Les historiens Yves Denéchère et Fabio Macedo, qui viennent de publier une étude détonante sur l'ampleur des pratiques illicites dans les adoptions internationales, répondent aux questions de Causette.
En matière d'adoption à l'international, « on peut s’interroger sur l’ordinaire des pratiques illicites et leur caractère systémique », énoncent, dans leur étude historique sur les pratiques illicites dans l'adoption internationale en France, Yves Denéchère et Fabio Macedo. Respectivement directeur et chercheur postdoctorant au laboratoire Temps, Mondes, Société du CNRS, rattaché à l'université d'Angers, les deux historiens ont signé une convention en décembre 2021 avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères pour le cofinancement de cette étude.
L'enjeu pour ces spécialistes de l'histoire de l'adoption internationale : faire la lumière sur les récurrents soupçons de trafics d'enfants, de falsifications de documents, d'irrégularités dans des procédures censées être supervisées par un service dédié du Quai d'Orsay, la Mission de l'adoption internationale. Leur travail, sur plus de 9 600 pages d'archives, leur permet désormais d'affirmer que de nombreuses adoptions illicites ont eu lieu dans plus d’une vingtaine de pays depuis 1979. Et ce malgré les alertes régulièrement adressées par les services consulaires au ministère des affaires étrangères.
Alors qu'en novembre, la France a annoncé une mission d'inspection sur le sujet, et qu'en octobre, l'ONU affirmait que dans certains cas les plus graves, les pratiques illégales de l'adoption à l'international pouvaient relever de crimes contre l'humanité, Causette s'est entretenue avec les auteurs de cette étude, qui donne des arguments aux associations françaises de personnes adoptées réclamant justice.
Causette : Vous êtes spécialisés sur les thématiques d'adoption. En lançant votre étude, vous attendiez-vous à l'ampleur des dysfonctionnements soulevés par les documents auxquels vous avez eu accès ?
Yves Denéchère : On ne peut pas dire que l'ampleur nous ait étonnés comme nous sommes rodés à ces questions. En revanche, ce qui est sûr, c'est que quand on documente, pays après pays, période après période, tous ces signalements de pratiques illicites pointés par les services consulaires, on ne peut que s'interroger sur le caractère systémique de ces pratiques. Dire « systémique » ne veut pas dire « généralisé » mais cela interroge sur la manière dont le système des adoptions internationales est propice ou génère ce type de dérives.
Fabio Macedo : Oui, nous n'avons pas été vraiment surpris par la litanie de pratiques illicites rencontrées dans ces archives, mais derrière se pose cette question, effectivement, de ce qui constitue les défaillances du système.
La difficulté dans l'analyse de ces affaires d'adoption ne réside-t-elle pas dans le flou régnant autour du distingo entre pratiques illicites et pratiques carrément illégales ? D'autant qu'en la matière, on est confrontés à la fois au droit du pays d'origine et à celui du pays d'accueil ?
Y.D. : C'est exact, d'autant que les normes et le droit varient au fil du temps. Il existe des pratiques qui ne sont pas conformes à ces normes : voilà la définition des pratiques illicites. Cela peut aller d'irrégularités jusqu'à des crimes. Pour avoir une image complète du tableau, il faut rappeler que la majorité des adoptions vers la France se sont faites pendant des années via des démarches individuelles, en dehors des OAA [Organismes autorisés pour l'adoption]. En 1992, cela représente par exemple 70 % du total des adoptions recensées.
F.M. : Dans les archives que nous avons étudiées, il y a deux types de pratiques illicites auxquels nous avons été le plus confrontés. D'une part, il y a le problème autour du consentement à l'abandon des parents biologiques et donc de l'accord de la mère biologique au principe même d'adoption, qu'elle peut mal comprendre [Dans notre enquête sur Les Enfants de Miséricorde, nous avions ainsi recueilli le témoignage d'Askale, une mère éthiopienne qui avait cru confier ses filles temporairement à une association, ndlr]. C'est un problème très sérieux qui va se dérouler en amont de l'adoption.
Le deuxième problème qui accompagne généralement le premier, c'est la falsification des documents d'état civil. Cela peut aller jusqu'au vol d'enfants, via des filières totalement organisées autour du trafic d'enfants, avec des kidnappings. Il existe aussi le phénomène d'achat d'enfants à leur famille miséreuse.
Enfin, il y a toute une série de choses qui ne sont certes pas anodines mais qui ne relèvent pas de crimes, par exemple, le fait de faire entrer sur le territoire français des enfants sans visa d'adoption [situation qui, la plupart du temps, se soldera par une régularisation dans l'intérêt de l'enfant, ndlr].
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Vous montrez grâce aux archives que les services consulaires ont, pendant des années, fait remonter leurs doutes auprès du ministère des affaires étrangères sur tel ou tel OAA, ou tel ou tel intermédiaire, mais que ce n'est pas toujours suivi d'effets. Comment vous expliquez ce laisser-faire ?
Y.D. : Je pense que les différents responsables des ministères des affaires étrangères qui se sont succédé ont été dans la difficulté de définir si, dans les cas qui leur étaient remontés, on avait affaire à un dysfonctionnement isolé ou à quelque chose de plus global, pouvant entraîner la fermeture de l'adoption internationale dans un pays.
Il ne faut pas perdre du vue que chaque acteur de l'adoption est dans sa propre logique et, incontestablement, les autorités françaises ont été soumises à des pressions importantes de la part des associations d'adoptants, parfois de la part des OAA, pour faire en sorte de ne pas prendre telle ou telle décision.
