a à nous offrir. Il est reve­nu du com­mu­nisme, on peut même dire qu’il s’est un peu droi­ti­sé, même s’il pré­fère dire qu’il a plu­tôt « rai­son­né ». Néanmoins, je crois que le secret de son bon­heur, il l’ignore lui-​même : c’est la géné­ro­si­té avec laquelle il donne à tous les gens qu’il aime, des proches comme des per­sonnes tout juste ren­con­trées mais qui l’ont tou­ché. Comme s’il sou­hai­tait incons­ciem­ment don­ner la pos­si­bi­li­té aux autres de voir la vie aus­si vaste que lui la voit. Et je me demande : dans notre quo­ti­dien connec­té et effré­né, y a‑t-​il encore aujourd’hui des gens qui vivent aus­si fort que Jean ?"

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