Comment vous expliquez que l'État vous ait laissé consulter des documents qui le mettent dans une position délicate ?
Y.D. : Le droit de consulter des archives relève du Code du patrimoine. Tout citoyen et tout chercheur a fortiori a le droit de consulter des archives en respectant les normes de consultation de celles-ci. Un certain nombre de ces archives ne sont consultables que sur dérogation.
F.M. : La plupart de nos demandes de dérogation ont été accordées par les archives diplomatiques. Mais pour d'autres archives publiques conservées aux archives nationales, on a obtenu moins de la moitié de réponses positives, et nous continuons d'attendre. Mais cela fait partie du métier d'historien, on a plus ou moins l'habitude et cela ne diffère pas de nos travaux précédents.
Ce que vous pointez, c'est qu'en ce qui concerne les raisons de ces pratiques, il y a d'une part la détresse de personnes dans les pays riches qui ne peuvent pas avoir d'enfants, la posture de « sauveur blanc » de certains organismes d'adoption et le mercantilisme de ces enfants…
Y.D. : Un certain nombre d'acteurs de l'adoption, notamment intermédiaires et OAA, sont mus par des motivations religieuses, philosophiques, idéologiques. Il s'agit de sauver des enfants, et ce, j'ai presque envie de dire à tout prix, et à ce moment-là, la fin justifie un peu les moyens. Si on sauve un enfant, qu'est-ce qu'on vient nous embêter en nous parlant d'irrégularité, parce qu'il manque tel papier ou tel autre ?
Le deuxième point, c'est effectivement l'argent. À partir du moment où la demande crée l'offre, la demande d'enfants des pays occidentaux, notamment en France, crée l'offre d'enfants adoptables à l'étranger. La place de l'argent est délétère car de là découle un vrai problème avec des intermédiaires qui flairent le business et cela crée toutes sortes de dérives.
Votre étude s'inscrit dans une période de revendications de la part de collectifs de personnes adoptées…
Y.D. : Ce qui est remarquable, c'est que ces personnes concernées font souvent un travail important de recherche, pour mettre au jour, justement, les pratiques illicites qui ont pesé sur leur destin. Elles redeviennent ainsi actrices de leur propre histoire et c'est grâce à leur mobilisation que les médias s'intéressent au sujet.
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Est-ce que des adoptions réalisées dans les règles sont possibles, selon vous ?
Y.D. : De notre point de vue, beaucoup d'adoptions ont été réalisées sans être entachées de pratiques illicites, et heureusement. La convention de La Haye, qui date de 1993, a fixé à l'échelle du monde un certain nombre de règles, de critères, de normes, et on peut dire que quand ces critères sont remplis, on a affaire à des adoptions internationales propres.
F.M. : J'aime bien prendre l'exemple du cas brésilien : avant le début des années 90, il était difficile pour un étranger d'y adopter sans que le dossier soit entaché d'irrégularités plus ou moins grandes. Mais ensuite, l'État brésilien, sous pression de la société civile, va réorganiser tous les systèmes d'adoption du pays, va restructurer de fond en comble. Très honnêtement, après cela et notamment à partir des années 2000, la possibilité pour qu'un étranger adoptant soit confronté à des irrégularités est tombée à presque zéro.
Récemment, l'OAA Rayon de soleil de l'enfant étranger s'est vu retirer son habilitation par le Quai d'Orsay pour le Chili et la Corée du Sud. Vous ne dénombrez que cinq autres cas depuis 1999 dans votre étude…
Y.D. : C'est peu car il est clair que, comme nous le démontrons dans notre étude, le ministère des affaires étrangères aurait pu, à plusieurs reprises, prendre davantage de sanctions vis-à-vis des OAA.
Mais au-delà des OAA, les dysfonctionnements concernent beaucoup l'adoption directe individuelle. Il a très honnêtement manqué d'actions plus fermes de la part de l'État français. C'est-à-dire qu'à partir du moment où, dans un pays donné, ou dans une région précise d'un pays, sont rapportés des cas de trafics d'enfants, il aurait fallu une attitude plus ferme annonçant la fermeture des adoptions sans attendre les autorités de ces pays-là.
Pour autant, et notamment depuis que l'ONU a évoqué cet automne des cas possibles de crimes contre l'humanité, il semblerait que nous assistions à un moment où l'on prend enfin la mesure de la gravité de ces pratiques. Qu'en pensez-vous ?
Y.D. : Oui, il y a certainement un « moment » qui s'explique très facilement par un effet générationnel. De grosses cohortes d'enfants adoptés dans les années 80–90 ont atteint l'âge adulte, voire l'âge où ils vont être parents à leur tour, et s'interrogent évidemment sur leurs origines. Leurs recherches les amènent à découvrir des pratiques illicites et ils s'organisent en collectifs ou associations.
Ces mouvements obligent les États à s'interroger sur leurs responsabilités, comme on a pu le voir ces dernières années en Irlande, en Suisse, aux Pays-Bas et en France désormais, avec cette mission d'inspection interministérielle décidée à l'automne.
En 2011, quand j'ai écrit mon ouvrage sur l'histoire de l'adoption internationale en France, j'ai évoqué les pratiques illicites dans de très nombreux chapitres. Mais cela n'a pas eu d'écho, sans doute parce que le moment n'était pas le bon, contrairement à maintenant.
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